La fascination de Johannes Vermeer pour les femmes épistolières
Jusqu’au 4 juin 2023, le Rijksmuseum
d’Amsterdam propose la plus grande exposition Vermeer de tous les temps: vingt-huit tableaux venus du monde entier sont présentés ensemble, dont sept montrés pour la première fois au public néerlandais. L’autrice et historienne de l’art Gerdien Verschoor partage une réflexion personnelle sur l’œuvre de Vermeer. Dans ses peintures de femmes épistolières, Verschoor entend leurs plumes gratter le papier, dans un monde par ailleurs silencieux.
Maintenant que la grande exposition Vermeer à Amsterdam a ouvert ses portes, je suis, sans le vouloir, catapultée dans le passé. Nous sommes en septembre 2017 et j’ai le sentiment d’être entrée dans une exposition de merveilleux dioramas. Ils s’illuminent sur le fond sombre des murs, laissant entrevoir des intérieurs hollandais dans des cadres d’ébène épurée ou d’or éclatant.
Les salles du musée sont bondées en ce dernier jour de la grande exposition Vermeer and the Masters of Genre Painting à Dublin. Je me mêle aux autres visiteurs: des ombres sombres qui chuchotent ou se frayent un chemin en silence dans les salles obscures du musée. L’éclairage magique donne, malgré la foule, l’impression que l’on peut être seul avec chaque tableau. Je prends le temps de disparaître dans chaque diorama, et les voilà: des femmes jouant d’un instrument de musique, des femmes debout devant un miroir apportant une dernière touche à leur toilette, des femmes tenant des cages à oiseaux. Des dames mangent des huîtres, épluchent des pommes, mettent des bas et les enlèvent. Un gentilhomme lève son verre. Un bébé est nourri au sein. Quelqu’un câline un chien, fait une sieste, lit un livre. Ici, un balai est appuyé contre un mur, là, des mules gisent sur le sol, là encore, des clés sont enfoncées dans une serrure.
Et puis, il y a les lettres! Des lettres sont scellées, remises, reçues. Des lettres sont attendues. Elles sont posées, dépliées sur la table, sont ouvertes, lues, chéries, froissées, il y en a même une qui finit par terre. Et des lettres sont écrites, comme ici, dans ce tableau de Vermeer: Femme écrivant une lettre et sa servante.
Son monde est une lettre
Elle est assise là, à la table, au bord de l’image et pourtant au milieu de celle-ci. La table est recouverte d’un tapis d’Orient rouge chaud à motifs colorés; devant la table se trouve une chaise à l’assise bleue, décalée par rapport à la table; sur le carrelage noir et blanc gisent une lettre froissée et un sceau de cire brisé. Derrière elle, on voit la servante qui regarde dehors, à travers la fenêtre aux carreaux colorés. La quasi-totalité du mur à l’arrière-plan est occupée par un grand tableau. J’ai du mal à distinguer la représentation, mais le catalogue vient à ma rescousse: il s’agit de Moïse trouvé dans son panier d’osier. À gauche, sur toute la hauteur de la pièce dans laquelle nous nous trouvons en compagnie des deux femmes: un rideau sombre écarté par une main invisible.
Tous ces détails, la femme attablée ne les voit pas. Son monde est une lettre. Elle est penchée sur une feuille de papier, une plume à la main, écrivant et écrivant et écrivant. Elle est concentrée sur sa plume, sur son papier. Des rougeurs sont apparues sur ses joues. Elle vient de froisser une lettre ratée, qui a atterri sur le sol carrelé en même temps que le sceau et le bâton de cire. J’imagine que dehors, une personne attend ses mots, une personne que la servante cherche silencieusement du regard. Dans un instant, elle se précipitera à l’extérieur, la lettre bien cachetée à la main. Elle le remettra au destinataire qu’elle seule peut voir.
Éloge des rêves
La poétesse polonaise Wisława Szymborska, prix Nobel de Littérature, aimait les Maîtres anciens. Son poème Éloge des rêves commence par ces mots: «En rêve / je peins comme Vermeer de Delft». Elle rêve et rêve et rêve. Elle rêve qu’elle parle couramment le grec –et pas seulement aux vivants. Dans ses rêves, elle conduit des voitures qui consentent à lui obéir. Elle écrit de grands poèmes. Lorsqu’elle tombe du toit, elle sait tomber mollement dans la verdure, elle n’a aucun mal à respirer sous l’eau, et lorsque la guerre éclate, elle change de côté. Elle voit deux soleils, et, parfaitement, un pingouin. Je parcours l’exposition, les mots du poème en tête, et je rêve.
