Partagez l'article

Lisez toute la série
arts

La légèreté de l’oiseau : l’artiste Johan Van Geluwe (1929-2020)

Par Luc Devoldere, traduit par Jean-Marie Jacquet
6 février 2020 5 min. temps de lecture Carnets d’un étonné

«L’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité». À partir de cette citation de Friedrich Nietzsche, l’artiste flamande Marie-Jo Lafontaine a réalisé en 1991 une installation à la Glyptothèque de Munich: les flammes rouges de ses grandes photos lèchent l’intérieur des caissons de la coupole du musée, et celle-ci est cerclée d’une frise où est inscrite la phrase de Nietzsche. Une installation que n’aurait pas désavouée Johan Van Geluwe (1929-2020).

Mais ce dernier a fait autre chose.

C’est lui qui, en 2001, dans la petite ville d’Audenarde, en Flandre-Orientale, a placé à l’entrée du pont sur l’Escaut, côté rive droite, un panneau sur lequel était écrit l’équivalent allemand de «Attention! Vous quittez le Saint Empire romain de la nation germanique». Sur la rive gauche, il a posé un écriteau portant la mention «Attention. Vous quittez le royaume de France».

Van Geluwe faisait ainsi table rase des frontières de la Belgique actuelle et leur substituait celles de l’an 1000, époque où l’Empereur du Saint Empire avait bâti un fort à Ename (à proximité d’Audenarde), à quoi Baudouin IV, comte de Flandre et vassal du roi de France, avait répliqué en construisant une tour sur la rive opposée.

Les frontières sont toujours contingentes: elles se trouvent où elles se trouvent, mais leur emplacement ne répond pas à un ratio impératif. Pourtant, on ne les accepte vraiment qu’au moment où on veut les dépasser. Vouloir sans cesse les remettre en question ou les modifier, c’est ouvrir la boîte de Pandore. Van Geluwe, lui, célèbre leur contingence à sa manière: il feint ouvertement.

Il procède de même avec la belgitude. Ce terme a été utilisé pour la première fois en 1976 par l’écrivain belge francophone Pierre Mertens. Si la négritude
de Léopold Senghor est un vocable reconnu, alors pourquoi pas aussi belgitude? L’âme belge – jadis, on évoquait le caractère national, mais ce n’est plus permis aujourd’hui; on parle désormais d’identité, mais ce n’est pas moins suspect – serait surtout une âme creuse, qui se définit par ce qu’elle n’est pas. Disons qu’elle est ce qui reste quand on a énuméré les ressemblances entre Flamands et Néerlandais et entre Belges francophones et Français.

Jean-Pierre Stroobants écrivait dans Le Monde du 2 mai 2005, faisant écho à la nouvelle vague belgo-flamande d’artistes de la scène qui perçaient en France: «Il existe, au-delà de toutes les différences, un lien entre Flamands et francophones de Belgique, un sens commun de la dérision, du surréalisme, du génie créatif». Il faut le savoir: la Belgique n’est pas morte. Elle existe, et si les Belges eux-mêmes la répudient, l’étranger continuera de l’honorer. Le roi Albert II, s’adressant aux Corps constitués au Palais royal de Bruxelles en janvier 2010, s’exprimait en ces termes: «Le monde extérieur souligne régulièrement un certain nombre de qualités qui seraient spécifiques aux Belges. Il y a notre ouverture aux autres cultures, notre créativité pour trouver des compromis, notre pragmatisme, une certaine modestie et notre faculté de ne pas nous prendre trop au sérieux». Je ne connais aucun autre pays au monde qui fonde son identité nationale, donc sa fierté nationale, sur l’inaptitude à la fierté.

En 2005, la Belgique a fêté ses 175 ans d’existence. On a demandé à un Suisse de préparer une exposition sur le pays, et les attentes ont été plus que comblées. Harald Szeeman est venu, a vu et a vaincu avec La Belgique visionnaire, présentée au centre artistique BOZAR à Bruxelles. Il avait déjà acquis de la pratique avec une Suisse et une Autriche visionnaires, et il a d’ailleurs confié qu’il ne pouvait élaborer ce genre d’expositions que sur des pays de taille comparable, jamais sur de grandes nations comme la France ou l’Allemagne. De fait, la Belgique allait être pour lui le dernier volet d’un triptyque, en même temps que sa dernière oeuvre car il est décédé juste avant l’ouverture de l’exposition.

Szeeman a métamorphosé le manteau fripé de la Belgique en une cape de magicien. Peut-être faut-il justement pour cela un profane qui n’éprouve aucun complexe à aborder vos clichés. Du reste, j’ai lu dans une critique relative à l’exposition une question pertinente: «Cette exposition, réalisée par un extérieur, touche-t-elle le noyau réel d’un pays irréel, ou se limite-t-elle à un flirt superficiel avec les stéréotypes du surréalisme à la belge (…)? La bizarrerie est-elle le vernis ou la basse continue de la belgitude, si tant est qu’il existe une belgitude?» Par bonheur, il y avait déjà en 2005 un certain Johan Van Geluwe. Et Szeeman a fait appel à lui.

De Van Geluwe, nous connaissons la formule «Sire, il n’y a plus de primitifs flamands», paraphrase ironique de l’amère constatation que faisait le Wallon Jules Destrée dans sa lettre ouverte au roi Albert Ier en 1912: «Sire, il y a en Belgique des Wallons et des Flamands; il n’y a pas de Belges».

On retient également son Eendracht breekt macht (L’union casse la force), où il renverse la devise belge en un appel à briser l’usage de la force – sous toutes ses formes – en faisant front. Mais son sommet est incontestablement BELGIUM IS -ART- IFICIAL SINCE 1830.

Génial dans sa simplicité. Ce Belgium is Art s’inscrit dans une démarche qui n’est pas sans rappeler le Kakanien inspiré à Robert Musil par l’Autriche-Hongrie; il rejoint un penchant postmoderniste pour l’hybride en tant que dépourvu d’identité propre et par là même générateur de valeurs humaines et modèle de vie: un pays qui est une oeuvre d’art. Mais art-ificial since 1830 met le doigt sur ce que toute construction politique, nation et État, a d’artificiel. Il ne faut pas chercher plus avant. Place, à présent, à la leggerezza de Calvino, la légèreté que l’écrivain demandait à la littérature – le talent d’enlever aux choses leur pesanteur: telle est la vertu qui porte Van Geluwe à jouer avec la belgitude, voire, au besoin, avec la flandritude. Légèreté n’est pas frivolité. Ce n’est pas non plus la légèreté du duvet ou de la plume folâtre mais celle, aérienne, de l’oiseau, autrement dit la capacité d’élévation qui aide tellement à vivre ensemble.

Luc-Devoldere

Luc Devoldere

écrivain, essayiste et ancien rédacteur en chef (2002-2020) de Ons Erfdeel vzw

Commentaires

La section des commentaires est fermée.

Lisez aussi

		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [000000000000267a0000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)