Originaire d’une famille qui a fui Anvers après la mise à sac de la ville en novembre 1576 et qui s’est finalement implantée durablement en 1642 dans le faubourg flamand du Haut-Pont à Saint-Omer, Bernard Doncker plonge en partie dans ses souvenirs familiaux pour établir des liens entre l’histoire locale, régionale, nationale et même internationale de l’Audomarois. Dans cet article, il s’attache à la présence du flamand à Saint-Omer au courant des siècles.
Saint-Omer est située selon les guides touristiques «aux confins de la Flandre et de l’Artois», c’est-à-dire sur une terre de contact entre les collines d’Artois et la vaste plaine maritime, pour partie marécageuse, qui s’étend des monts de Flandre au littoral de la mer du Nord. Le pays de Saint-Omer voit le mélange des eaux vives et des eaux stagnantes, la juxtaposition de la brique rouge argileuse et de la brique jaune sablonneuse. L’eau y est omniprésente, elle sépare par des wateringues1 creusées depuis toujours «à la grèpe» (expression dérivée de grijpen, signifiant saisir ou attraper en néerlandais) les bandes de terre limoneuses appelées «lègres» (lage aarde). La cohabitation des langues romane et germanique constitue un élément fort de l’identité de la Morinie2.
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D’abord peuplée de Celtes, conquise par les troupes romaines de Jules César puis envahie par les Francs Saliens venus de Germanie, mais aussi par les Frisons, les Saxons, les Anglo-Saxons et enfin plusieurs fois pillée par les Vikings venus de Scandinavie, une grande partie de la Flandre et de l’Artois a vu sa langue locale, le flamand occidental, se développer en intégrant de nombreux apports linguistiques. Prenons pour seul exemple la barque locale traditionnelle appelée «escute» qui provient du vieux-norrois «skuta», donnant «skuit» en néerlandais et finalement «skuut» en flamand occidental.
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Riche de ces apports successifs, le flamand resta l’unique langue vernaculaire à Saint-Omer jusqu’au XIIIe siècle. Il a donc durablement imprégné la toponymie, l’hydronymie, l’odonymie et la patronymie locales. Après que Saint-Omer a été rattachée au comté d’Artois créé au XIIIe siècle, le français a progressivement gagné l’aristocratie désireuse de se démarquer du petit peuple alors que les moines de l’abbaye Saint-Bertin utilisaient le latin comme les chanoines et les clercs de la cathédrale sur le mont Sithieu. C’est autour de ces deux pôles que la ville s’est développée. Proche de l’Angleterre, Saint-Omer devint l’une des premières cités marchandes de Flandre grâce aux importations de la laine et aux exportations de draps, de céréales, de sel et de vins. Le quai des Salines et le «winkai» (quai au vin) en témoignent.
Le premier port de la ville se situait dès le XIe siècle dans le quartier du Bachelin, mot allemand «das Bächlein» (petit ruisseau), point de départ d’une modeste rivière coulant vers le nord, appelée Nordstroom. Le commerce s’intensifiant, il fallut dès 1165 creuser le canal de l’Aa relié à la ville par la waterpoorte (porte d’eau) du faubourg du Haut-Pont (Hoobrigghe) pour permettre la navigation d’embarcations de gros tonnage. Ainsi, depuis le quartier du «petit Holland», les bélandres (bij ‘t land), ancêtres des péniches actuelles, transportèrent les marchandises durant des siècles vers le port de Gravelines ou Grevelingen. En utilisant le flamand pour ses négociations commerciales au sein de la Hanse, la bourgeoisie marchande, réunie au sein de la Ghilda mercatura, resta bilingue. Les libertés communales étaient alors garanties par une charte dite «Keure» que Guillaume Cliton et Robert le Frison, comtes de Flandre, avaient accordée à la ville.
Lors de la récession économique causée par la guerre de Cent Ans entre l’Angleterre et la France, la ville de Bruges supplanta Saint-Omer qui cependant connut au XVe siècle une période plus faste au sein de l’État bourguignon. Les compositeurs de l’école franco-flamande et les peintres primitifs flamands firent jeu égal avec la florissante Italie. Roland de Lassus ne se faisait-il pas appeler aussi Orlando di Lasso? La cathédrale de Saint-Omer ainsi que le musée Sandelin possèdent de nombreuses œuvres d’art sacré datant de cette époque.
Trois églises proposaient quotidiennement des messes en flamand jusqu’à la fin du XVIe siècle
Sous le règne de Charles Quint, lui-même bilingue, le flamand put se maintenir intramuros jusqu’au milieu du XVIe siècle. L’administration échevinale et le tribunal appelé «vierschaere»3 publiaient les jugements chaque lundi en flamand dans le «mandabouc» soit le «maandagboek» consultable à la Guildhalle4 sur la vaste place du marché. Les trois églises dédiées aux Hoobrigghenaerts et Lyzelaerts (c’est-à-dire les habitants des faubourgs flamands du Haut-Pont et de Lyzel), l’église Sainte-Marguerite, l’église Saint-Martin-en-Lisle et la Sint-Janskerk qui étaient situées en ville, ont aujourd’hui disparu. Elles proposaient quotidiennement des messes en flamand jusqu’à la fin du XVIe siècle.
