La fondation de la monarchie d’Orange en 1813-1815 : un mythe national?
Le 27 avril a lieu «la fête la plus sympa des Pays-Bas», le Jour du roi. L’accession au trône de Guillaume Ier, premier roi dans l’histoire des Pays-Bas, était-elle la réalisation d’un vieux rêve porté par de larges couches de la population aux Pays-Bas? Ou faut-il plutôt parler d’un mythe à ce sujet?
En septembre 2012, la reine Beatrix alors régnante ouvrit l’annuel discours du trône par une référence à l’année commémorative à venir, 2013: la célébration des 200 ans du royaume. «Après une période extrêmement tourmentée, dans notre pays et partout ailleurs en Europe, furent posés en 1813 les fondements d’un nouveau régime. Le prince Guillaume Frédéric, futur roi Guillaume Ier, fit une proclamation lors de son arrivée à Scheveningen. Il ne parla pas seulement de la liberté recouvrée, mais aussi de la haute importance du rétablissement du commerce et de la prospérité. Les notables qui peu après lui offrirent le gouvernement soulignèrent l’énergie qui, à ce moment, était demandée à toute la société», déclara la souveraine.
En cela, ce discours du trône était tout à fait conforme au cliché national de «1813», début des Pays-Bas modernes, et de Guillaume Ier, dispensateur de «liberté» à la population néerlandaise reconnaissante, après la période «turbulente» de la République batave (1795-1801) et l’époque napoléonienne qui se termina par l’annexion à l’Empire français (1810-1813). Cette représentation de la fin de l’annexion comme un mouvement national de libération et un retour aux traditions anciennes, on la retrouve par exemple dans le monument commémoratif de 1813 érigé au XIXe siècle, qui fut inauguré en 1869 sur la Haagse Plein 1813 à La Haye.
En relief on y voit comment le peuple courageux brise les chaînes de la tyrannie française et accueille avec des cris de joie son prince d’Orange sur la plage de Scheveningen. L’image de 1813 – libération nationale et naissance de la démocratie parlementaire moderne – est aussi propagée par le comité national qui organise la commémoration partout dans le pays en 2013-2015 (consultez par exemple le site officiel: www.200jaarkoninkrijk.nl, avec, entre autres, la citation suivante, éloquente: «Nous célébrons les acquis de 200 ans d’indépendance et de régime démocratique»).
Des sentiments orangistes à effet rétroactif
Cette image nationale classique de 1813 repose cependant, en majeure partie, sur un mythe. Tout d’abord, le fait de qualifier le régime antérieur à la «libération de 1813», c’est-à-dire la période de l’annexion à l’empire napoléonien de 1810 à 1813, de temps d’occupation étrangère, est anachronique. Nombre de membres de l’élite dirigeante néerlandaise – jusqu’au plus haut niveau – avaient participé au «gouvernement d’Annexion», en partie par pragmatisme mais aussi parce qu’ils pensaient – à l’instar, par exemple, du président de la Cour impériale de justice et plus haut magistrat néerlandais, Cornelis Felix van Maanen (1769-1846) – pouvoir mener ainsi la réforme indispensable du système administratif et juridique néerlandais. Contrairement au futur occupant allemand, de 1940 à 1945, le pouvoir napoléonien intégrait volontiers les élites locales des territoires annexés dans le gouvernement du pays. À toutes les strates de l’administration impériale, depuis le plus modeste maire d’une commune jusques et y compris au conseil d’État et au Sénat, on trouvait des Néerlandais à Paris, le plus souvent d’anciens révolutionnaires bataves mais aussi des orangistes modérés qui, après 1801, avaient fait allégeance à l’empereur Napoléon.
Après 1813, ce rôle important joué par des dignitaires néerlandais dans l’administration impériale constitua naturellement une source d’embarras; aussi la large participation néerlandaise au gouvernement d’annexion a-t-elle été passée sous silence ou minimisée. Rétrospectivement, le régime d’annexion devint, après 1813, une oppression étrangère féroce, exercée par le monstre corse Napoléon («le fauve avide de sang» selon un pamphlet néerlandais) et ses Français fantasques, les ennemis de toujours. Pour autant que des notables néerlandais avaient servi Napoléon, ils l’avaient fait, selon leurs propres apologies et les historiens néerlandais, guidés seulement par le désir d’alléger, autant que possible, les mesures brutales de l’«administration française» pour la population néerlandaise opprimée. Toute la période allant de la révolution batave à l’annexion inclusivement fut, après 1813, extraite de l’histoire des Pays-Bas et, dans l’historiographie nationale, caractérisée de turbulente «période française», comme si elle n’en faisait pas partie.
