La franc-maçonnerie en Belgique et aux Pays-Bas, deux branches d’un même compas
En Belgique, quelque dix mille néerlandophones sont membres d’une loge maçonnique. Ils se réclament pour l’essentiel de la tradition dite libérale. Aux Pays-Bas, où les loges s’inscrivent essentiellement dans la tradition anglo-saxonne, on dénombre environ sept mille frères et sœurs. Ancien grand-maître du Grand Orient de Belgique, Jozef Asselbergh nous éclaire sur l’évolution historique des obédiences du nord et du sud et sur ce qui les distingue.
Cette contribution sur les différences entre la franc-maçonnerie aux Pays-Bas et en Belgique nous aidera-t-elle à mieux appréhender les différences culturelles, plus larges, entre le nord et le sud? Ou renforcera-t-elle à l’inverse l’incompréhension? Vous en jugerez.
Qu’il me soit tout d’abord permis de définir le sujet: la franc-maçonnerie, enfant «bâtard» de la Réforme, est certes une façon de concevoir le monde, une philosophie, mais pas une religion ou quelque substitut à une croyance en une puissance divine. Elle ne connaît pas de dogme, et n’a donc rien d’un Credo in unum Deum ou d’une profession de foi publique.
La franc-maçonnerie se fonde sur la confiance en la possibilité d’une amitié mutuelle entre des personnes aux opinions philosophiques ou politiques différentes; la doctrine se limite à la tolérance, une ouverture mutuelle et confidentielle dont la discrétion extérieure est la conséquence logique. La hiérarchie est minimale: elle se limite, au sein de la loge, au maintien d’une réunion ordonnée et, pour les loges d’une même association, au respect des accords passés entre elles en tant que membres d’une même obéissance.
La franc-maçonnerie offre à ses adeptes un espace propice au développement de leur propre conception du monde. Les Églises ont bien compris ce dernier point, surtout celle de Rome, qui accuse l’ordre d’indifférentisme, c’est-à-dire d’une attitude d’indifférenciation envers les doctrines religieuses professées par les uns et les autres.
Orthodoxes et libéraux
À l’échelle mondiale, la franc-maçonnerie présente une dichotomie entre la grande majorité, qui suit l’orthodoxie anglaise, et la minorité, étiquetée libérale sur le fond, latine sur le plan géographique. La première est exclusivement masculine. L’obtention et le maintien de la reconnaissance par la Grande Loge unie d’Angleterre (United Grand Lodge of England) présupposent la croyance en un être suprême, qui, dans le langage maçonnique, reçoit le nom de Grand Architecte de l’Univers, et dont la volonté est inscrite dans un livre saint –la Bible, le Coran, etc. La franc-maçonnerie libérale a également des loges mixtes ou féminines, ne pose aucune exigence en matière de foi, et les symboles pointant vers un Dieu ou sa révélation ne sont pas toujours présents lors de leurs réunions. Si les deux courants se tiennent à bonne distance des sujets religieux et politiques, les rituels, les règles de conduite et la hiérarchie y sont en revanche très similaires.
La Flandre et Bruxelles comptent cent quarante et une loges néerlandophones parmi six obédiences (dont deux exclusivement masculines et une exclusivement féminine), le nombre de membres néerlandophones est d’environ dix mille (sans compter le nombre de membres néerlandophones des loges francophones de Bruxelles). Une seule obédience avec vingt-cinq loges néerlandophones et sept cents membres appartient à la tendance anglo-saxonne, les cinq autres avec plus de neuf mille membres appartiennent à la tendance libérale.
© Benny De Grove
Les Pays-Bas comptent quelque deux cents loges avec un peu plus de sept mille membres. Cent cinquante-six loges comptant six mille membres sont affiliées au Grand Orient des Pays-Bas, qui appartient à la lignée anglo-saxonne. Cette obédience, la plus ancienne du monde, possède également des loges à l’étranger, au Suriname, au Zimbabwe et dans les Caraïbes. Les autres loges sont principalement mixtes et réparties sur cinq obédiences, six loges fonctionnent indépendamment de toute affiliation.
Pour la grande majorité des francs-maçons néerlandais, le Grand Architecte de l’univers est un concept défini par la raison, de Dieu à un principe ordonnateur. L’écrasante majorité des maçons flamands sont libéraux-humanistes, bien que la foi ne soit plus exclusive depuis longtemps. Quant au spectre politique, les membres néerlandais sont majoritairement libéraux; les loges flamandes sont majoritairement de couleur «violette», mais les différences d’une loge à l’autre demeurent nombreuses.
