«Vijd – Het verdriet van het Lam Gods»: La famille Vijd
Dans Vijd, Jonas Bruyneel brosse l’ascension et la chute d’une famille colorée en Flandre bourguignonne. Il le fait avec le souci de la précision et du détail historique, dans un langage sensoriel qui évoque fort bien la fin du Moyen Âge.
«L’odeur de la perte»
Joos
se souvenait de l’odeur des moutons. Il se tenait au milieu de
l’espace encore nu, juste sous la voûte d’arête, et la seule
chose à laquelle il était capable de penser, c’était à l’odeur
de la laine humide. À ce troupeau égaré qui, après une tempête,
s’était rassemblé sur l’un des rares morceaux de terre
épargnés. Et lui qui était là, avec son père, effaré.
Son
père avait toujours su quoi faire en toute situation. Mais il avait
scruté la plaine inondée, avait humé l’air et lui avait dit:
«Joos, c’est l’odeur de la perte.» À présent, seul au milieu
de cette construction presque achevée qui devait devenir sa
chapelle, il n’arrivait pas à sentir autre chose que cette odeur.
L’odeur des moutons mouillés. L’odeur de la perte.
Son regard suivit les nervures de la voûte. Dans le faîtage, il essaya de distinguer les armoiries de sa famille, les Vijd, et de celle d’Elisabeth, les Borluut. Ses yeux n’étaient plus aussi bons qu’autrefois.
Joos
entendit des pas. Tout à l’heure, lui aussi sortirait par la nef,
quitterait l’église Saint-Jean, se fondrait dans les bruits de la
ville. Il passerait par le beffroi pour rejoindre le port. Encore un
endroit qui lui rappelait son père. Où son père lui avait montré
le chemin dans l’agitation. Dans cette cohue de mesureurs de blé,
de marchands et de bateliers.
Ici,
le calme régnait. Ici, il pouvait être seul. Elisabeth trouvait la
paix parmi les poiriers, les pommiers, les pruniers et les sureaux de
leur jardin. Lui, il avait besoin de cette voûte.
La
lumière, pénétrant à travers le vitrail, projeta une multitude de
couleurs et de nuances sur le sol. Il se tenait au beau milieu et vit
à ses pieds la façon dont son ombre déviait la lumière. Joos
aurait aimé pouvoir laisser ici cette ombre. Une partie de lui-même
qui prouverait à jamais qu’il avait été ici. Qu’il avait
existé.
Qu’il
avait construit ceci, cet espace où les grains de résine et la
fumée des cierges chassaient de sa mémoire l’odeur des moutons.
Il avait construit ceci. À la force de son travail et de sa volonté.
De son chagrin et de son impuissance. C’était à lui, à eux, à
Elisabeth et lui. Tout comme la chapelle de l’église Saint-Martin,
à Beveren, était à sa mère et à son père.
La perfection se trouve dans de petites choses
Joos
Vijd et son épouse Elisabeth visitent l’atelier où Hubert van
Eyck travaille à L’Agneau
mystique.
Il
devait prendre en compte Johannes van Impe et Joos, mais il cachait
aussi dans le tableau des clins d’œil qui ne pouvaient venir que
de lui. Il travaillait pour son commanditaire, mais il avait appris
que, pour réaliser la meilleure œuvre qui soit, il devait creuser
en lui-même. Qu’il n’avait pas seulement la permission de copier
le monde, mais qu’il devait en mettre l’âme à nu.
Il
remarqua que la femme de Joos demeurait à distance. Elle avait de
meilleurs yeux que son mari. Hubert vit qu’Elisabeth étudiait le
jardin. Des sapins argentés. Des arbres qui ne changeaient jamais de
couleur et ne perdaient jamais leurs aiguilles. Qu’elle observait
les fleurs de printemps et reconnaissait probablement des herbes
médicinales qu’elle trouvait aussi dans son propre jardin.
Il
remarqua que Joos cherchait des détails, mais qu’Elisabeth
semblait mieux comprendre que lui qu’il s’agissait d’un tout,
dont aucun personnage, plante ou animal ne racontait quoi que ce soit
sans ce qui l’entourait.
© Lukas - «Art in Flanders».
Hubert
était fin observateur. Il avait appris à lire et à disséquer le
monde. Et cela valait aussi pour les gens. Ce vieux couple qui
dominait sa vie aujourd’hui n’en comprenait pas la moitié.
Lui-même n’avait pas peur de la mort. Il savait que son œuvre le
gardait en vie. Mais si le désir de survivre était directement
proportionnel à la peur de mourir, alors ces deux-là devaient vivre
dans la peur constante de la mort.
Elisabeth
lui semblait être une femme intelligente. Les questions qu’elle
posait le confirmaient. Hubert lui montra les petites feuilles des
fraisiers des bois et du trèfle blanc. Sa visiteuse suivait sa main
tendue, qui passait devant son mari.
«Toujours
par trois, lui expliqua-t-il. Pour montrer que la perfection n’est
pas nécessairement grandiose.»
Qu’on pouvait la trouver dans les petites choses, lui dit-il encore, ces choses qu’elle voyait tous les jours sans vraiment les regarder. Et que ces plantes se rapprochaient bien plus du divin qu’elle ne pourrait jamais y prétendre en tant qu’être humain.
Elisabeth hocha la tête. Il connaissait le grand chagrin de leur vie, à savoir que leur famille s’éteindrait avec l’homme qui à présent reculait d’un pas et respirait lourdement. Cela aussi, il voulait le dire dans le retable: sous toute cette grandeur se cachait l’impuissance.
Elle le sentait. Il le voyait à la façon dont ses épaules s’affaissaient légèrement et dont ses mains glissaient sans volonté le long de son corps. À la façon dont elle semblait compter chaque pétale. Il voulut lui montrer les sept feuilles des muguets, qui laissaient pendre leurs clochettes et étaient censés lui montrer que tout ce qu’elle signifiait ici représentait peu en fin de compte.