La mémoire nationale de «1813» en tant que libération nationale du joug d'un tyran étranger repose sur un mythe.
De plus, on peut s’interroger quant aux motifs patriotiques des protagonistes durant la «libération de 1813», si superbement figurée dans les contours du monument de 1813, sur la Haagse Plein 1813 de La Haye. Ainsi, l’attitude même du prince et de la famille du stathouder durant la période 1795-1813 est loin de pouvoir être qualifiée de purement patriotique. En 1801 le père du prince, le dernier stathouder Guillaume V (1748-1806), alors en exil, avait renoncé, notamment sous la pression de son fils, à ses droits sur les Pays-Bas moyennant un dédommagement. Un retour de la famille du stathouder aux Pays-Bas ne semblait donc plus une perspective réaliste. Après une génuflexion devant Napoléon, le prince eut le droit, en 1802, de prendre possession de la petite principauté allemande de Fulda, qui lui fut retirée par l’Empereur en 1806. Le prince partit ensuite gérer en simple hobereau ses possessions de Silésie et des alentours de Poznan. Son ambition durant la période 1795-1813 semble surtout avoir été dirigée vers l’obtention d’un territoire sur lequel régner, où qu’il se trouvât. Chez le futur Guillaume Ier, les intérêts dynastiques prévalaient clairement sur l’attachement à la patrie néerlandaise. D’ailleurs, après son accession au trône, en 1813-1815, le prince désira ne plus entendre parler de sa conduite pragmatique – au demeurant très compréhensible – durant la période précédant son retour aux Pays-Bas.
Dans une bonne partie de la population néerlandaise aussi, le souvenir de la famille du stathouder semblait grandement effacé au début du XIXe
siècle. La mort du dernier stathouder en 1806 passa à peu près inaperçue. Le «bon peuple» sembla manifester ses sentiments orangistes surtout lorsque l’Empire napoléonien, sous la pression croissante des échecs militaires, commença à adopter, à partir de 1812, une attitude de plus en plus répressive. La conduite de la majorité de l’élite néerlandaise ne peut certainement pas non plus être qualifiée de patriotique. Par crainte d’une résurrection militaire, pas complètement irréaliste, de l’Empire, nombre de membres de l’élite politique et administrative néerlandaise préconisèrent en octobre et novembre 1813 un «système de neutralité» dans lequel on ne prenait parti ni pour Napoléon, ni pour le prince d’Orange. L’embarrassante vérité révélée par la commémoration deux siècles plus tard est que, dans l’ensemble, l’élite des Pays-Bas septentrionaux redoutait davantage le chaos et les pillages par la population locale ordinaire du fait du vide d’autorité laissé par le départ des militaires français, que le régime d’annexion «étranger» lui-même. Lorsque le revirement sembla irréversible, beaucoup de dépositaires de l’autorité s’attribuèrent bien entendu, rétroactivement, un rôle considérable dans la «libération nationale».
L’image offerte par l’historiographie nationale de 1813 – origine de la nation et de la monarchie néerlandaises modernes – est également inexacte. Guillaume Ier
put, en ce qui concerne sa monarchie, s’inspirer dans une large mesure de l’exemple du premier roi des Pays-Bas, Louis Bonaparte (1778-1846), devenu entre 1806 et 1810 roi de Hollande par ordre de son frère Napoléon Ier. Louis parvint à faire accepter la royauté par les citoyens d’un pays doté d’une longue tradition républicaine en allant, entre autres initiatives, visiter les sinistrés de catastrophes nationales comme des inondations et des explosions de poudrières (et en faisant consigner ces visites dans maints poèmes et illustrations). Après 1813, Guillaume Ier passa cependant sous silence le premier roi des Pays-Bas: lors de sa visite aux Pays-Bas en 1840, Louis Bonaparte n’eut droit à aucune réception officielle.
