Dans la lutte contre le racisme la couleur de peau ne devrait pas importer
Dans sa quatrième et dernière chronique sur la polarisation et la méfiance à l’égard de l’ordre établi, Hind Fraihi se penche sur la lutte antiraciste du mouvement Black Lives Matter. «Il est marquant de constater comment une lutte contre la supériorité est menée à partir d’un certain sentiment de supériorité», écrit-elle. «Par le passé, j’étais trop brune pour certains. Ces dernières années, il semble toutefois que je sois trop blanche. Jamais avant cette année déconcertante qu’a été 2020 je ne m’étais sentie l’antipode d’autrui, coincée entre l’extrême droite polarisante et le blacktivisme.» Les choses pourraient être différentes: dans les années 1990, les activistes antiracistes misaient sur la diversité, ils regardaient ensemble vers l’avenir, indifféremment de la couleur de peau de chacun.
Le signal du départ a été donné au Dam à Amsterdam à la fin du printemps 2020. Utrecht, Enschede, Nijmegen, Rotterdam puis d’autres villes encore ont très vite suivi. C’est au cours de la semaine du 1er juin 2020 que des milliers de gens sont descendus dans les rues pour manifester contre le racisme et la violence policière. Les manifestations mondiales se sont répandues comme une traînée de poudre.
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Le 7 juin, c’est à Bruxelles que dix mille manifestants sont venus témoigner de leur soutien au mouvement Black Lives Matter (BLM). Ces manifestations de rue ont fait suite à ce que l’on a qualifié de tournant: un moment décisif, l’assassinat de l’Afro-Américain George Floyd par un policier.
Dans le contexte de la lutte antiraciste, je n’aime pas les termes tels que moment décisif, tournant ou révolution. Tout simplement parce qu’un combat pour la libération, pour l’émancipation, ou une aspiration à l’égalité fait rarement un saut quantique. Qualifier de tels moments de «révolutionnaires» annihile le travail de longue haleine si caractéristique d’un combat. Un feu, il est vrai, ne vacille pas sans une braise sous-jacente pas nécessairement visible mais bel et bien persistante.
Si quelqu’un me demande néanmoins quel souvenir ou quelle personne de l’année 2020 je n’oublierai jamais: eh bien, ce n’est pas George Floyd. Ni le combat contre le racisme. J’ai mené ce combat toute ma vie, ce n’est donc pas un thème pour ma rétrospective de l’année. La lutte antiraciste ne peut pas être une coquetterie pour activistes. Cela réduirait la lutte à une forme unidimensionnelle d’auto-gratification militante surtout parfaitement adaptée aux médias sociaux.
Ce qui devrait être sérieux et efficace dans l’action se voit ainsi détourné par des brigades de selfies de tous les pays
Réduire, il fallait bien à un moment donné prendre ce mot au sens le plus littéral. Une surface noire, un carré, était partagé massivement, il y a six mois, sur des réseaux sociaux lors du Blackout Tuesday. Des célébrités, des influenceurs, des marques et des entreprises publiaient des messages complètement noirs sur Instagram à titre de soutien aux manifestations à l’occasion de l’affaire George Floyd. Ce «soutien» virtuel constituait en fait un éminent exemple de ce que signifie «se poser en parangon de vertu» pour encenser sa propre sainteté.
Il est marquant de constater comment une lutte contre la supériorité est menée à partir d’un certain sentiment de supériorité. «Il y avait bon nombre d’influenceurs qui ont participé au Blackout Tuesday et ne savent plus, maintenant, qu’ils l’ont fait», dit l’écrivaine Dalilla Hermans dans le magazine féminin Feeling, qui jette un regard rétrospectif sur la vague de protestations. Ce qui devrait être sérieux et efficace dans l’action se voit ainsi détourné par des brigades de selfies de tous les pays.
«S’agit-il d’un phénomène de mode estival ou nous trouvons-nous à un tournant de l’histoire?», se demandait la NPO Radio 1 néerlandaise dans une accroche pour une capsule radiophonique. La question est une aguiche piquante, comme il convient, mais elle frôle aussi la boutade. La réponse est naturellement que BLM n’est ni l’un ni l’autre.
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Du côté politique, la mairesse d’Amsterdam Femke Halsema affirmait d’une manière presque épique: «Ce qui a débuté par quelques activistes osant remettre en question l’injustice et entamer des discussions dérangeantes, qui étaient ignorés ou ridiculisés voire plus souvent encore détestés et menacés, s’est transformé, ce dernier mois, en un nouveau mouvement populaire implacable de mères et de filles, de pères et de fils, de grands-parents et de petits-enfants, de commerçants, d’instituteurs, d’infirmiers et d’agents de police.»
