Un jardin aux multiples symboles: la flore dans les tableaux de Van Eyck
De la pâquerette à l’ancolie commune, pas moins de 76 fleurs et plantes différentes ont été identifiées à ce jour dans l’Agneau mystique. Et toute cette végétation foisonne de significations. Le chef-d’œuvre des frères Van Eyck présente un jardin exubérant de symboles et d’allégories.
Toute créature du monde
Est pour nous comme un livre,
Une peinture et un miroir,
De notre vie, de notre mort,
De notre condition, de notre sort
La sûre indication.
Alain de Lille, théologien, poète et moine cistercien (env. 1120 – 1202)
© Art in Flanders, photo KIK-IRPA
Si le jardin paradisiaque représenté dans l’Agneau mystique abrite une grande diversité de plantes, il n’en est pas moins un jardin plein de symbolique. Les pères de l’Église chrétienne et les penseurs médiévaux aimaient les représentations végétales allégoriques renvoyant à la Bible. Dans leurs ouvrages rédigés en latin ou en grec, ils utilisent régulièrement des images recourant aux plantes qui réfèrent souvent à des textes bibliques tels que le Cantique des cantiques et le livre de L’Ecclésiaste.
Dans le langage populaire, des représentations végétales allégoriques apparaissent de plus en plus souvent dans la littérature, surtout à partir du XIIIe siècle. Il est donc logique que les frères Van Eyck y aient abondamment recours sur le retable de Gand. Ainsi, le jardin du paradis y est représenté avec de nombreuses plantes persistantes, symboles d’immortalité.
Dans ce paradis, les floraisons printanières représentent quant à elles la résurrection du Christ et la foi en celle-ci. Les nombreuses herbes médicinales figurent le pouvoir de guérison de la foi et le pardon des péchés. Car ces herbes n’aidaient pas seulement à lutter contre la maladie, elles étaient souvent au Moyen Âge un symbole de la puissance de guérison de Dieu et du Christ. Dans le langage visuel des pères de l’Église et d’autres penseurs chrétiens au Moyen Âge, Dieu et le Christ étaient en effet les ultimes guérisseurs. Le rôle de Marie gagna également en importance.
© Art in Flanders
Les plantes mariales
Le culte de Marie se développe à partir du XIe
siècle. L’influent Bernard de Clairvaux (1090-1153), abbé cistercien et réformateur de l’Église, joua un rôle important dans le développement du culte marial. Sous l’influence de ses Sermons sur le Cantique des Cantiques, Marie était considérée comme la principale médiatrice entre l’homme et Dieu. Au début du Moyen Âge, la Vierge Marie avait plutôt un rôle secondaire. Il n’est donc pas étonnant que l’expansion du culte de Marie se soit également traduite par un langage visuel allégorique.
Comme l’imagerie du Cantique des Cantiques était appliquée à Marie en tant qu’épouse céleste, elle était souvent représentée dans un jardin clos ou hortus conclusus. Et dans ce jardin poussaient des plantes que les poètes médiévaux, par analogie avec les textes des Pères de l’Église et d’autres penseurs chrétiens, lui associaient systématiquement.
Jan Van Eyck recourt au même langage visuel dans l’hortus conclusus de sa Vierge à la fontaine (1439, MRBA à Anvers). Sur ce panneau, on ne voit même que des plantes mariales: le rosier de Provins, la pâquerette, la violette odorante, l’iris d’Allemagne, l’ancolie commune, le muguet et une variété de pivoines.
© KMSKA
Dans le jardin de la Vierge du chancelier Rolin (env. 1435, Musée du Louvre à Paris) poussent également des plantes mariales. On y distingue clairement l’iris d’Allemagne, une variété de pivoine, une variété cultivée du rosier de Provins, et surtout le lis de la Madone, symbole par excellence de la pureté, de l’innocence et de la virginité.
© Wikimedia Commons / Art in Flanders
Plus encore que les autres, le jardin paradisiaque de l’Agneau mystique (1432) regorge de plantes mariales, puisqu’on y trouve, outre les espèces citées, le souci officinal, la jonquille des bois, la giroflée des jardins, la pulmonaire officinale, l’aspérule odorante, l’alchémille et, parmi les arbustes, le grenadier. Toutes ces espèces sont également documentées comme plantes mariales dans des textes médiévaux, parmi lesquels une série de poèmes en moyen néerlandais.
Citons par exemple l’hymne anonyme Onser vrouwe bloemengarde (Le jardin fleuri de Notre-Dame), l’hymne sur les VII bloemen (VII fleurs) et un poème de Jan Praet, poète brugeois du début du XVe. Ce dernier attribue à Marie, dans son Sp(i)eghel der wijsheit (Miroir de la sagesse), cinq vertus par le biais d’allégories florales: la pâquerette représente la miséricorde, l’ancolie commune l’humilité, le souci officinal la fidélité, le lis de la Madone la pureté et la rose l’amour.
