Partagez l'article

histoire, langue

La longue survivance du néerlandais à New York et au New Jersey

Par Kieran O'Keefe, traduit par Faculté des langues, cultures et société de l'université de Lille
27 août 2024 10 min. temps de lecture

Près de 300 ans après la conquête anglaise, la langue néerlandaise était encore employée sous différentes formes à New York, ainsi que dans le nord du New Jersey. Même si elle est tombée en désuétude à New York au début du XVIIIe siècle, elle était encore la langue principale utilisée dans de nombreuses régions rurales jusqu’à la fin de la Révolution américaine. Presque disparu au cours du XIXe siècle, le néerlandais a continué d’être pratiqué par une poignée de locuteurs au XXe siècle.

À la fin de l’été 1664, quatre frégates anglaises accostent au large de la Nouvelle-Amsterdam. Au lieu de résister, le directeur général de la Nouvelle-Néerlande, Pieter Stuyvesant, cède la ville et la colonie aux Anglais. Même si les Néerlandais reprennent brièvement le contrôle de la colonie en 1673, le Traité de Westminster la restitue l’année suivante au gouvernement anglais. C’était la fin de la Nouvelle-Amsterdam.

«Pas capables de parler ni d’écrire l’anglais correctement»

Au cours des décennies suivant la conquête anglaise, la langue néerlandaise a prédominé dans ce qui était alors la Nouvelle-Néerlande. Les Néerlandais refusaient généralement de s’intégrer et s’efforçaient de conserver leur langue. En 1699, les anglicans de New York constataient que la colonie «ressemblait davantage à une province étrangère conquise par la force qu’à une colonie anglaise.» La même année, le gouverneur colonial de New York affirmait que les Néerlandais «n’étaient pas capables de parler, ni d’écrire l’anglais correctement». À New York, au début du XVIIIe siècle, la population blanche était composée à majorité de Néerlandais.

La langue néerlandaise était encore plus répandue dans la vallée de l’Hudson. Bien souvent, dans cette région, les immigrants apprenaient à parler le néerlandais au détriment de l’anglais. Dans les années 1670, la plupart des huguenots français qui ont fondé New Paltz faisaient l’apprentissage du néerlandais. À l’origine, les archives de leur église étaient rédigées en français, puis les huguenots sont passés au néerlandais, et plus tardivement à l’anglais.

Les pratiques culturelles néerlandaises y sont aussi restées prédominantes. La prévalence du droit romano-néerlandais autorisait les femmes à conclure des testaments communs avec leur mari, permettait aux épouses de conserver leur nom de jeune fille, et aux filles d’hériter des terres. Les pratiques juridiques néerlandaises sont demeurées en vigueur jusqu’en 1730 dans la ville de New York et ont perduré une génération de plus dans les régions rurales.

Dans la ville de New York, l’emploi du néerlandais a régressé plus rapidement que dans le reste de la colonie. À Manhattan, la communauté néerlandaise n’était pas aussi isolée que celle des régions rurales, et ses membres communiquaient fréquemment avec des anglophones. L’arrivée en masse de nouveaux immigrants originaires des Îles Britanniques y a également provoqué le déclin du néerlandais. En 1730, la population blanche d’origine britannique surpassait en nombre la population néerlandaise.

Au cours des trois premières décennies du XVIIIe siècle, les Néerlandais étaient généralement bilingues, ils employaient l’anglais en public et le néerlandais chez eux. À la fin de 1730, les jeunes New-Yorkais néerlandophones apprenaient l’anglais au détriment du néerlandais, et vers 1750, la langue néerlandaise était, en général, seulement parlée par les plus âgés. La nouvelle génération avait tendance à se considérer anglophones. Les jeunes préféraient aussi les cérémonies religieuses en anglais, et la plupart quittaient l’Église réformée néerlandaise pour rejoindre l’Église anglicane.

Lorsque l’herboriste suédois Peter Kalm visite la ville de New York en 1749, il constate la régression de la langue néerlandaise. Pour lui, il est clair que la plupart des New-Yorkais d’origine néerlandaise «succombaient à la langue anglaise».

Dans la vallée de l’Hudson, l’usage de la langue néerlandaise a perduré jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. À l’époque de la Révolution, le néerlandais était plus fréquemment parlé que l’anglais dans de nombreuses communautés des comtés d’Albany, de Dutchess et d’Ulster. La ville de Kingston a conservé ses archives en néerlandais jusqu’en 1774.

