La Flandre rencontre les «Égyptiens»
Au XVe siècle, la Flandre découvre d’étranges visiteurs venus du Moyen-Orient, d’Inde et d’Afrique. Ces tsiganes et autres réfugiés (autoproclamés) voyagent de ville en ville. Si on ne peut parler de réelle intégration, cette rencontre va toutefois élargir le regard que la population locale porte sur le monde.
3 janvier 1420. C’est d’un œil curieux que les Bruxellois observent le cortège bigarré qui est en train de franchir les portes de la ville. Les hommes, parfois montés sur des chevaux, ont la barbe foncée et les cheveux longs. Ils sont accompagnés de femmes à la poitrine dénudée, qui portent des boucles d’oreilles et des turbans. À la tête du groupe, on trouve un certain Andries ; il se présente sous le nom de « duc de petite Égypte ». Ces étranges visiteurs, que l’on appelle aussi « Égyptiens » ou « Gitans » (en anglais Gypsies), prétendent être des chrétiens chassés par les Sarrasins en raison de leur croyance. Dans les mois et les années qui suivent, de tels groupes surgissent pour la première fois dans pratiquement toutes les villes du Brabant et de la Flandre de l’époque.
Les grandes villes comme Bruges, Gand et Bruxelles sont concernées, mais aussi des lieux de moindre importance comme Eeklo, Oudenburg et Tielt. Entre 1421 et 1490, une ville comme Courtrai reçoit ainsi plus de vingt fois la visite de groupes de tsiganes, dont la taille peut varier de quelques dizaines de personnes à plus d’une centaine. Ces tsiganes proviennent d’Inde, d’où ils sont partis depuis des siècles, pour finalement atteindre l’Europe occidentale.
Munis de lettres de recommandation (peut-être contrefaites, peut-être pas) du pape, de l’empereur ou du duc de Bourgogne, ces Égyptiens sont tout d’abord bien accueillis. Les titres de noblesse ronflants que portent leurs meneurs ainsi que leurs luxueux vêtements font aussi forte impression. En outre, à une époque où les Turcs frappent à la porte de l’Europe, quoi de plus normal que de réserver un accueil chaleureux à des réfugiés chrétiens ? L’apparence remarquable de ces tsiganes suscite la curiosité de la population locale.
Selon un chroniqueur local, à Tournai, où un groupe d’entre eux est logé dans la halle aux draps en 1422, la population défile jour et nuit afin d’entrapercevoir ces visiteurs exotiques. Les autorités leur offrent du pain, de la viande, du vin, de la bière et un toit, mais cette convivialité se change peu à peu en répression lorsqu’il apparaît que les tsiganes provoquent également des désagréments. Les hommes semblent non seulement être d’habiles cavaliers, mais ils savent aussi faire preuve de ruse dans le commerce des chevaux. Quant aux femmes, elles prédisent l’avenir et n’hésitent pas à soutirer de l’argent, avec leurs enfants, aux citadins peu méfiants. Les halles aux draps ou les autres bâtiments publics dans lesquels séjournent les tsiganes sont dans un état anarchique après leur départ. Par ailleurs, afin d’éviter les risques d’incendie pendant le passage des Égyptiens, les villes doivent bien souvent prendre des mesures particulières. Pour prévenir tout risque d’accident, les gardes de la ville surveillent donc attentivement les visiteurs. De plus, on accorde de moins en moins de crédit aux récits disparates des tsiganes.