Comme dans le reste des Pays-Bas, de nombreux habitants des faubourgs maraîchers flamands du Haut-Pont, de Lyzel et du quartier flamand intramuros où vivaient les ouvriers des tanneries et des brasseries sises le long du quai de l’Erbostade, ne restèrent pas insensibles aux idées de la Réforme. Encouragés par les Gueux venus notamment de Steenvoorde et de Hondschoote, ils tentèrent à plusieurs reprises de s’emparer de la Guildhalle, emblème du pouvoir local. Un gibet fut même dressé pour les en dissuader. Après plusieurs émeutes opposant les calvinistes, appelés localement les «Sinoguets», du nom de leur chef, le lieutenant Antoine Sinoguet fidèle à Guillaume d’Orange, aux «Johannistes», les partisans catholiques de Juan d’Autriche, la plupart des habitants retrouvèrent le chemin de l’Église de Rome, mais les échevins refusèrent en 1594 et pendant trois siècles de leur accorder une paroisse et un lieu de culte «afin qu’ils ne se laissent pas entraîner comme autrefois à des révoltes contre la cité».
À la fin du XVIe siècle, les Jésuites arrivèrent massivement pour mettre en œuvre la contre-réforme. Ils firent construire plusieurs magnifiques lieux d’enseignement destinés surtout aux jeunes francophones, enfants de familles aisées de Flandre, d’Artois et du Hainaut. Dans le même temps, les trois provinces qui constituaient le socle méridional des 17 provinces des Pays-Bas subirent la terrible Inquisition menée par le duc d’Albe à l’encontre des adeptes de la RPR, «la religion prétendue réformée». Alors que les Jésuites accueillaient de nombreux jeunes catholiques anglais dont les parents refusaient toute éducation anglicane, les protestants étaient contraints à l’exil en Hollande. Obéissant à Philippe II, roi d’Espagne, les Jésuites ont largement contribué à diffuser la langue française à Saint-Omer bien que, par pragmatisme, ceux-ci aient accepté de prêcher en flamand mais uniquement pour faire barrage aux idées nouvelles. Le bastion de la contre-réforme qu’était Saint-Omer «valait bien une messe… en flamand».
le flamand occidental est restée la langue usuelle pratiquée par un quart de la population de Saint-Omer jusqu’au début du XXe siècle
Malgré l’obligation d’utiliser la langue française prononcée à la fin du XVIe siècle par le roi Philippe II d’Espagne qui régnait aussi sur le Saint-Empire romain germanique, en dépit de celle édictée à la fin du XVIIe siècle par le roi Louis XIV peu après la conquête de la ville, faisant fi des injonctions des premiers Républicains hostiles aux langues régionales issues selon eux de l’Ancien régime et enfin passant outre aux interdictions de Jules Ferry, le ministre fondateur de l’école publique, laïque, gratuite et obligatoire, le flamand occidental est resté la langue usuelle pratiquée par un quart de la population de Saint-Omer jusqu’au début du XXe siècle. Ceci a contribué au particularisme de cette communauté naturellement tournée vers la Flandre plutôt que vers l’Artois. Les «faux-bourgeois5» flamands (soit les habitants des faubourgs) furent regardés durant tout le XIXe siècle comme «une estimable peuplade, une tribu à part du peuple d’Israël» (Hector Piers).
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Le flamand occidental a régressé à Saint-Omer, mais entre 1850 et 1970, ce repli n’était somme toute que de trois kilomètres, passant du bout du Haut-Pont, de l’ancienne Viermolenstraet (rue des Quatre moulins6) au village de Saint-Momelin et de Lyzel au lieu-dit le Schoubrouck derrière la forêt de Clairmarais (Klomoerasch). Ce phénomène difficilement réversible malgré les efforts soutenus de certains élus et de plus en plus de locuteurs natifs témoigne d’une belle fidélité à une langue qui ne fut transmise qu’oralement durant quinze siècles. Elle compte aujourd’hui parmi les langues considérées comme «sévèrement menacées» par l’Unesco.
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Une bonne nouvelle est survenue en décembre 2021 avec la reconnaissance officielle du flamand occidental par l’État français qui s’engage enfin à en assurer son enseignement dans les écoles publiques et privées de l’Académie de Lille qui en feront la demande. Le néerlandais est, quant à lui, déjà enseigné dans une école primaire de Saint-Omer.
‘t is beeter laete of nooit! (Mieux vaut tard que jamais!)