Après sa visite en 1749, Peter Kalm déclare que «Les habitants d’Albany et ceux des environs sont presque tous néerlandais. Ils parlent néerlandais, leurs pasteurs sont néerlandais, et la messe est donnée dans cette langue.» Quelques années plus tard, en 1769, Richard Smith remarque, après avoir visité le comté de Dutchess, que «les femmes et les enfants n’étaient pas capables de parler une autre langue que le néerlandais populaire.» En 1774, un autre voyageur, Patrick M’Robert, fait la même remarque au sujet du comté d’Albany où les gens venaient «principalement de Hollande, pays dont ils conservent en grande partie la langue et les manières, bien que la plupart sachent parler l’anglais». En 1788, la nouvelle Constitution fédérale est même traduite et publiée en néerlandais dans le comté d’Albany.

La langue néerlandaise était aussi communément parlée par la population noire new-yorkaise. Les avis de recherche d’esclaves mentionnaient régulièrement que ceux-ci parlaient néerlandais. Sojourner Truth, qui est née esclave dans le comté d’Ulster en 1797, a grandi en parlant le néerlandais, qui était sa langue maternelle.

Une régression suite à la Révolution

Le néerlandais a commencé à régresser de manière significative dans les régions rurales après la Révolution américaine. Certains de ces changements peuvent être observés dans les églises. En 1790, à la mort du chef de l’Église réformée néerlandaise du comté d’Albany, l’église cesse de célébrer les messes en néerlandais, au grand désarroi de ses fidèles les plus âgés. À compter de 1808, les documents conservés dans les archives de l’église néerlandaise de Kingston sont en anglais.

Avant la Révolution américaine, les pierres tombales du cimetière de l’Église réformée néerlandaise de Fishkill étaient généralement gravées en néerlandais. Après, les inscriptions se font en anglais. Cette même Église a par ailleurs cessé de célébrer les messes en néerlandais dans les années 1800.

Jusqu’à la fin de la Révolution, les messes de la nouvelle Église réformée de New Paltz se donnaient aussi exclusivement en néerlandais. Après avoir alterné entre le néerlandais et l’anglais afin de satisfaire les jeunes fidèles, l’Église adopte finalement l’anglais comme seule langue en 1817. Dès 1800, les documents des archives des églises n’étaient plus rédigés qu’en anglais.

Des locuteurs âgés

Jusque dans les années 1800, l’usage du néerlandais est resté relativement courant dans de nombreuses communautés de la vallée de l’Hudson, quoiqu’il y ait été moins répandu qu’au XVIIIe siècle. Gerardus Balthazar Bosch, révérend néerlandais et ministre de l’île de Curaçao, conste la prévalence du néerlandais lors de ses visites à New York et dans le New Jersey en 1826. Il remarque que la langue est toujours parlée dans le comté d’Albany, ainsi que dans la ville de Schenectady. Toutefois, le pasteur trouve ce dialecte «fort laid, peu raffiné, mais aussi grossier, et infesté d’expressions erronées.»

Dans l’État du New Jersey, Bosch a entendu parler néerlandais à Hoboken, et a même fait la connaissance d’un fermier de Hackensack qui ne maîtrisait pas l’anglais. De même, lors de visites à New York, il a rencontré à plusieurs occasions des locuteurs néerlandais. Ces derniers étaient des fermiers originaires de la vallée de l’Hudson. En 1839, un autre voyageur affirme qu’il y avait encore des résidents dans le comté de Dutchess qui «ne parlaient que le néerlandais populaire.» Martin Van Buren, qui est né au sein de l’ancienne communauté néerlandaise de Kinderhook et a été président des États-Unis de 1837 à 1841, parlait néerlandais comme le reste de la population dans cette zone.

Au milieu du XIXe
siècle, la langue néerlandaise connaît un déclin significatif, et seules les personnes âgées continuent à l’utiliser. En 1842, le journal américain The New York Herald déclare que l’Albany «perd rapidement toutes ses coutumes néerlandaise » et que «la langue même est oubliée». Pour «l’entendre à l’heure actuelle dans sa forme la plus authentique, une visite à Helderburgh (une région montagneuse du comté d’Albany) s’impose.» En 1858, ce même journal affirme que la langue néerlandaise a pratiquement disparu chez les luthériens. Cette langue demeurait utilisée par d’anciens fidèles à l’occasion de quelques assemblées dans le New Jersey. L’année suivante, le journal The Weekly Anglo-African indiquait que certains Afro-Américains âgés du comté de Queens maîtrisaient le néerlandais «aussi bien que de nombreux Hollandais», et que la communauté noire était «indéniablement d’origine néerlandaise».