Tandis que certains racontent qu’ils sont menacés en raison de leur appartenance au christianisme, d’autres prétendent qu’ils sont des chrétiens convertis à l’islam que l’on a, selon leurs dires, punis lorsque leur pays a de nouveau été conquis par un souverain chrétien. Leur peine : errer durant sept ans à travers l’Europe et demander pardon au pape. Au fil du temps, en raison des désagréments, mais aussi du fait que l’on met leur parole de plus en plus en doute, les villes proposent une « prime de départ » aux tsiganes, en échange de laquelle ils s’engagent à partir au large de la ville. Mais ces groupes se représentent sans cesse et s’enrichissent constamment. En 1460, à Damme, le comte Jan et sa bande de tsiganes se voient ainsi offrir une prime à condition qu’ils ne se présentent plus à Damme avec leurs « compatriotes » durant toute une année. Et au cas où il oserait de nouveau s’y montrer, les autorités n’hésiteraient pas à l’arrêter, à le verbaliser et à lui infliger un châtiment corporel. À partir de 1510, en Flandre et dans le Brabant, des règlements sont promulgués à l’encontre des tsiganes, mais ceux-ci n’ont pas beaucoup d’effets. Ils seront ensuite répétés et complétés aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ces règlements les somment de quitter le pays dans le délai fixé, au risque d’être condamnés à la peine de mort.
À la même époque, l’Europe occidentale est confrontée à un autre afflux de réfugiés, principalement en raison de l’implosion de l’Empire byzantin. Le successeur de l’Empire romain d’Orient cesse d’exister en 1453 lorsque les Turcs ottomans s’emparent de sa capitale, Constantinople, aujourd’hui Istanbul.
© musée militaire du panorama Mehmet, Istanbul.
En Europe, la nouvelle de la chute de Constantinople fait l’effet d’une onde de choc. Maintenant que le principal bastion chrétien au Moyen-Orient est tombé, nombreux sont les souverains européens et les dignitaires ecclésiastiques à craindre que le sultan et ses troupes s’engouffrent à travers l’ouverture. À Constantinople, les Turcs ont commis un véritable bain de sang ; il marquera d’ailleurs encore les esprits pendant des siècles. Seule une partie de la population a pu en réchapper. La plupart des réfugiés se retrouvent en Italie, où certains Byzantins, appelés Grecs par les contemporains, vont jouer un rôle important dans la transmission de la culture antique.
Une minorité de ces réfugiés cherche l’asile au nord-ouest de l’Europe. Leur destination privilégiée semble être les Pays-Bas bourguignons, Flandre et Brabant en particulier. Cela est grandement dû à la figure du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, le « grand duc d’Occident », qui s’est érigé en tant que protecteur de l’Occident chrétien. En 1454, lors d’un banquet à Lille, il jure publiquement de partir en croisade contre les Turcs, une annonce qu’il ne mettra jamais à exécution pour diverses raisons. Les déclarations du duc rendent cependant la Flandre attractive. Les premiers délégués et réfugiés grecs arrivent déjà en Flandre dans la seconde moitié du XIVe siècle, mais c’est surtout entre 1455 et 1480 qu’on observe la présence remarquable de réfugiés grecs à la cour du duc de Bourgogne et dans pratiquement toutes les villes de Flandre, grandes comme petites. À Courtrai, les relevés de la ville ont consigné plus de quarante visites de Grecs au cours de cette période. Il s’agit à chaque fois de quelques individus ou de petits groupes de tout au plus une dizaine de personnes.
© musée des Beaux-Arts de Dijon.
Il n’est alors absolument pas question de visa humanitaire ou autre. Pour un réfugié de l’époque, l’important, c’est surtout de pouvoir se procurer une lettre de recommandation du duc. Muni de cette lettre, il peut se rendre de ville en ville afin de quérir l’aumône. L’argent ainsi récolté lui sert parfois à payer la caution des membres de sa famille faits prisonniers par les Turcs. La population locale se montre fascinée par ces Grecs, par leurs vêtements singuliers, leur chevelure, leur langue et leurs récits de terres lointaines. On émet parfois certains doutes sur leur sincérité, doutes qui sont d’ailleurs parfois légitimes. Un nombre très élevé de Grecs prétendent ainsi être de la famille proche du dernier empereur byzantin, celui qui était mort en héros sur les ruines de Constantinople. Les citadins flamands écoutent avec horreur ces abominables histoires à propos des Turcs que leur racontent les réfugiés. Certains d’entre eux en portent encore les stigmates, comme un chevalier de Rhodes apparu à Alost et à Termonde en 1461. L’homme avait été fait prisonnier par les Sarrasins, et ces derniers l’avaient atrocement torturé. Il avait eu la main coupée, l’œil arraché et le dos écorché.
