La mer du Nord n’est pas seulement une source de détente, mais aussi d’activité économique. Bateaux de pêche, cargos, parcs éoliens, fermes marines et touristes sont quotidiennement impliqués dans un ballet aquatique complexe sur cette surface de 575 000 kilomètres carrés. Qui met bon ordre dans toutes ces activités? Prenons-nous suffisamment en compte la mer elle-même? «La mer du Nord est fatiguée et pourtant nous lui demandons de courir encore un marathon.»
L’auteur britannique James Attlee a un jour qualifié la mer du Nord de «plus ancienne autoroute du monde», et il y a beaucoup à dire à ce propos. Après la dernière période glaciaire, qui s’est terminée il y a environ 11 500 ans, les calottes glaciaires ont fondu et la mer du Nord s’est constituée telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Cette magnifique étendue d’eau intemporelle de 575 000 kilomètres carrés est la plus grande réserve naturelle d’Europe. Pour mettre cela en perspective, la surface de la France est de 551 695 kilomètres carrés, celle des Pays-Bas de 41 543 kilomètres carrés et celle de la Belgique de 30 688 kilomètres carrés. Au-dessous et au-dessus de cette immense surface d’eau les hippocampes dansent, les morues nagent et les moules reposent, les fous de Bassan et les pétrels plongent et les dauphins flirtent. C’est un écosystème unique et opulent, représentant 90 000 milliards de litres d’eau qui sont presque complètement remplacés tous les deux ans, nous apprend Jan Stel, professeur émérite du département espace océanique et activités humaines à la Maastricht University, dans un article qu’il a rédigé pour la revue scientifique Eos.
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Les humains aussi laissent des traces dans la mer du Nord. Il n’y a pas que la pêche, mais aussi les forages de gaz et de pétrole, les lieux d’extraction de sable; les parcs éoliens assurent la transition énergétique nécessaire, sans parler des nombreux cargos qui font escale dans les différents ports. «La mer du Nord n’est pas simplement un riche espace naturel, elle est aussi importante pour d’innombrables activités humaines», déclare le professeur émérite Frank Maes, ancien directeur de l’Institut maritime de l’université de Gand, qui étudie le droit international de l’environnement, le droit et l’aménagement de la mer.
Écouter la mer du Nord
«La mer et la vie dans la mer sont des choses qui leur appartiennent en propre», selon Thijs Middeldorp à propos du droit de la mer. Il est directeur général de l’Ambassade van de Noordzee, une organisation créée en 2018 à La Haye pour donner à la mer du Nord une meilleure place dans l’arène politique. «Nous sommes un groupe de personnes qui réfléchissent à la manière dont la mer du Nord peut participer aux négociations politiques. Nous menons des campagnes, donnons des spectacles et examinons comment créer une conscience du sujet», déclare Middeldorp. C’est ainsi que des conférences sont organisées, ou des collaborations avec des artistes qui se concentrent sur la vulnérabilité de la vie à la frontière de l’eau et de la terre et sur les conséquences de facteurs comme le changement climatique.
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«Il existe des lois et des traités, des mouvements environnementaux, mais, selon nous, quelque chose manque dans cette forme de représentation. Un jeu se déroule avec la nature et beaucoup de choses semblent réglées au sec, sur le papier, mais dans la réalité humide ça rate à chaque fois. Par exemple, nous sommes attentifs aux développements concernant les droits de la nature et examinons quelle innovation juridique pourrait être raisonnable dans notre relation avec la mer du Nord.»
En tant que personnes, nous devrions nous situer davantage aux côtés et non au-dessus de la nature
En octobre 2022 s’est tenu au palais de la Paix à La Haye un procès fictif de la mer du Nord contre l’État néerlandais. L’Ambassade van de Noordzee intervenait comme défenseur d’intérêts dans cet exercice juridique. Bien que le juge n’ait, en définitive, pas rendu de sentence, quelques réflexions ont toutefois été partagées. Le procès invite à porter un autre regard sur la nature. Même s’il n’appartient pas au juge de déterminer qui obtient ou non un statut juridique, ces décisions reviennent finalement aux décideurs politiques, élus par nous tous.