De plus, l’idée selon laquelle Guillaume bâtit son État – selon les mots de l’ambassadeur britannique d’alors, Lord Clancarty – ab ovo (depuis l’œuf), donc à partir de rien, est un mythe. À son retour, Guillaume ne tarda pas à se rendre compte qu’il avait plus en commun avec les anciens fonctionnaires napoléoniens, professionnels et organisés de manière centralisée (qui durant la période 1795-1798 avaient été le plus souvent des révolutionnaires modérés), qu’avec les administrateurs survivants de l’ancienne République. Ce qui est frappant, c’est aussi la large continuité pour ce qui concerne l’appareil de la haute administration, entre la «féroce annexion étrangère» et les Pays-Bas libérés. Guillaume Ier avait la haute main sur un véritable royaume de girouettes politiques qui, entre 1813 et 1815, avaient su habilement se transformer de serviteurs de l’Empire en dignitaires zélés de la nation. C’est ainsi que, dans la période 1814-1830, les deux tiers des conseillers d’État des Pays-Bas septentrionaux avaient occupé une fonction du temps du royaume de Hollande, et la moitié durant l’annexion. Pour les ministres, les proportions étaient comparables. Bref, la fondation de la monarchie d’Orange-Nassau fut, en grande partie, l’œuvre de l’élite administrative napoléonienne, même si tout cela n’a, naturellement, pas été trop mis en avant dans la création de l’image nationale.
Aux couleurs des Pays-Bas septentrionaux
Un aspect subséquent de la transformation de la mémoire nationale de 1813 est évidemment la relégation au second plan de la dimension internationale des événements de 1813-1815. Les provinces néerlandaises ne constituaient en ces années rien de plus qu’une scène latérale des évolutions à l’échelle européenne. Sans l’arrivée des cavaliers cosaques (qui avaient affronté les troupes napoléoniennes) sur le Malieveld de La Haye, Guillaume Ier n’aurait pas pu fonder sa monarchie nationale.
De même, le débarquement du prince et l’établissement de l’État dans les Pays-Bas septentrionaux en 1814 n’auraient jamais constitué que le premier acte d’un processus qui déboucherait finalement sur la fondation du Royaume-Uni des Pays-Bas (l’ensemble des Pays-Bas et de la Belgique d’aujourd’hui), un État bilingue, ayant La Haye et Bruxelles comme double capitale. Cet «amalgame» n’était pas seulement «imposé» par les puissances internationales, comme le voulait la rhétorique officielle, mais aussi un objectif poursuivi sciemment par Guillaume Ier et ses partisans (au rang desquels, à l’origine, Gijsbert Karel van Hogendorp, le père de la Constitution). En dépit du discours national, Guillaume Ier poursuivait en premier lieu, comme déjà dit, des intérêts non pas nationaux, mais dynastiques.
Ce n’est pas le débarquement à Scheveningen le 30 novembre 1813, mais la bataille de Waterloo, du 16 au 18 juin 1815, qui constitua l’événement historique national majeur de la période précédant l’instauration de ce Royaume-Uni. Juste après la scission du Royaume-Uni consécutive à la révolution belge de 1830, on donna à la «mémoire nationale» de 1813 des couleurs purement néerlandaises (du nord), et le «Benelux» de Guillaume Ier serait, par la suite, catalogué dans l’histoire nationale (tant néerlandaise que belge) comme expérience bizarre et vouée à l’échec.
Une dimension supplémentaire
Le comité national de commémoration de 2013 a semblé vouloir ajouter une nouvelle dimension au mythe national de 1813, déjà pléthorique. Sur le site web susmentionné, par exemple, Guillaume Ier était également présenté comme l’initiateur dans son pays de la démocratie parlementaire et le défenseur des valeurs du pluralisme démocratique. Toutefois, Guillaume se retournerait dans sa tombe s’il pouvait savoir que, deux cents ans plus tard, on fait de lui un démocrate. Le principe de Guillaume Ier était précisément de réduire autant que possible l’influence du peuple et de s’en remettre pour l’administration du pays à des hommes «posés», jouissant d’une belle considération, possédant des biens et d’une moralité irréprochable. En effet, la Terreur française avait très bien fait comprendre à beaucoup de contemporains jusqu’où le pouvoir populaire effréné pouvait mener: à l’anarchie et au despotisme sanglant.
La mémoire nationale de «1813» en tant qu’affranchissement national du joug d’un tyran étranger et origine de l’histoire politique et de la démocratie des Pays-Bas modernes repose, en résumé, sur un mythe. En réalité, la transition fut plus chaotique et plus désordonnée, et l’attitude des protagonistes beaucoup plus pragmatique et aucunement héroïque. A posteriori, le mythe de la «libération nationale» a été créé par des historiens et des journalistes de l’époque, en 1813-1815, dans le but de légitimer le nouvel État des princes d’Orange et aujourd’hui encore on lui insuffle une nouvelle vie.