© Art in Flanders / Wikimedia Commons
D’autres plantes mariales sont connues grâce à leur ancien nom vernaculaire médiéval. Ainsi, en ancien néerlandais, les noms de Onzer-Vrouwen-spin
ou speen et Onser Vrouwen melckcruyt, désignaient l’actuelle pulmonaire. Un autre exemple est l’ancolie commune qui, au Moyen Âge, était appelée gants de Notre-Dame. Certaines plantes actuelles font toujours référence à la tradition médiévale qui consiste à attribuer des plantes à Marie, telles que l’alchémille, appelée aussi manteau de Notre-Dame, ou l’aspérule odorante ou dentelle de Notre-Dame.
Un cas particulier dans le jardin paradisiaque représenté dans l’Agneau mystique est la tanaisie commune qui entrait dès le Moyen Âge dans la composition des bouquets d’herbes consacrées le jour de l’Assomption de Marie. Cette coutume a toujours cours aujourd’hui dans la région mosane belgo-néerlandaise, d’où étaient très probablement originaires les frères Van Eyck.
© Art in Flanders / Wikimedia Commons
Les plantes dédiées au Christ
Comme indiqué plus haut, toutes les plantes médicinales symbolisent le Christ dans la tradition médiévale. Celles qui figurent dans l’Agneau mystique peuvent sans le moindre doute être comprises comme telles. Mais ne vous y méprenez pas: de nombreuses plantes mariales peuvent à la fois symboliser le Christ et Marie. C’est le cas par exemple du muguet, puisque les fleurs en clochette du Lilium convallium
symbolisent l’humilité, une qualité que tous deux partageaient.
Les plantes fleuries de la famille des crucifères, telles que la giroflée des murailles et la giroflée des jardins, symboliseraient la mort du Christ sur la croix. Cette famille végétale se caractérise par des fleurs à quatre pétales, dans lesquelles l’homme pieux du Moyen Âge voyait la croix du Christ. C’est ainsi que sur le polyptyque, on distingue à deux endroits des giroflées des murailles sur les rochers, sur le panneau des Juges intègres et sur celui des Chevaliers du Christ. Sur le panneau central, L’Adoration de l’Agneau mystique, on peut voir à l’extrême gauche, à mi-hauteur, une giroflée des jardins blanche, et un peu plus à droite, un exemplaire bleu clair de cette fleur.
© musée Groeninge
Plus tard, dans le tableau de la Madone au chanoine Joris Van der Paele (1436, musée Groeninge, Bruges), Jan van Eyck utilisera encore plus clairement les giroflées de ces deux couleurs comme plantes du Christ. Sur ce panneau, l’Enfant Jésus tend à Marie un petit bouquet de fleurs odorantes composé, outre de giroflées de jardin, de quelques œillets rouges. Or ceux-ci étaient appelés dans le néerlandais d’autrefois nagelbloemen, soit «fleurs-clous», leur forme rappelant vaguement les clous forgés. Ces fleurs évoquent ainsi la crucifixion du Christ.
Le symbolisme pour amateurs avertis
Le langage visuel de certaines plantes peut avoir plusieurs significations, y compris sur une même œuvre d’art. Un exemple frappant est la vigne ou le cep apparaissant à plusieurs reprises dans l’Agneau mystique.
Le spectateur d’aujourd’hui familiarisé avec la Bible sait qu’il n’y a pas de plante davantage dédiée au Christ que la vigne.
© Art in Flanders
Le Christ n’a-t-il pas dit de lui-même: «Je suis le vrai cep» (Jean 15.1)? La vigne est donc à première vue le symbole du Christ par excellence. Les sarments de la vigne représentent les fidèles (voir Jean 15.5). Sur la tapisserie derrière le Dieu le Père, on peut voir au-dessus du pélican, qui ramène à la vie ses jeunes morts en les aspergeant de son sang, un cep de vigne sous lequel est inscrit le nom de Jésus-Christ. L’imagerie ne pourrait être plus claire.
© Art in Flanders
Sur le panneau central, toutefois, une autre lecture symbolique de la vigne est possible: dans la symbolique chrétienne médiévale, Marie est également représentée comme cep de vigne, et le Christ comme une grappe de raisin. Marie comme cep de vigne fait référence au livre de l’Ecclésiaste (24, 17) et plus particulièrement au Cantique de la Sagesse. La grappe de raisin, qui sera pressée plus tard, y sert à symboliser le sang du Christ versé pour l’humanité. On retrouve ce type de langage visuel chez des personnages influents tels que Bernard de Clairvaux et l’abbé cistercien Adam de Perseigne (env. 1145-1221). Un contemporain des Van Eyck, Dirc van Delf, dominicain influent, utilisait un langage visuel similaire.