Il y a cinquante ans, le juriste américain Christopher Stone plaidait déjà dans le remarquable article «Les arbres devraient-ils avoir un statut?» pour l’octroi de droits à la nature. Ce qui, à l’époque, a été considéré comme une idée saugrenue, retient aujourd’hui de plus en plus l’attention. En tant que personnes, nous considérons encore trop souvent la nature comme étant à la disposition de l’humanité, tandis que nous devrions nous situer davantage aux côtés et non au-dessus de la nature.
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Quelle est la traduction juridique de cette philosophie? Actuellement, trente-neuf pays au moins, dans des décisions judiciaires ou des dispositions de la législation, reconnaissent des droits à la nature. La Nouvelle-Zélande, pionnière dans ce domaine, a accordé la personnalité juridique au parc de Te Urewera, au fleuve Whanganui et au mont sacré Taranaki. En Équateur, les droits de la Pachamama (Terre-Mère) sont inscrits dans la constitution. Et la Mar Menor espagnole a été la première réserve naturelle d’Europe à obtenir le statut de personne morale.
Pas de haute mer
«La mer du Nord appartient à tout le monde», proclame, enthousiaste, le site Internet du gouvernement belge. Le professeur Frank Maes nuance: «Chaque État côtier est compétent pour la partie qui borde son littoral. Des traités frontaliers ont été conclus et la mer est divisée en zones.» Les principales zones maritimes sont la mer territoriale (jusqu’à douze milles marins de la côte), la zone contiguë (jusqu’à douze milles à partir de la mer territoriale) et la zone économique exclusive (jusqu’à deux cents milles nautiques à partir de la côte).
La zone économique exclusive (ZEE) belge a une superficie de 3 454 kilomètres carrés contre 58 500 pour la néerlandaise. Soit respectivement 0,6 et 10,2 pour cent de la surface totale de la mer du Nord. En comparaison: la ZEE de la France dans le monde s’élève à 11 691 000 kilomètres carrés, soit 7 pour cent de la surface de toutes les ZEE dans le monde. Tout ce qui se situe hors de ces zones est en principe en haute mer, bien que la mer du Nord n’ait pas de haute mer au sens strict du terme. «Il n’y a pas deux cents milles marins disponibles. On se heurte toujours à la frontière d’un autre État côtier», déclare Maes.
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Ces traités sont donc nécessaires, car chaque État côtier est confronté à une croissance de son activité. Parce qu’ils ne peuvent pas pénétrer dans les eaux des autres, des accords de délimitation ont été conclus avec les États côtiers contigus ou se faisant face. Le «principe d’équidistance» est généralement l’idée de base. Ce concept juridique place les frontières maritimes d’un pays à égale distance des côtes des pays voisins. «L’Allemagne a émis une contestation parce que le principe d’équidistance avantage les pays présentant une côte convexe comme les Pays-Bas et le Danemark par rapport aux pays à côte concave, comme l’Allemagne», déclare le professeur Maes.
«L’Allemagne a obtenu gain de cause en 1969 devant la Cour internationale de justice. La Cour a délimité les frontières en prenant en compte des principes d’équité parmi lesquels la configuration du littoral.» Ainsi le Entenschnabel ou Bec de canard devenait une réalité, la forme de la démarcation avec les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et le Danemark qui donnait à l’Allemagne un espace supplémentaire. «Aujourd’hui il n’y a pas de conflits frontaliers en mer du Nord», ponctue Maes. «Il en va tout autrement à l’échelle mondiale, il suffit de regarder les conflits en mer de Chine, pour ne citer que cet exemple.»