Une telle grandiloquence traduit non seulement une méconnaissance de la lutte antiraciste menée depuis des décennies. Elle tend aussi à évoquer un moment hyperimportant, suffisamment grandiose qui permet de minimiser ce qui a précédé et suivi. Il s’agit d’une vision ergoteuse drapée du désir de plaire et d’une rhétorique grotesque susceptible d’aboutir principalement à un seul résultat: la déconfiture de la lutte antiracisme, vouée à échouer entre les mains d’une «nouvelle génération» – comme on a souvent entendu dire.
«Présenter une génération d’activistes comme “nouvelle” est une manière de l’isoler des activistes qui l’ont précédée, et surtout de ce que nous pourrions apprendre de leurs succès et échecs», affirme Olivia Rutazibwa, maître de conférences et autrice du manifeste décolonial Het einde van de witte wereld (La fin du monde blanc).
Ce qui a précédé est un long combat sous toutes ses formes: des pétitions, des sit-in à l’école, des recommandations adressées à la politique et de fortes pressions politiques telles que la réalisation du droit de vote des immigrés, avec mon frère Tarik parmi les chefs de file.
Mais c’est tout autant également un combat mené dans la rue. Songeons aux manifestations antiracistes du début des années 1990. Je m’en souviens comme si c’était hier. Le 24 octobre 1992 a eu lieu notamment la manifestation Hand in Hand (Main dans la Main) à Bruxelles, avec 40 000 participants. J’avais 16 ans et étais immergée dans une mer d’humains en tout genre, provenant de tous les coins du pays. Ce nombre a été égalé deux ans après, le 27 mars 1994. En 2006 aussi s’est déroulée à Anvers une Marche blanche après les meurtres racistes perpétrés par Hans Van Themsche, avec entre 15 000 et 20 000 participants.
La Marche blanche a été un véritable succès. Il faut dire que contrairement au printemps 2020, il n’était pas question de pandémie à l’époque. Mais l’indignation, l’incompréhension et même la colère étaient manifestes. Au début des années 1990, le choc causé par l’essor de l’extrême droite aux élections était considérable. Le parti Vlaams Blok avait réalisé une première percée à Anvers lors des élections communales de 1988. Le Dimanche noir, le 24 novembre 1991, il réussissait à percer dans l’ensemble de la Flandre en obtenant pour la première fois 10 pour cent des suffrages. Les électeurs avaient donné un signal. Des jeunes y ont réagi, soutenus notamment par les Jeunes contre le racisme en Europe (Youth Against Racism in Europe, YRE).
Il ne s’agit pas de savoir qui est le premier à réagir mais plutôt de voir qui parvient à réaliser l’union
Pourquoi est-ce que je me réfère à ces événements-là? Il ne s’agit pas de savoir qui est le premier à réagir mais plutôt de voir qui parvient à réaliser l’union. Les manifestations des années 1990 prônaient indubitablement l’union. On fermait les rangs quelles que fussent la couleur, l’origine ou l’histoire. Il n’y avait ni compartimentages ni divagations concernant l’identité. Des termes tels que woke ne figuraient pas dans le glossaire, et on ne faisait pas non plus état de privilèges blancs.
Actuellement, des partisans farouches de BLM considèrent l’indifférence à l’égard de la couleur de peau comme une forme de micro-agression susceptible d’effacer ces identités et expériences ethniques. Les différences, tel est le discours, doivent précisément être accentuées. Même au niveau interafricain: une victime de violence policière, par exemple, est-elle «suffisamment noire» pour faire l’objet d’une manifestation BLM?
Lors des préparatifs en vue de la manifestation BLM à Bruxelles, on a assisté à des discussions sur la question de savoir si les parents d’Adil et un frère de Mehdi, deux jeunes gens décédés lors d’une intervention de la police en Belgique, seraient oui ou non les bienvenus à la manifestation.
«D’aucuns estimaient que la manifestation devait se dérouler sous le signe de Black Lives Matter et non pas de North-African Lives Matter. Le racisme à l’égard d’Africains noirs n’est pas le même que celui qui frappe d’autres personnes de couleur. Pour les proches, toutefois, il s’agissait en premier lieu de violence policière, à laquelle sont également confrontés des jeunes d’origine nord-africaine. Pour moi, ce n’était pas un problème. À mes yeux, ils sont tout autant des Africains. Ils étaient à leur place lors de la manifestation et ont pu y participer», a dit l’animateur jeunesse Muamba Bakafua de l’asbl bruxelloise Change dans le quotidien De Standaard.
Mais revenons à quelques phrases: Black Lives Matter et non pas North-African Lives Matter. Le racisme à l’égard d’Africains noirs n’est pas le même que celui qui frappe d’autres personnes de couleur.
Il y aurait donc des degrés dans la lutte contre le racisme.