La venue d’« Éthiopiens » et d’« Indiens » en Flandre est encore plus déconcertante. Les textes qui en font mention s’attardent d’ailleurs plus sur leur peau noire que sur leur provenance précise. On en trouve également, quoiqu’en nombre limité, dans de nombreuses villes flamandes. On relie ces réfugiés au légendaire royaume du prêtre Jean, dont on dit qu’il serait un descendant de l’un des trois rois mages. Selon le mythe, ce souverain régnerait sur un royaume chrétien isolé et dont l’origine serait d’abord située en Inde, puis en Éthiopie. Il s’agirait d’un pays jouxtant le paradis terrestre et où l’on trouverait des eaux cristallines, d’énormes réserves d’or, des animaux monstrueux et des châteaux envoûtants. La légende s’explique par la présence de thomistes isolés en Inde et de monophysites en Éthiopie. Diverses expéditions ont été mises sur pied afin de découvrir le royaume du prêtre Jean, mais aucune n’a abouti.
© Bibliothèque nationale de France.
Depuis que le pape avait reçu une lettre du prêtre Jean au XIIe siècle, les élites européennes espéraient pouvoir conclure une alliance avec ce prêtre-roi afin de libérer la Terre sainte. En Flandre, ces visiteurs venus du royaume du prêtre Jean suscitent donc aussi de l’intérêt. Certains s’y présentent comme pèlerins, mais d’autres sont pourvus d’une mission officielle : ils sont envoyés en Europe par le souverain éthiopien afin de conclure une alliance. La distance entre la Flandre et l’Éthiopie atteint quelques milliers de kilomètres. Pour parcourir ce trajet au cours du bas Moyen Âge, il faut compter une petite année de route et braver bien des dangers.
Parmi ces visiteurs africains, il y a aussi des aventuriers et des imposteurs, comme l’astrologue Hans. Parti du Moyen-Orient en compagnie d’autres « ambassadeurs » – ou du moins se présentaient-ils ainsi –, Hans migra en Flandre au cours de l’été 1461 afin d’y chercher du soutien dans la lutte contre les Turcs. Partout où elle passe, l’assemblée est accueillie chaleureusement, comme à Ypres ou à Bruges où on leur réserve un généreux banquet. Les ambassadeurs provoquent à chaque fois un attroupement. En 1462, c’est à dos de chameau que cinq émissaires orientaux franchissent les portes de la ville de Gand.
Quel a été l’impact de tous ces étranges visiteurs sur la population flamande de la fin du Moyen Âge ? La plupart du temps, il s’agit de personnes ou de groupes itinérants. Il est donc rarement question d’intégration. Certains s’installent en Flandre, où ils se mettent par exemple au service du duc de Bourgogne. L’image du monde que se font les Flamands est en tous les cas élargie : ces étrangers n’ont en effet pas la même apparence, pas les mêmes coutumes, et parfois pas les mêmes croyances qu’eux. Entre l’hospitalité chrétienne et l’animosité due à la xénophobie, l’équilibre est parfois difficile à trouver. Les divers motifs évoqués par ces visiteurs ainsi que les dénominations confuses de ces tsiganes, Grecs et chrétiens d’Afrique ne font que creuser le fossé.
En 1430, à Furnes, un « comte de petite Égypte » prend part à la procession annuelle de la sainte Croix, un cortège durant lequel des scènes évoquant la vie des saints et la Bible sont représentées. La présence d’un personnage exotique, à la peau sombre, et peut-être même originaire de la Terre sainte, est sans doute considérée comme une plus-value. C’est aussi dans ce contexte qu’il faut placer un changement important dans l’iconographie des Rois mages. À partir de la fin du XIVe siècle, le roi Balthazar est de plus en plus figuré comme un homme noir. En Flandre, cette image apparaît dans la seconde moitié du XVe siècle. La première Adoration des mages représentant un Balthazar noir est attribuée à Hans Memling (1479). À Bruges, là où il résidait, peut-être avait-il vu de ses propres yeux des étrangers à la couleur de peau foncée ?