Éloge des rêves par Wisława Szymborska
En rêve
je peins comme Vermeer de Delft.
Je parle couramment le grec
et pas seulement aux vivants.
Je conduis des voitures
qui consentent à m’obéir.
Je suis douée,
j’écris de grands poèmes.
J’entends des voix
aussi bien que des saints très sérieux.
Vous seriez étonnés
de ma vélocité au piano.
Je vole comme il se doit,
c’est-à-dire par moi-même.
Tombant du toit,
je sais tomber mollement dans la verdure.
Je n’ai aucun mal
à respirer sous l’eau.
Je ne me plains pas:
je suis parvenue à découvrir l’Atlantide.
Je me réjouis de savoir
me réveiller toujours avant la mort.
Sitôt la guerre éclatée,
je change de côté.
Je suis, mais sans être obligée,
un enfant de mon époque.
Il y a quelques années
j’ai vu deux soleils.
Et, avant-hier, un pingouin.
Parfaitement, comme je vous vois.
Tiré de Je ne sais quelles gens, traduit par Piotr Kaminski Fayard, 1997.
Si vous ne le souhaitez pas, ne regardez pas
À quoi rêvent toutes ces femmes écrivant leurs lettres? Les Maîtres anciens ont-ils peut-être peint leurs rêves, derrière les épistolières, sur les murs? Rêvent-elles du lit caché par des rideaux derrière leur bureau, et de l’homme caché dans ce lit, rêvent-elles d’un enfant comme Moïse dans son panier, rêvent-elles d’un voyage en mer? Ou bien rêvent-elles les unes des autres –de la manière dont elles correspondent? Qu’elles se rencontrent enfin? Lors de cette merveilleuse exposition, j’ai compté neuf tableaux représentant des femmes lisant ou écrivant une lettre –et le catalogue en contient encore davantage. Au Rijksmuseum sont exposés sept tableaux de Vermeer présentant des femmes avec des lettres.
on peut entendre les plumes de ces femmes gratter le papier dans un monde par ailleurs parfaitement silencieux
Peintes à Delft et Deventer, Haarlem ou Amsterdam, toutes ces épistolières de Vermeer et de ses contemporains ont été dispersées dans le monde entier. De l’intimité de leurs salons néerlandais, elles sont passées aux grandes salles des musées de New York et de Zurich, de La Haye et de Dresde, de Dublin et de Washington. Pourtant, on peut entendre leurs plumes gratter le papier dans un monde par ailleurs parfaitement silencieux. Les charrettes dans la rue, les chiens qui aboient, les pleurs irritants d’un bébé au loin –elles s’en moquent. Les portes sont fermées, les rideaux fermés, le monde extérieur n’existe que dans les peintures et les cartes au mur, mais si vous ne voulez pas les voir, vous ne regardez pas. Vous êtes ici seule avec votre plume, avec votre lettre. C’est vous qui décidez. Quelque chose est sur le point de se produire, quelque chose est sur le point de changer dans votre vie parce que vous êtes assise ici, maintenant, à cette table, une plume à la main. Vous écrivez et écrivez et écrivez.
Pleine attention
Vermeer a trouvé l’inspiration pour ce thème chez Gerard ter Borch. Ce contemporain peut être considéré comme le maître des peintures épistolaires: il en a fait dix-huit! Les recherches en histoire de l’art nous apprennent qu’il a été le premier à en avoir l’idée et qu’il a déclenché une multiplication miraculeuse au milieu du XVIIe siècle. Le prototype de nombreuses épistolières ultérieures est son Épistolière
exposée au Mauritshuis (1655-1956). Tous les éléments y sont déjà réunis: la femme et les perles aux oreilles, la plume et le papier, la lourde nappe (qui a été écartée dans ce tableau pour faire de la place à l’écriture), la concentration totale sur l’écriture.
Vermeer a dû connaître le tableau (ou une copie de celui-ci, ou une copie d’une copie, ou une reproduction). Voyez sa Dame en jaune écrivant une lettre: elle ressemble exactement à l’œuvre de Ter Borch et pourtant elle diffère en tous points. La dame de Vermeer a rapidement poussé sa chaise, la table est couverte d’un tapis bleu sobre, et là où Ter Borch a peint un lit en arrière-plan, Vermeer a choisi un tableau sombre. La femme tient sa plume d’oie prête, sa main posée sur le papier, son collier de perles posé négligemment à côté. Elle a de drôles de nœuds dans les cheveux et des perles surdimensionnées balancent à ses oreilles. Contrairement aux épistolières de Ter Borch, la femme n’est pas absorbée par la rédaction de sa lettre, mais est distraite par notre présence. Nous la regardons, elle nous regarde en retour, d’un regard qui traverse plus de trois siècles.