Si quelqu’un me demandait ce que j’ai gardé en mémoire de cette année 2020, c’est incontestablement ma couleur
Si quelqu’un me demandait tout de même ce que j’ai plus spécialement gardé en mémoire de cette année 2020, c’est incontestablement ma couleur. Par le passé, j’étais trop brune pour certains. Pour ceux-ci je n’avais qu’à «retourner dans mon pays». Ces dernières années, il semblerait toutefois que je sois trop blanche. Je suis plus que jamais entre les deux. L’Afropéenne en moi – une Européenne ayant des racines africaines – se nourrit et se délecte à cœur joie des cultures des deux continents. Aux yeux de certains, c’est à coup sûr une de trop, y compris pour des Africains. Alors je suis à l’évidence trop belge.
Des Blancs aux pigments bruns subiraient le racisme différemment, et devraient dès lors aussi le combattre différemment, que des personnes aux pigments noirs. Dans cette lutte, estiment des blacktivistes irréconciliables, les Blancs n’ont même pas du tout leur place. Il convient tout simplement de leur imposer le silence, car le sang colonial jamais ne saurait se démentir.
Cette opinion, à laquelle j’ai déjà été confrontée, se manifeste comme une sorte de Table de Mendeleïev pour élèves de niveau avancé dans la lutte antiraciste. Et alors mes racines nord-africaines ne font qu’un tout petit poids sur la balance d’apothicaire. Selon certains partisans de BLM, il me manquerait un élément important: une couleur transmise transgénérationnellement qui remonte à la colonie ou à l’esclavage. En d’autres termes, mes racines ne sont pas congolaises.
Jamais avant cette année déconcertante je ne me suis sentie l’antipode d’autrui. Je me retrouve entre le marteau et l’enclume, sur le terrain de jeu de l’extrême droite polarisante et du blacktivisme. Jamais auparavant je n’avais reconsidéré de la sorte ces dimanches à Bruxelles où l’adolescente que j’étais manifestait absorbée dans cette grande masse, si diverse et indifférente à la couleur des épidermes, le regard tourné vers l’avenir.
La lutte antiraciste des années 1990 regardait en avant en unissant les gens
La lutte antiraciste des années 1990 ne se caractérisait pas uniquement par l’union sans registre lexicologique anglais. Elle était en premier lieu une lutte qui regardait en avant en unissant les gens. En avant en faisant preuve de courage, avec le passé comme bagage uniquement et non pas comme condition d’égalité.
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N’y aurait-il rien dans le passé que des Nord-Africains puissent contempler avec quelque sentiment de souffrance? Du sang brun n’a-t-il pas coulé dans l’histoire «blanche»? Les commémorations de guerre européennes ont en général accordé peu d’attention au sang de combattants amenés depuis les colonies versé sur le champ de bataille. Les exemples sont pourtant légion.
Le 22 avril 1915, les Allemands ont pour la première fois eu recours à des gaz toxiques, l’ypérite, près de Steenstrate, sur la ligne de front. Les soldats qui ont subi le coup le plus dur étaient des soldats indigènes de la 45e Division algérienne. La Seconde Guerre mondiale? Pour ne citer que la plus connue: la bataille de Gembloux. Le 15 mai 1940, il y avait surtout des soldats marocains le long de la ligne ferroviaire Ottignies-Gembloux sur la ligne de front. En dépit du succès militaire, nombre d’entre eux ne reverraient plus jamais le soleil africain.
Leur sang aussi a été versé pour la Libération. Est-ce que je porte cette souffrance en moi? Je préfère sentir leur bravoure en moi. Ainsi que ce savoir: l’Europe en guerre n’était pas veinée de lignes de séparation ethniques. Puisse-t-il en être de même en temps de paix, et certainement lorsqu’il s’agit de combattre le racisme. L’union fait l’avenir.
Hind Fraihi est titulaire de la Chaire Willy Calewaert à la Vrije Universiteit in Brussel (VUB). Sous le titre ANTIPODE, la chaire organise une série de quatre conférences sur la polarisation croissante autour de l’extrême droite, du mouvement de décolonisation, de l’islamisme et du climat (reportée en raison du coronavirus). Ces thèmes constituent des sujet brûlants susceptibles d’aboutir à une scission au sein de la société: un groupe devient l’antipode de l’autre. Dans ses chroniques, Hind Fraihi examine chaque fois un antipode. Début novembre, elle s’est penchée sur l’extrémiste musulman, fin novembre, elle a contextualisé les rapports entre l’extrême-droite en Flandre et aux Pays-Bas, début janvier, elle s’est attardée sur Extinction Rebellion et l’antisémitisme et elle termine par Black Lives Matter. ANTIPODE est une coopération entre le August Vermeylenfonds, PEN Vlaanderen et le Hannah Arendt Instituut.