La liberté poétique radicale de Hans Faverey
L’œuvre du poète néerlandais Hans Faverey (1933-1990) a souvent été perçue comme hermétique. Néanmoins les traducteurs des «Poésies» rendent toute l’ampleur et la rigueur de ses poèmes.
L’œuvre du poète néerlandais Hans Faverey (1933-1990) a souvent été perçue comme hermétique. Comprenant les recueils Poésie (Gedichten),
Poésie 2 (Gedichten 2), Chrysanthèmes, rameurs (Chrysanten, roeiers), Éclairage (Lichtval),
Chaînes soyeuses (Zijden kettingen), Dieux irritants (Hinderlijke goden), Contre l’oubli (Tegen het vergeten),
Le Décomplété (Het ontbrokene) ainsi que des poèmes isolés, le volume Poésies dévoile la poétique inclassable d’un auteur qui a conçu ses créations sous la forme de cycles, de séries.
Comme Erik Lindner l’évoque dans sa préface, l’attention de Hans Faverey se porte sur la structure, sur une composition quasi musicale qui n’est sans doute pas étrangère au fait que le poète jouait du clavecin. Chaque recueil poétique forme une série se subdivisant en parties, en séquences. Marqué dans sa jeunesse par le poète flamand Paul Van Ostaijen (1896-1928), ensuite par les poètes objectivistes et la poésie chinoise, il a exploré une veine surréaliste, sensible à l’absurde. Les motifs récurrents de son œuvre – la licorne, l’araignée, la mer, les références au Surinam (Hans Faverey est né à Panamaribo, capitale du Surinam, jusqu’en 1975 colonie des Pays-Bas) – s’articulent à des jeux de langage proches de Wittgenstein. Dans Man & Dolphin, Homme & Dauphin, le poète évoque un homme s’échinant à enseigner le mot «balle» à un dauphin. Au-delà de la dénonciation de l’aberration du dressage, le poète confie à sa démarche le soin de jouer avec les paradoxes logiques et les limites linguistiques. Dans un des poèmes, en poussant jusqu’au loufoque, il met en scène les paradoxes de Zénon, celui d’Achille et de la tortue et celui de la flèche qui n’atteint jamais sa cible.
La tortue
comment fait la tortue;
et pourquoi la tortue fait-elle
ainsi. Pour ne pas être lièvre
ni hérisson, rit le pic-vert (…)
En tant que lièvre la tortue
n’a rien à perdre hormis une forme
de rapidité, qui fait tellement
rire la tortue, que même
sa flèche la rattrape, après s’être
d’abord écrasée sans but.
La sobriété, l’extrême densité des poèmes congédient le registre métaphorique, les épanchements lyriques. Une poétique en actes s’inscrit dans des textes rythmés par les blancs, le silence, l’immobilité.
Aucune métaphore
n’est ici de mise. L’allumette,
conformément à sa mission,
communiquait en brûlant.
Tournant le dos à l’expression intime, à la primauté accordée à la mise en forme des affects, les poètes objectivistes (Charles Reznikoff, William Carlos Williams…) ont conçu le verbe comme un espace en prise sur le réel, ayant pour mission de dire ce qui est. Là où les objectivistes affirment l’effacement du poète au profit de la convocation du réel objectif, l’œuvre de Hans Faverey dépasse l’objet en direction du rien. Le sujet se voit soumis à un processus d’effacement, d’évaporation.
Où je réside,
je m’écoule;
là où je m’évapore:
de chardons.
Mon nom:
nids blancs
grains durs de rien.
Ma voix:
pommes glacées.
En un premier temps, les réalités se dissolvent sous les mots qui ne les atteignent plus, en un second temps, les mots eux-mêmes s’abolissent. Le cogito cartésien («je pense donc je suis») se voit mis en doute, parodié par sa contamination via les paradoxes logiques du type Épiménide le Crétois, Épiménide le menteur («j’existe, donc je mens»). Rien ne résiste à la corrosion par l’absurde, au scalpel d’un esprit débusquant le non-sens au cœur du sens. Comme un Monsieur Teste de Paul Valéry passé dans l’alambic de Lewis Carroll et le tamis d’Henri Michaux. D’autres états logiques se découvrent, où la conséquence précède la cause. L’ensemble des repères vacille.
Depuis
que ceci a été pensé
je me suis égaré en direction de la source;
en cherchant des allumettes
la cigarette est partie en fumée.
Hans Faverey enchâsse en des formes courtes des interrogations serrées sur le temps, des investigations sur les possibles de la phrase, du mot poussés à leurs limites. Au travers de figures mythologiques (Ningal, Perséphone, Gorgone…), de philosophes (Socrate, Pythagore…), de compositeurs (Couperin, Cavazzoni…), les textes se penchent sur un miroir métalinguistique. La rythmique poétique privilégie les ruptures de pensées, les sauts entre images ou sensations passées sous le crible de la réflexion. De nombreux textes sont émaillés de termes en français, en anglais, en allemand ou d’abréviations (s.m. pour soi-même), autant de manières de faire vibrer les sonorités au travers de la diffraction du sens. Derrière les jeux sur les mots, la désarticulation entre le verbe et les choses, un ludisme, une liberté radicale transparaissent. La liberté de sortir le poème de sa référence, de la représentation. Les traducteurs rendent toute l’ampleur et la rigueur d’une œuvre complexe à traduire dès lors qu’elle illimite les niveaux de langage.