Gabriel Metsu a lui aussi adopté ce thème dans sa Lettre interrompue (1662-1664): une jeune fille, une lettre, une plume, une nappe froissée sur la table. L’épistolière de Metsu nous regarde avec malice et cherche le contact, ses boucles d’oreilles dansent à ses oreilles, elle est assise de biais sur une chaise beaucoup trop petite, elle n’a pas pris le temps d’écarter la nappe, un petit chien arrive en courant, en arrière-plan, on aperçoit un tableau avec une représentation invisible dans un cadre doré trop chargé.
Le thème de l’épistolière ne lâchera plus Vermeer. Deux ans après avoir peint La Dame en jaune écrivant une lettre, il réalise La Maîtresse et la Servante (vers 1667). Elle aussi porte cette veste jaune bordée de fourrure. Elle aussi est distraite, mais pas par nous. Elle regarde sa servante, qui lui tend une lettre et prononce quelques mots. Elle est saisie.
Trois ans plus tard, il réalisera Femme écrivant une lettre et sa servante. Bien que ce tableau soit celui qui montre le plus détails –c’est le tableau le plus chargé des trois– il est aussi le plus feutré.
Voleurs d’art
Depuis qu’il a quitté l’atelier de Vermeer, ce tableau a connu bien des péripéties. Après la mort du peintre, sa veuve Catharina Bolnes donna la toile en gage au boulanger Hendrik van Buyten, à qui elle devait encore six cent dix-sept florins et six sous. Après de nombreuses errances, l’œuvre fut acquise en 1895 par le Hambourgeois Alfred Beit (1853-1906), résidant en Afrique du Sud, qui avait fait fortune dans les mines de diamants et d’or. Par héritage, la toile atterrit chez son neveu et homonyme (1903-1994), qui logea sa collection de peintures dans la maison de campagne Russborough, près de Dublin. Malheureusement, cette collection s’avéra extrêmement recherchée des voleurs d’art. En 1974, la Femme écrivant une lettre et sa servante fut emporté par l’IRA aux côtés de 18 autres tableaux. Mais pas pour longtemps: les œuvres furent retrouvées une semaine plus tard, le Vermeer n’étant que légèrement endommagé.
C’est une pensée merveilleuse: qu’un boulanger de Delft, un riche industriel et des voleurs d’art aient porté sur le tableau le même regard attentif que moi aujourd’hui
Douze ans plus tard, le 12 mai 1986, la toile sera de nouveau volée, ainsi que 16 autres tableaux. Il disparaîtra de la face du monde. Après des années de recherches internationales et de négociations secrètes, les œuvres purent enfin retourner à Russborough en septembre 1993. Le propriétaire légua le Vermeer à la National Gallery of Ireland à Dublin. C’est une pensée merveilleuse: qu’un boulanger de Delft, un riche industriel et des voleurs d’art aient porté sur le tableau le même regard attentif que moi aujourd’hui.
Une question de lumière
Dans mes rêves, je sais pourquoi Vermeer dépasse tous les autres. Dans mes rêves, je peux décrire exactement comment il exerce sa magie. Il s’agit bien sûr de la lumière, de la façon dont les plis d’une veste sont peints, dont une main tient ou pose une plume, dont on peut voir qu’une servante attend quelque chose, dont il laisse beaucoup de choses de côté tout en racontant une histoire que l’on ne peut quitter des yeux.
La femme ne remarque rien
Il fait chaud: des trois épistolières de Vermeer, elle est la seule à ne pas porter la veste jaune bordée de fourrure. Son col blanc repose mollement sur son cou nu, ses avant-bras nus reposent sur la nappe qui gratte. La servante attend de plus en plus impatiemment, un coin de la nappe traîne négligemment sur le sol. La lettre froissée, la chaise repoussée, le tableau chargé à l’arrière-plan dans lequel Moïse est trouvé dans son panier, toute cette agitation. La femme ne la remarque pas… Elle écrit.
La servante a poussé un peu le rideau. Elle regarde toujours à l’extérieur. On dirait qu’elle dit quelque chose. Mais maintenant, la lumière danse dans la pièce, une lumière qui éclaire la femme épistolière, la rendant presque transparente. La lumière peint sa main, sa plume, sa lettre. La lumière peint son cou et son visage. La lumière s’est emparée du pinceau de Vermeer et peint maintenant des manches et un chapeau de papier. La femme elle-même s’est transformée en papier. Elle est devenue sa lettre.