Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

La guerre a marqué Raoul Servais et Raoul Servais a laissé sa marque sur la guerre
© Raoul Servais / Raoul Servais Collection
© Raoul Servais / Raoul Servais Collection © Raoul Servais / Raoul Servais Collection
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Histoire

La guerre a marqué Raoul Servais et Raoul Servais a laissé sa marque sur la guerre

Plus d’une fois, Raoul Servais a échappé à la mort pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus tard, le cinéaste et réalisateur de films d’animation belge maintes fois primé fera preuve de créativité avec cet héritage de guerre. Une nouvelle exposition au musée In Flanders Fields et une publication font le point sur ses souvenirs de guerre. Servais est décédé le 19 mars 2023 à l'âge de 94 ans.

«Par l’ouverture du bunker, à une dizaine de mètres en face de moi, j’aperçus soudain un éclair suivi d’un énorme nuage de poussière et de débris. Aucun bruit d’explosion, sinon un sifflement perçant, continu, qui vrilla mes tympans. À travers la fumée, je vis le garçon d’écurie. Le dos ouvert par les éclats d’obus, il chancela, tomba, avant de réussir à s’engouffrer dans l’annexe où il disparut. Sur son parcours, le sol était jonché de lambeaux de poulets et de lapins, certains c’étant agglutinés au mur de l’annexe. Je n’ai aucun souvenir du cratère de l’impact. Sans doute l’obus avait-il éclaté en percutant clapiers et poulaillers. Faut-il y voir la raison pour laquelle aucun éclat ne vint souffler notre bunker? Une nouvelle fois, et vu ma position, il y a fort à parier qu’il ne m’aurait pas épargné.»

C’est ainsi que Raoul Servais se souvient de l’une des situations difficiles dans lesquelles il s’est trouvé au début de la Seconde Guerre mondiale. Les expériences et impressions de 1940-1945 ne devraient plus le lâcher. La guerre transparaît dans ses courts métrages, dans les centaines de dessins et d’aquarelles qu’il a réalisés ces dernières années, ainsi que dans ses mémoires de guerre récemment publiés.

Marqué par la guerre

Le 10 mai 1940, l’Allemagne nazie envahit nos contrées. Trois jours plus tard à peine, la Luftwaffe largue une première série de bombes sur Ostende. Raoul est légèrement blessé. Pendant ce temps, des milliers de réfugiés affluent à Ostende dans l’espoir de s’embarquer pour l’Angleterre. La Blitzkrieg allemande ne semble pas pouvoir être arrêtée.

Les circonstances obligent Raoul, son frère André et sa mère Adrienne Boussy à s’enfuir en France. Ils ne sont pas les seuls. Quelque deux millions de Belges prendront la fuite pendant les journées de mai 1940, soit plus encore que le pic de l’exode de 1914, où un million et demi de personnes avaient fui la Belgique. La grande majorité n’ira pas loin. En raison de l’avancée rapide des Allemands jusqu’à Abbeville, personne ne pourra plus dépasser la Somme. Les réfugiés devront revenir sur leurs pas.

Parmi eux, Raoul Servais. Pendant ce trajet de retour, la violence de la guerre est soudain très proche. À Wulpen, Adrienne et ses deux fils sont contraints de s’abriter avec une dizaine d’autres personnes dans un bunker situé près de la cour d’une ferme. Raoul y vivra quatre jours et quatre nuits terribles.

À l’extérieur, les troupes allemandes et françaises s’affrontent. À un moment donné, des balles sont tirées par la fente d’observation du bunker. Elles frôlent le crâne de Raoul, rebondissent sur le mur et se fichent dans la cuisse d’un homme et le bras d’un enfant, heureusement sans grand dommage. Quelques instants plus tard, Raoul voit depuis le bunker comment le valet de ferme est touché par un éclat d’obus, c’est l’extrait cité plus haut.

Fin mai 1940, la famille Servais est de retour à Ostende. Pendant leur absence, la ville a été durement touchée par les bombardements aériens, et ils retrouvent leur maison de la Kapellestraat en ruines. Des années difficiles s’annoncent. Le jeune Raoul est confronté aux restrictions de la liberté, aux distributions de nourriture difficiles, à la propagande, à la collaboration et à l’Ordre nouveau, à la résistance et à la déportation, à l’arrestation des Juifs et –plus tard– au retour des gens des camps.

Souvenirs de guerre

Toute personne qui vit une guerre en reste marquée à jamais. Lorsque le «fil de la mémoire» se fera de plus en plus ténu, Raoul Servais décidera de coucher sur le papier tout ce dont il se souvient.

Il rédigera un premier volume, traitant du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et de l’expérience de l’évasion, en 1995. La seconde partie, un développement sur les événements vécus pendant l’occupation et la libération, il la consignera entre 2008 et 2012. Raoul a également pourvu son manuscrit d’une quinzaine d’illustrations.

On notera dans le texte les nombreuses références et anecdotes sur la Première Guerre mondiale. Il s’agit notamment de l’histoire de Mummy, sur sa mère adorée Adrienne Boussy, qui avait fui en Angleterre avec ses parents et son frère pour échapper à la violence de la guerre en octobre 1914. Ils n’étaient revenus à Ostende qu’en 1919. Adrienne en avait gardé toute sa vie une passion pour la langue anglaise, qu’elle a plus tard aimé partager avec ses propres enfants, ainsi que des histoires d’exil en Angleterre. Détail frappant: Raoul et sa mère avaient tous deux 12 ans lorsqu’ils ont dû fuir la guerre (pour la première fois) en 1940 et 1914 respectivement.