Enfin, une troisième interprétation est possible. Le passage de l’Ecclésiaste est alors appliqué entièrement à Marie, et la vigne n’est alors qu’une plante mariale. Cette imagerie figure notamment dans un texte des Sermons limbourgeois (env. 1300).
La symbolique des nombres
Dans l’Agneau mystique figurent de nombreux exemples de la symbolique numérique chrétienne qui était encore très répandue au Moyen Âge.
© Art in Flanders
Prenons le trois pour exemple. Dans le christianisme, le trois est le nombre de l’âme. Il représente au sens théologique la Trinité (le Père, le Fils et le Saint-Esprit). Il correspond également au nombre de jours passés par le Christ dans le tombeau et au nombre des vertus divines (Foi, Espérance, Amour). Il s’agit donc d’un nombre très important. Nous le retrouvons comme symbole dans les plantes à trois pétales, comme les fraisiers sauvages et les trèfles blancs qui constellent la prairie verte du panneau central. Certaines plantes ont même été quelque peu adaptées par les frères Van Eyck: les muguets du panneau central ont en effet trois grappes de petites fleurs en clochette. Sur la couronne de Marie, ils présentent la même particularité, alors qu’en réalité, ils ne portent qu’une seule grappe.
Le sept
est clairement représenté dans d’autres plantes, surtout dans les plantes mariales. Le nombre sept peut symboliser les sept douleurs et les sept allégresses de Marie, les sept dons de l’Esprit Saint, ou encore les sept jours de la création. Dans la tradition catholique, il peut également se référer aux sept vertus.
© Art in Flanders
Ici aussi, les frères Van Eyck ont un peu forcé la nature, car dans l’Agneau mystique, le muguet est toujours représenté à sept feuilles alors qu’en réalité, cette plante n’en a que deux. Autre exemple: le lis blanc ou lis de la Madone porte sept fleurs non seulement sur le panneau central, mais également sur le panneau représentant l’archange Gabriel. Sur les deux panneaux, quatre fleurs sont pleinement ouvertes, tandis que trois ne sont pas encore totalement épanouies. Ces lis blancs feraient-ils référence à une déclaration du père de l’Église Augustin: le nombre trois évoque l’esprit (l’âme) et le nombre quatre la matière (le corps)? Ou s’agit-il d’une simple coïncidence?
Des symboles juifs?
© Art in Flanders
Prof. Luc Dequeker, professeur émérite en études juives (KULeuven), soutient dans son livre consacré aux mystères de l’Agneau mystique (2011) que le retable représente la rédemption universelle de l’homme à la fin des temps et a été inspiré par la question juive.
Le personnage décrit comme représentant «le poète à la couronne de laurier et au manteau blanc» qui figure sur le panneau central serait un représentant de la nation juive. Il tient en effet dans les mains un symbole juif, la pomme d’Adam ou etrog juif, un agrume qui peut symboliser la fête juive des Tabernacles.
© Art in Flanders
Contemporain de Van Eyck, le mystique flamand Denys le Chartreux (env. 1402-1471) a comparé la cueillette de l’etrog à l’acceptation de la rédemption par le Christ. La pomme d’Adam dans les mains d’Ève fait alors probablement référence à Marie comme la nouvelle Ève et au Christ comme le nouvel Adam.
À gauche du «poète au front ceint de lauriers» se trouve un homme tenant un rameau de saule quelque peu caché, ce qui peut également faire référence à la fête juive des Tabernacles.
À l’avant du même groupe, on distingue un homme vêtu d’un manteau bleu. Il tient une branche verte, un rameau d’olivier coupé. Il semble prêt à le greffer. L’apôtre Paul utilisait l’olivier domestique dont des branches avaient été coupées pour symboliser le peuple juif resté fidèle au Christ et à ses prophètes.
© Art in Flanders
Pour l’élite ou le commun des mortels?
On pourrait conclure de tout ce qui précède que la symbolique des plantes ne pouvait être comprise que par les spécialistes de la Bible. Or, au Moyen Âge, les plantes faisaient également partie de la culture populaire quotidienne. Avant même la naissance du christianisme, la plante était considérée comme une créature animée qu’il fallait traiter avec la plus grande prudence, car elle recelait des significations.
L’art consistait à les déchiffrer et à les utiliser ou… à en abuser. Avec l’avènement du christianisme, les plantes finissent elles aussi par se christianiser et acquièrent une nouvelle symbolique au service de la foi. Faites donc l’essai: regardez attentivement l’ancolie commune dans l’Agneau mystique. Y voyez-vous les colombes qui, dans la foi chrétienne, symbolisent le Saint-Esprit en tant que messagers de Dieu?