Mandula van den Berg : la lettre
Suite à la demande de la maison flamando-néerlandaise deBuren à Bruxelles, dix-huit jeunes auteurs flamands et néerlandais ont chacun ramené à la vie une peinture du Rijksmuseum d’Amsterdam. Ils ont ainsi écrit un nouveau texte sur une vieille œuvre de la Galerie d’honneur en ayant toujours en tête cette question: que voyez-vous quand vous regardez ces peintures avec des lunettes genrées? Mandula van den Berg se demande qui est l’auteur de la lettre adressée à la femme en bleu de Johannes Vermeer. La femme en bleu va-t-elle répondre à cette lettre?
Mandula van den Berg (° 1996) a étudie la littérature et la rhétorique à Berlin. Elle écrit des lettres et des nouvelles,
© «Rijksmuseum».
La lettre
Une femme se tient debout devant la fenêtre, dans sa veste de lit, et gratte la cire d’une enveloppe. Insistant sur le cachet, comme sur la croûte d’une blessure. En secret et avec gêne. Jusqu’à ce qu’elle parte et commence à saigner.
La femme déplie alors le papier et le lisse, à l’instar des bouchers qui caressent un beau jambon, d’un lourd revers de la main mais avec une tendresse inattendue.
Il est encore tôt et le ciel, dehors, paraît laiteux et plombé. Les bateaux sur le canal ne flottent pas, mais s’enfoncent dans l’eau brune. Des garçons aux jambes maigres portent de gros paniers au marché de poissons.
La lettre est écrite en pattes e mouches par un homme au cou de taureau.
La femme sourit et lit d’un air apitoyé, presque sans regarder.
Elle défroisse délicatement le papier avec le pouce.
La lettre est de son premier amour. Il écrit que ses lèvres lui manquent. Il est parti en mer et boit du genièvre avec des filles sans pudeur, mais pense aux taches brunes qu’elle a sur le ventre. Le cri des mouettes est le même dans tous les ports, écrit-il.
La lettre est de son père. Les phrases sont irrégulières et inachevées, exactement comme lorsque son père parle. Ma fille, j’ai pleuré dernièrement, ta mère était là aussi. Ce sont des mots tendres, la bizarrerie d’un vieil homme. Il pense qu’il n’y en a plus pour longtemps.
La femme poursuit sa lecture les yeux fermés.
La lettre est de son fils mort-né. Elle lit sa lettre les poings serrés et le ventre ample. Elle chuchote: ne pars pas.
Ses mains semblent trembler, mais lorsque la femme rouvre les yeux et poursuit sa lecture, elle le fait san ciller.
La lettre est de son mari, sarcastique et accusatrice, mais avec les mots piteux d’un mendiant.
La lettre est d’un ami oublié, d’un marchand au crâne dégarni et aux mains baladeuses, d’un peintre, d’un roi.
Dans de longues phrases, ils parlent des horizons lointains, du passé, de l’absence. Même sur le papier, leurs voix rappelent celle des aboiements rauques d’un grand-père, mais les chiens de papier ne mordent pas.
La femme se tient debout devant la fenêtre, dans sa robe de nuit, les seins lourds sous son vêtement épais.
Combien de femmes ouvrent des lettres remplies de voix d’hommes dans des pièces sentant la cire d’abeille, un collier de perles laissé sur la table et la carte d’un comté au mur? La blessure rouverte, sciemment.
C’est le mois d’octobre et le vent, comme à son habitude, vient du sud-ouest. Les ormeaux se gonflent du vent marin et la femme se demande un instant si elle va répondre à la lettre, mais elle se résigne à la ranger parmi les autres. Il est encore tôt.