© Wikimedia Commons
Le principal contraste au sein de la franc-maçonnerie des Pays-Bas correspond à la dichotomie esquissée précédemment entre les «réguliers», qui suivent l’orthodoxie anglaise, et les «non-réguliers», la franc-maçonnerie libérale. Ces étiquettes ont certes apparu au cours du XIXe siècle avant de se confirmer pendant la Guerre froide, les chemins du nord et du sud se sont séparés dès la première moitié du XIIIe siècle. Cette différence découlait alors du statut politique: à la naissance de la franc-maçonnerie, au début du XIIIe siècle, le nord était une République indépendante tandis que les Pays-Bas méridionaux étaient pour la plupart sous domination autrichienne (à l’exception de la principauté de Liège et du duché de Bouillon).
Dans la République, l’Église réformée calviniste bas-allemande dominait, même si une politique de tolérance autorisait d’autres confessions –à condition qu’elles restent aussi discrètes que possible. Le sud était catholique. Lorsqu’en 1781, les protestants et les Juifs sont autorisés à pratiquer leur foi dans l’espace public, celle-ci s’est même érigée en motif de résistance. Les Pays-Bas méridionaux, en particulier à Anvers, constituaient une vigie de Rome sur cette petite nation protestante et hostile.
La connexion anglaise de la République
domaine public
Entre le Royaume uni et la République, deux nations protestantes, les interactions étaient multiples: les hommes politiques, les intellectuels, les savants entretenaient des contacts réguliers. Le stadhouder Guillaume III d’Orange, qui deviendra ensuite Guillaume III, roi d’Angleterre et d’Irlande, a ainsi consolidé la domination politique des protestants; les scientifiques néerlandais Willem Jacob ‘s Gravesande et Christiaan Huygens sont devenus membres de la Royal Society of Natural Knowledge, nouvellement fondée.
Jean Théophile Désaguliers, l’un des pères fondateurs de la franc-maçonnerie et bras droit d’Isaac Newton, a rédigé une préface à la traduction anglaise d’un ouvrage théologique de Bernard Nieuwentyt et a donné une trentaine de conférences dans la République pour soutenir les vues théistes qu’ils partageaient, en opposition à celles de Spinoza.
Théisme, déisme, unitaires, trinitaires
Les différents mouvements protestants n’ont pas été les seuls à se quereller: à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, d’autres thèmes théologiques ont fait l’objet de passes d’armes, surtout après les publications de Spinoza. La croyance en Dieu n’était ici pas en cause (même si des athées, au sens actuel du terme, surgissaient çà et là), mais plutôt l’interprétation même de cette foi. Pour la majorité théiste, Il n’était pas seulement le Créateur, mais était aussi engagé en permanence dans la régie de sa création, tantôt comme récompense, tantôt comme punition pour le comportement de l’humanité.
Pour les déistes, Dieu s’était retiré après la création et n’intervenait que très exceptionnellement, lorsque quelque chose menaçait de mal tourner, d’où l’image de l’horloger, de la main invisible. Ensuite, il y a eu le débat sur le Dieu unique (les unitaires) ou le Dieu trinitaire: le Père, le Fils et le Saint-Esprit (les trinitaires). Si les adeptes de ces points de vue s’affrontaient dans le monde extérieur, ils se rencontraient dans les loges. Inutile de dire que le sud catholique n’y avait pas droit de cité.
Il n’est nullement surprenant que la République ait été la première à embrasser la franc-maçonnerie. Avant même que n’existe une version néerlandaise, des Anglais (voyageurs et expatriés) tenaient des réunions sporadiques à La Haye et à Rotterdam. Cette connexion anglaise avait également ses inconvénients, car les opposants au stadhouder soupçonnaient la franc-maçonnerie d’ourdir un programme politique, ce qui a d’ailleurs conduit à son interdiction en 1735.
Avant même que n’existe une version néerlandaise de la franc-maçonnerie, des Anglais tenaient des réunions sporadiques à La Haye et à Rotterdam
Le 26 décembre 1756, la Grande Loge est créée, une organisation faîtière qui, entre autres, veille au respect des Constitutions (les accords passés entre les loges) et accepte ou rejette les loges nouvellement établies. La Premier Grand Lodge d’Angleterre reconnaît l’indépendance de la Grande Loge en 1770, faisant de celle-ci la plus ancienne obédience au monde (la United Grand Lodge of England ne datant que de 1813).