Le comte de Frise orientale
Mais, en pratique, c’est un peu plus nuancé. La Belgique et la France sont en conflit à propos d’un parc éolien qui doit être installé juste au large de Dunkerque, dans le nord de la France. Le litige dure déjà depuis largement sept ans et porte essentiellement sur le libre accès aux ports et sur la «pollution visuelle», autrement dit, sur la vue sur mer des habitants de la côte ouest. «Nous avons déposé plainte, mais la consultation formelle sur la construction et sur le permis doit encore avoir lieu», dit-on au cabinet du ministre belge de la mer du Nord, Paul Van Tigchelt. C’est une priorité de l’agenda politique.»
Il y a aussi la question de l’Ems-Dollart, un différend entre les Pays-Bas et l’Allemagne sur le tracé de la frontière germano-néerlandaise à l’embouchure de l’Ems. L’Allemagne invoque un contrat de prêt datant de 1464 (!) passé entre Ulrich Iᵉʳ, comte de Frise orientale, et l’empereur allemand Frédéric III, ce que les Pays-Bas contestent. La divergence d’interprétation a déjà provoqué des problèmes, notamment en ce qui concerne le partage des revenus de l’extraction gazière dans cette zone ainsi que la réglementation relative à la pêche aux moules. Les représentants du Rijkswaterstaat (L’agence de gestion des eaux de l’État néerlandais) et de son homologue allemand essaient de gérer la situation ensemble.
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Les discussions frontalières sont principalement justifiées par des intérêts économiques. Dans leur zone territoriale, les États côtiers peuvent entreprendre toutes les exploitations pour leur propre compte, à condition bien entendu que les autorisations et permis nécessaires aient été accordés aux exploitants: acteurs privés comme les pêcheurs, les extracteurs de sable et de gravier et les exploitants de parcs éoliens.
Le «passage inoffensif» de navires étrangers peut évidemment être autorisé dans les eaux territoriales. Un bateau faisant route vers un port ne peut stationner dans cette zone que dans l’attente de l’autorisation d’accoster dans le port. «Un pétrolier présentant une fuite n’est pas en “passage inoffensif” et par conséquent l’État côtier peut intervenir», explique Frank Maes.
Dans le cas de la pêche, les États côtiers de la mer du Nord sont déchus de ce pouvoir: l’Europe a accaparé les règles en ce domaine. Les États membres se voient attribuer par la Commission les zones dans lesquelles ils ont des droits de pêche, même si elles relèvent d’autres États côtiers. Des quotas ont donc été élaborés, qui peuvent également être négociés. C’est ainsi que la Belgique échange du hareng contre de la sole avec les Pays-Bas.
Il y a aussi une sorte de protection de l’habitat, qui a pour objet de préserver les écosystèmes et les bancs de sable. Maes: «Ces zones sont généralement très intéressantes pour la pêche, mais, idéalement, on ne pêche pas avec des techniques qui perturbent le fond. Dans la pratique, cela se produit quand même, ce qui provoque des frictions entre les milieux de la pêche et les organisations environnementales. À cet égard, un parc éolien offshore est une bonne chose d’un point de vue environnemental: l’accès en est interdit à certaines formes de pêche ainsi qu’à la navigation commerciale et de plaisance. Cela offre une protection aux formes existantes et nouvelles de biodiversité.»
Coalition de la mer du Nord
Une rancœur comparable fait également surface à l’occasion de la transition énergétique. Celle-ci augmente la demande d’espace pour les énergies renouvelables, ce qui entre en conflit avec l’obligation de protection de certaines zones. Il est impératif de concilier les différents intérêts – aussi bien économique, écologique que social – et de donner à chaque activité sa place en mer du Nord. Autant d’objectifs visés par le Plan d’aménagement des espaces marins (PAEM), que l’on peut comparer avec l’aménagement du territoire qui existe en Belgique. C’est une approche que la Belgique a lancée en 2014. À l’heure actuelle, c’est le PAEM 2020-2026 qui est en vigueur.