Le néerlandais était encore parlé dans l’ancienne Nouvelle-Néerlande à la fin du XIXe sicèle, mais sa pratique se limitait principalement à la région d’Albany, et au comté de Bergen dans l’État du New Jersey. Un locuteur du néerlandais de ce comté affirmait qu’au cours de son enfance, «le Jersey Dutch était la forme de discours prédominante et naturelle dans les foyers de beaucoup de résidents plus âgés.»

En 1895, le quotidien New York Daily Tribune enquête sur la communauté néerlandaise de Hackensack, aussi dans le New Jersey. Les journalistes remarque que nombreux sont les descendants des premiers agriculteurs néerlandais à être restés vivre sur les terres, ainsi qu’à pratiquer le néerlandais. Le quotidien écrit notamment que les femmes âgées sont «profondément néerlandaises». Le journal ajoute toutefois que la communauté néerlandaise ne perdurerait pas, car de nombreux jeunes déménageaient, tandis que des étrangers s’installent dans la communauté.

En 1881, un homme exhorte les New-Yorkais d’origine néerlandaise à apporter leur soutien aux Boers d’Afrique du Sud, dans la lutte pour l’indépendance qui les opposait à l’Empire britannique. «Ont-ils [les New-Yorkais d’origine néerlandaise], au contact des Anglais, perdu toute sympathie pour leur propre peuple au point de ne pas se joindre au mouvement de soutien à leurs semblables?» s’interroge-t-il. Il ajoutait que «même dans nos fermes à Catskill, ainsi que dans les comtés d’Albany, de Rensselaer et de Duchess [sic], les descendants des Néerlandais de Nouvelle-Néerlande continuent à parler la langue de leurs ancêtres dans la célébration sacrée de leurs foyers.» En 1909, un voyageur de passage dans la vallée de l’Hudson observe qu’«étonnamment, le néerlandais et les coutumes prévalent toujours au cœur des vieux villages de la région.»

Présence attestée jusqu’au XXe siècle

Dans le comté d’Albany ainsi qu’au nord du New Jersey, le néerlandais a été parlé jusqu’au XXe siècle. De nombreux linguistes se sont empressés d’étudier les petites communautés de locuteurs néerlandais, constatant que la langue était vouée à s’éteindre bientôt. En 1908, un universitaire écrit «qu’il y a encore d’anciens colons néerlandophones vivant en amont de la rivière Hudson à Albany, mais aussi dans le comté de Schenectady». Cependant, les jeunes générations ne communiquent pas en néerlandais, ce qui signifie que «bientôt le néerlandais aura complètement disparu à New York.»

Une étude sur la pratique du néerlandais autour d’Albany et de la vallée de la rivière Mohawk est publiée en 1938. Un autre linguiste a rendu visite aux locuteurs néerlandais du comté de Bergen et publie un article en 1910 dans lequel il décrit leur dialecte. S’appuyant principalement sur quatre participants âgés de 70 à 89 ans, l’article recense 664 mots de néerlandais parlé dans le New Jersey.

L’auteur indique également que le néerlandais est parlé par les personnes âgées afro-américaines qui s’établissent dans les montagnes à l’extérieur du village de Suffern, dans l’État de New York. Néanmoins, ce linguiste précise que cette communauté ne souhaite pas rencontrer d’étranger. Par conséquent, il n’a pas pu étudier leur langue. Le dernier locuteur natif du néerlandais du New Jersey, John C. Storms, serait mort en 1949. Son frère, qui maîtrisait la langue dans une moindre mesure, s’est éteint en 1962.

Retrouvez la version originale anglaise de cet article sur le site de the New York History Blog.

Cet article a été traduit par les étudiants du Master TSM de l’université de Lille dans le cadre de l’activité Skills Lab.
Kieran O Keefe 180x180

Kieran O’Keefe

doctorant en histoire à l'université George Washington. Ses recherches portent principalement sur les loyalistes de la vallée de l'Hudson, dans l'État de New York, et explorent la manière dont les conflits, les bouleversements et les migrations forcées ont façonné les communautés loyalistes pendant et après la guerre d'Indépendance.

Laisser un commentaire

Lisez aussi

		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [00000000000026790000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)