Ces loges néerlandaises étaient principalement peuplées de membres de groupes minoritaires, les «dissidents»: remontrants, catholiques, luthériens, baptistes. Socialement, ils étaient des représentants de la petite noblesse et de la bourgeoisie émergente. Un certain nombre d’entre eux passeront en France après l’échec de la Révolution libérale de 1787 et créeront une loge à Dunkerque.
L’Ancien Régime dans le Sud
Dans les Pays-Bas méridionaux, l’évolution a été complètement différente: pas de contacts privilégiés avec l’Angleterre, pas d’échanges d’intellectuels ou de scientifiques, pas de diversité religieuse. Alors que le nord connaissait une activité politique qui montrait déjà des signes de modernité, le sud était encore ancré dans l’Ancien Régime. Si les loges du nord formaient une relative continuité, il n’en était pas de même dans le sud. Diverses loges, alignées sur la Première Grande Loge de Londres virent jour à l’époque, comme à Bruges, des loges «militaires» furent créées autour des casernes des armées étrangères qui avaient droit de garnison (les Hollandais à Lillo, les Écossais à Namur), et d’autres encore se constituèrent également depuis la France (Mons). Le succès de la franc-maçonnerie dans le sud a été assez paradoxal compte tenu des critiques hostiles de Rome.
Certes, les églises en général, Rome en particulier, n’étaient guère enchantées par une initiative qui réunissait des hommes de convictions différentes autour de philosophies de vie, sans l’autorité d’un pasteur ecclésiastique. Deux encycliques de l’époque (In Eminenti de 1738 et Providas de 1751) condamnent la franc-maçonnerie et interdisent aux catholiques d’y adhérer ou d’assister à ses réunions. Le premier reproche, le plus lourd, concernait exactement ce que la franc-maçonnerie avait en tête: rassembler des personnes de différentes convictions. Alors pourquoi les catholiques, y compris les prêtres et les évêques, y adhéraient-ils quand même? Parce que sous l’Ancien Régime, le souverain, qu’il soit à Paris, Madrid ou Vienne, donnait ou non son feu vert à la distribution des bulles pontificales. Un privilège qui ne fut pas accordé à ces deux circulaires. La raison en était évidente: initialement dominants dans les loges, la noblesse et le clergé, ne se laisseraient pas facilement déposséder de leur nouveau club.
La population de ces loges, contrairement à celle du nord, était socialement plutôt conservatrice. Cette composition changea quelque peu après l’Édit de Tolérance (1781), lorsque les protestants et les représentants de la bourgeoisie y furent plus facilement acceptés. Au début de l’année 1786, Joseph II réduit la franc-maçonnerie à trois loges… et à Bruxelles.
© Wikimedia Commons
Révolutions et occupation
La franc-maçonnerie néerlandaise, grâce à un grand talent pour la diplomatie et sa capacité d’adaptation, est parvenue à traverser indemne les turbulences de la Révolution patriotique, de la République batave et de l’annexion française. Toutefois, l’aversion pour la franc-maçonnerie française s’est accrue lorsque, après l’annexion politique de Napoléon, les loges hollandaises ont été obligées d’adhérer au Grand Orient de France.
Dans les Pays-Bas méridionaux, annexés immédiatement après l’invasion par la France dans les années 1790, les choses se sont déroulées différemment. Quatre loges qui ont survécu à la tourmente de la guerre et de la révolution –trois wallonnes, une bruxelloise– ont été reconnues par le Grand Orient de France sous le régime français, de nouvelles loges furent fondées, la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie y firent leur apparition. Onze loges de cette époque –quatre en Flandre, deux à Bruxelles et cinq en Wallonie– sont encore actives aujourd’hui. On peut dire que la franc-maçonnerie belge puise ses racines dans cette époque française.
La transition vers le Royaume uni des Pays-Bas (1815-1830) s’est opérée de manière relativement pacifique dans les loges, ce qui est en partie dû à la prudence des hauts dirigeants et du grand maître, le prince Frederik. Le Grand Orient des Pays-Bas accordait aux loges du sud une autonomie raisonnable sous la direction d’une grande loge établie au niveau provincial. De plus, le prince héritier Guillaume, futur roi Guillaume II, fut admis dans une loge bruxelloise. Le lien avec la famille Orange-Nassau a été étroit et tout porte à croire que les deux princes se sentaient plus à l’aise dans la tradition de la franc-maçonnerie d’origine française que dans celle des Pays-Bas.