Raoul Servais a donc été confronté à la guerre de 1914-1918 dès son plus jeune âge, y compris par le biais d’autres membres de sa famille: son grand-père Emile Servais possédait sur la Grande Guerre une grande collection de livres dans laquelle le jeune Raoul était libre de se plonger. De plus, son oncle Albert Servais avait participé à cette guerre en tant que soldat belge: la phase de mouvement des premiers mois de la guerre, les tranchées du front de l’Yser, la grande offensive finale qui aboutit à l’Armistice du 11 novembre 1918, il avait tout vécu.

Les récits sur 1914-1918 étaient régulièrement relatés et, comme Emile, l’oncle Albert possédait lui aussi une collection de livres sur la Première Guerre mondiale. Raoul y découvre Vive la Guerre! Hoch Krieg!, un recueil de dessins pacifistes de Robert Fuzier paru en 1932. Selon Raoul, la découverte de l’œuvre de Fuzier –un ancien combattant français devenu dessinateur de presse– a façonné sa perplexité face au phénomène de la guerre.

https://www.youtube.com/embed/405eH_uR6Yg

Quiconque étudie de près les dessins de Fuzier constate également l’influence du Français sur l’œuvre de Servais. La dérision dont Fuzier fait preuve à l’égard du militarisme fait écho aux stratagèmes avec lesquels le Till l’Espiègle écarlate piège les légions grises dans Chromophobia.

La guerre comme inépuisable source d’inspiration

Dans une interview accordée à Johan Swinnen en 2008, Servais déclare que la guerre traverse sa vie comme une ligne de faille. C’est le cas pour tous ceux qui ont enduré si intensément les conditions extrêmes de la guerre. L’esprit immodérément créatif de Servais s’est servi de cet héritage. Les souvenirs des Seconde et Première Guerres mondiales, ceux issus de sa propre expérience et ceux qui lui ont été racontés, sont devenus une source d’inspiration inépuisable pour son œuvre.

De plus, Servais a passé sa vie à documenter les deux Guerres mondiales afin de replacer sa lecture du phénomène de la guerre dans son contexte historique. Cette assiduité a donné lieu notamment à des films d’animation magistraux. Dans l’intemporel et inégalé Chromophobia (1965), Servais dénonce avec mépris et légèreté les mécanismes et excès des régimes autoritaires. Et dans Opération X-70 (1971), la menace des armes de destruction massive occupe une place centrale.

Dans des œuvres plus récentes, Servais, inspiré par la commémoration du centenaire 2014-2018, est revenu à la Première Guerre mondiale, avec les courts métrages Tank (2015) et Der Lange Kerl (2022). Ce dernier peut d’ailleurs être considéré comme un prélude à la série Duiven (Pigeons), toujours en développement à l’heure actuelle. Pour celle-ci aussi, Servais s’est inspiré de l’horreur et de l’absurdité de la Première Guerre mondiale. Les pigeons forment le fil conducteur de ces récits, mais les nombreuses nationalités –dont les Sénégalais– qui ont participé à la guerre en Belgique y sont évoquées également.

https://www.youtube.com/embed/gxEG4fpuk5U

Les quatre courts métrages mentionnés constituent le noyau autour duquel le musée In Flanders Fields a élaboré une exposition temporaire axée sur le thème de la guerre dans la vie et l’œuvre de Servais. L’exposition a été complétée par une sélection parmi les centaines de dessins et d’aquarelles réalisés par Servais ces dernières années. Il est remarquable que son œuvre la plus récente traite presque exclusivement du thème de la guerre. Servais mélange des images de 1940-1945 qui lui ont collé à la rétine avec des interprétations de ses années de recherche. L’accent est toujours mis sur l’aversion pour la répression et la violence, tant à l’égard des individus que des groupes de personnes.

Les mémoires de guerre de Raoul Servais ont été une source d’inspiration importante pour la création de l’exposition. À l’origine, ces Souvenirs de guerre (consignés en français) étaient destinés uniquement à sa famille proche. La Fondation Roi Baudouin, qui joue un rôle important dans la préservation et l’accessibilité de l’œuvre de Servais, a saisi l’occasion de l’exposition pour réaliser une publication illustrée.

Dans Souvenirs de guerre, faits historiques, souvenirs, réflexions, imagination et humour sont intimement liés. Servais sait comment raconter une histoire. Cette publication ajoute une nouvelle dimension à l’œuvre de Servais et à tout ce qui a été écrit sur lui. Il s’agit d’une lecture essentielle pour mieux comprendre son œuvre et sa personne, mais aussi d’un texte qui se suffit à lui-même et qui rejoint avec confiance le chœur des voix contre la guerre.

L’exposition Raoul Servais – Souvenirs de guerre se tient jusqu’au 31 mai 2023 au musée In Flanders Fields à Ypres.
La publication Raoul Servais – Souvenirs de guerre est disponible en trois langues (FR, NL, EN) et peut être obtenue via la boutique du musée In Flanders Fields.
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