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littérature compte rendu

Maison préservée, humanité anéantie: «La Maison préservée» de Willem Frederik Hermans

27 avril 2023 6 min. temps de lecture

Les écrits du grand auteur néerlandais Willem Frederik Hermans se font rares en français: sur la centaine d’ouvrages qu’il a écrits, seuls trois ont été traduits dans la langue de Molière. La novella La Maison préservée en fait partie. Et elle a même droit à une nouvelle traduction.

Willem Frederik Hermans (1921-1995) trône au panthéon des auteurs néerlandais, célébré par tout un peuple, souvent enseigné dans les écoles, à l’instar de Harry Mulisch et Gerard Reve avec qui il partage une glorieuse mandorle littéraire sans équivalent au XXe
siècle. Pour en comprendre la dimension, peut-être pourrions-nous le comparer à Albert Camus, de huit ans son aîné, comparaison qui s’élargit, aussitôt que l’on plonge dans leurs œuvres respectives, à des thématiques et obsessions communes; tous deux partagent en effet une vision de l’existence qui, sitôt la mort de Dieu proclamée et l’homme élevé au rang de référent moral suprême, laisse affleurer l’absurdité.

Malgré son importance capitale sur ses terres, l’œuvre de Hermans est cependant distillée au compte-gouttes au-delà des frontières, la faute –la raison, dirait-il– en revenant à l’écrivain lui-même qui, dépité par les premières versions anglaises et françaises de De donkere kamer van Damokles (La Chambre noire de Damoclès), interdit formellement toute traduction de son œuvre dans la plupart des langues jusqu’à sa mort, en 1995. Si ses ayants droit lèvent finalement l’interdiction quelques années plus tard, les éditeurs sont devenus frileux. Ce sont finalement les éditions Gallimard qui franchissent le Rubicon mais, prudentes, sollicitent différents traducteurs pour un premier extrait. Daniel Cunin, retenu au terme de ce processus devenu rare, s’attaque ainsi à une nouvelle traduction française de De donkere kamer van Damokles, parue en 2006, avant de transposer Ne plus jamais dormir, l’autre chef-d’œuvre incontesté de l’écrivain néerlandais, trois ans plus tard.

Et puis… plus rien. Quand soudain, après quatorze ans de silence, paraît chez Gallimard une novella de moins de quatre-vingts pages qui avait déjà été l’objet d’une première traduction par Liliane Wouters, en 1965, dans un recueil de nouvelles néerlandaises de Flandre et des Pays-Bas, pour les éditions Seghers. La Maison préservée fait partie des écrits de jeunesse de Hermans, publiée en 1952, alors que l’écrivain est un jeune trentenaire. Elle précède de quelques années La Chambre noire de Damoclès, l’annonçant même par ses fils thématiques et son ombre existentielle.

Voilà pour la famélique histoire de l’œuvre de Willem Frederik Hermans en français: trois œuvres sont aujourd’hui disponibles pour les lecteurs francophones, sur la centaine écrite –romans, poésie, nouvelles, essais, pamphlets, chroniques… – par l’auteur en quelque cinquante années de production. C’est peu. Mais à lire cette trilogie prise comme un tout, d’une traite, c’est déjà conséquent.

Dans La Maison préservée, un soldat néerlandais sans nom ni conviction, combattant les Allemands aux côtés des partisans (avec qui il ne peut communiquer, faute d’une langue commune) tout en se défendant d’être communiste, s’installe dans une vaste demeure abandonnée, entourée d’un parc où trône un «gros platane […] étêté à plusieurs reprises, si bien qu’il ressemblait à un gibet susceptible d’accueillir une famille entière». Il se fait passer, aux yeux des soldats germaniques dirigés par un colonel étonnamment cultivé, pour le maître des lieux, revêtant ses habits et partageant sa couche, jusqu’à l’arrivée du véritable propriétaire. S’ensuivent l’horreur froide, la barbarie collective, le massacre et l’effondrement de toute humanité, autant d’éléments qui révèlent la «véritable et immuable nature» du lieu: «une grotte creuse ouverte aux quatre vents, aux entrailles regorgeant de ravages et d’immondices».