Il semble que la révolte de 1830 ait été une surprise: peu de francs-maçons se sont impliqués dans cette étrange expérience de l’unionisme, une alliance de catholiques composée d’une faction de libéraux conservateurs. Ce n’est qu’après la canonnade de Bruxelles sous la direction du Prince et du Grand Maître Frederik que les liens furent rompus: dix loges se regrouperont sous un nouveau parapluie en 1833, le Grand Orient de Belgique, dix loges cesseront leurs activités, cinq resteront membres du Grand Orient des Pays-Bas et deux loges liégeoises formeront leur propre groupe. Les partisans d’Orange ne se distinguaient par aucune forme de nationalisme culturel ou politique; leurs choix étaient liés aux vues progressistes du roi en matière de développement économique et d’éducation. Ce n’est qu’après le traité de 1839 que la paix revint dans les loges belges et que les orangistes reprirent leurs sièges.
Le XIXe siècle, un tournant
Jusqu’à aujourd’hui, la façon dont on perçoit la franc-maçonnerie belge (à tort ou à raison) reste conditionnée par le XIXe siècle. Très tôt, elle s’est heurtée à l’hostilité de l’Église catholique, le pape Grégoire XVI s’exprimant en août 1832 contre le libéralisme et –de nouveau– contre l’indifférentisme dans l’encyclique Mirari Vos. Le pouvoir royal permettant de freiner la propagation d’une décrétale faisait alors défaut, si bien que bon nombre de catholiques quittèrent les loges, notamment après une circulaire particulièrement sévère des évêques belges en 1838, qui ont été jusqu’à refuser aux francs-maçons une place dans la terre sacrée des cimetières. Les libéraux et les simples protestants tirèrent les ficelles à partir de là.
Il est intéressant de noter que la nouvelle organisation faîtière souhaitait préserver ses amitiés avec le roi Léopold Iᵉʳ (autrefois accepté comme franc-maçon à Berne), mais n’a pas songé à lui offrir le poste de grand maître, ayant sans doute encore à l’esprit le mauvais souvenir des ingérences du prince Frederik. La franc-maçonnerie hollandaise nommera un nouveau prince grand maître après la mort de Frederik, mais au seuil du XXe siècle, elle mettra elle aussi fin à ses rapports privilégiés avec la maison royale.
© Michiel Hendryckx
La franc-maçonnerie du nord et du sud s’inspire en revanche bien des mêmes idées nouvelles, que sont le libéralisme, le positivisme, etc. Dans les deux pays, elle fait de l’enseignement neutre un fer de lance, même si la pratique est bien différente. Après 1848, les Pays-Bas ont connu un renouveau politique d’inspiration libérale dont Thorbecke devint la figure de proue.
En Belgique, la polarisation provoquée par les catholiques poussa les loges belges vers l’activisme politique. Citons par exemple la création de l’Université Libre de Belgique (plus tard « de Bruxelles ») en réponse à l’établissement d’une université catholique à Malines (plus tard « de Louvain »); l’acceptation de discussions sur des questions sociétales ; le soutien, et au besoin même l’organisation, de circonscriptions électorales libérales. Là où, aux Pays-Bas, l’enseignement public est construit par des politiques d’inspiration libérale, la défense et l’expansion de l’enseignement public sont devenues des priorités pour les loges.
L’année 1872 a constitué un point de rupture notable: après de longues discussions, les francs-maçons belges décidèrent de ne plus donner aux symboles du Grand Architecte de l’Univers et à la Bible une place obligatoire dans leurs rituels. Les Français ont suivi quelques années plus tard. Le chemin alors emprunté conduit finalement à la dichotomie esquissée au début du présent article entre les lignes anglo-saxonne et libérale. Avec l’introduction en 1893 du suffrage universel (plural), toute forme de militantisme politique s’est progressivement éteinte.
Dès ses débuts, la franc-maçonnerie a ainsi adopté des structures différentes au nord et au sud et s’est construite sur des traditions tout aussi divergentes, ce qui s’explique par une histoire politique et religieuse distincte. En cela, le contexte multireligieux des Pays-Bas et la dominance catholique dans le sud ont été des facteurs déterminants. Ajoutons pour conclure que dans le même temps, les relations entre les différents membres sont en tous points cordiales. So mote it be.