Terrible nouvelle que La Maison préservée, qui ne laisse aucun répit aux lecteurs et ouvre sur toute une œuvre majeure de la littérature dominée par la cruauté et le nihilisme, où les protagonistes non seulement se débattent, mais participent du chaos moral, politique et existentiel généralisé. L’ironie perce déjà ici par endroits, devant l’absurdité du monde et la férocité des hommes, ironie qui connaîtra un déploiement d’une rare intensité cynique dans les romans postérieurs de Hermans, quand héros et autres génies de la science ou des lettres s’affaisseront dans un immense éclat de rire littéraire. Il n’y a rien à sauver ni à découvrir, ainsi que le comprend le jeune anti-héros de La Chambre noire de Damoclès, alors âgé de dix-neuf ans: «Il avait l’impression que tout ce qu’il lui revenait de faire, il l’avait déjà fait.» En réalité, cette impuissance le précède: rien ni personne ne peut être sauvé et la terre n’est définitivement plus incognita.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Hermans dresse le constat d’un échec inexorable de toute possibilité d’humanité, individuelle (l’homme n’est qu’un condamné à mort en sursis) et collective (toute entreprise politique ne conduit qu’à la sauvagerie et à la ruine). Si ses pères ont abattu les dieux, sa propre génération ne connaît désormais qu’une interminable agonie faite d’hébétude devant les êtres livrés à eux-mêmes, seuls et pitoyables garants de leur probité morale, et de ridicule, toute éthique comme chaque acte de foi étant brisé par les pulsions fondamentalement misérables, voire bestiales, de l’homme.

L’ironie perce déjà par endroits, ironie qui connaîtra un déploiement d’une rare intensité cynique dans les romans postérieurs de Hermans

C’est pourquoi ses héros tentent tous de vivre à travers un double, bourgeois ou héros, qu’ils fantasment et envient jusqu’à la folie: le soldat néerlandais vit la paisible existence d’un propriétaire évanoui, dont la réalité charnelle constitue de facto un obstacle; Henri Osewoudt, jeune homme laid, court sur pattes et imberbe, suit aveuglément les ordres d’un sosie magnifié, le prétendument lieutenant et résistant Dorbeck, jusqu’à entamer une existence héroïque ambiguë (La Chambre noire de Damoclès); Alfred Issendorf enfin, jeune chercheur «prometteur», ne vit que pour suppléer un père mort jeune accidentellement et se retrouve confronté aux figures d’apparente réussite que sont Arne Jordal, son cadet norvégien d’un an, et, dans une moindre mesure, Qvigstad et Mikkelson (Ne plus jamais dormir).

Tous ces doubles sont des tentations d’existence, de vie et de sens, dont René Girard fera son miel philosophique quelques années plus tard. L’avertissement nous est pourtant donné d’emblée dans La Chambre noire de Damoclès, dès la première page, en lettres capitales: «INTERDICTION DE DOUBLER». Ces tentatives sont vouées à un échec certain, à la mort et à la destruction, en une célébration stylistique savamment élaborée par un Hermans au faîte d’un sarcasme désabusé, mâtiné d’une délicate veine surréaliste qui en accentue l’absurdité.

Nous avons comparé l’écrivain néerlandais à Camus en introduction de notre propos, pour souligner leur importance dans l’histoire littéraire et leur vision par endroits convergente; mais c’est bien de Louis-Ferdinand Céline, que Hermans admirait, qu’il faudrait rapprocher ce dernier: tous deux partagent une ironie implacable, diablement efficace, ainsi qu’un sens de la construction romanesque hors du commun. L’auteur de La Maison préservée semble inscrire sa narration au cœur d’une errance linguistique, faite d’incertitudes et d’ambiguïtés, alors que son écriture se fait d’une précision redoutable parce que visant un horizon rigoureux – et un point d’arrivée spécifique, atroce, mortel.

Willem Frederik Hermans, La Maison préservée (titre original: Het behouden huis), traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Gallimard, Paris, 2023.
Pierre-Monastier-dessin-de-Xiaokuo

Pierre Gelin-Monastier

critique littéraire
© dessin : Zhang Xiaokuo.

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