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Dans un pays fragmenté comme la Belgique, avec ses nombreux niveaux de gouvernement, un tel PAEM n’est pas une sinécure. Les compétences relèvent de différentes administrations publiques: ainsi la navigation dépend du Service public fédéral Mobilité, le Service public fédéral Économie s’occupe de l’extraction de sable et de gravier, en outre c’est le Service public fédéral Énergie qui est compétent pour les éoliennes et, ensuite, l’Environnement doit aussi exprimer son avis. Enfin, la pêche est une compétence flamande, à l’exception de l’aquaculture en mer. Au-dessus de toute cette agitation et de ces divergences d’intérêts, il existe donc en Belgique un ministre de la mer du Nord qui supervise tous ces services publics comme une sorte de supercoordinateur. «Il vérifie si toutes ces activités diverses se déroulent en sécurité, en bon ordre et dans le respect de l’environnement», indique le cabinet.
Aux Pays-Bas, il n’y a pas de superministre, mais l’IDON: l’Interdepartementaal Directeuren Overleg Nordzee (Consultation interdépartementale des directeurs de la mer du Nord). Cet organisme coordonne l’élaboration de la politique et prépare les décisions relatives à la gestion de la mer du Nord. «Tous les ministères chargés de missions et de responsabilités sur la mer du Nord collaborent au sein de cette structure qui comporte deux organisations de mise en œuvre: le Rijkswaterstaat et la Garde côtière », indique le Nederlandse Noordzeeloket (Bureau néerlandais de la mer du Nord) qui centralise toutes les informations gouvernementales sur la mer du Nord. Si la Belgique dispose de son PAEM, les Pays-Bas ont rédigé leur Programma Noordzee 2022-2027 pour le développement territorial de leur portion de mer du Nord.
«Le gouvernement néerlandais n’exerce pas suffisamment son contrôle», estime Thijs Middeldorp de l’Ambassade van de Noordzee. «Aux Pays-Bas existe le modèle dit “des polders”, dans lequel un accord sur la mer du Nord a été conclu. Diverses parties prenantes, représentant les secteurs du gaz, du pétrole et de l’énergie, de la nature, de la pêche, de la défense et autres, se sont retrouvées confinées dans une arrière-salle. L’ensemble de l’accord a été dépolitisé avec étonnamment peu de participation et de débat public. La discussion sur la transition énergétique a été réduite à un débat sur l’esthétique visuelle – pour le tourisme – ou la zone d’accès pour la pêche. Des conséquences pour la mer elle-même, on parle peu et dans l’attribution des marchés publics pas un mot sur les matières premières alors que ces éoliennes ne poussent pas spontanément dans la mer.»
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Et le débat est appelé à s’élargir. En 2023, la Belgique, les Pays-Bas, la France, le Danemark, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Irlande, la Norvège et le Luxembourg ont fondé la Coalition de la mer du Nord. Ces pays ont conclu un accord visant à décupler la capacité des éoliennes d’ici 2050 et à faire de la mer du Nord une grande centrale d’énergie verte. «L’idée est de parvenir à des mesures concrètes de coopération. Car, jusqu’à présent, chaque pays travaille isolément à des plans destinés à accroître sa capacité», dit-on au cabinet du ministre belge de la mer du Nord, Paul Van Tigchelt. «Il importe d’aboutir à une standardisation, aussi bien pour les questions techniques comme les éoliennes que pour le système de subventions. Le but est d’améliorer l’efficacité.»
La mer du Nord est fatiguée
«Pour une grande partie, on ne sait pas encore ce que tous ces parcs éoliens signifient pour les écosystèmes», affirme l’Ambassade van de Noordzee. Thijs Middeldorp: «Le consensus scientifique est que nous n’avons pas la moindre idée de leur impact. Celui qui prétend que tout va bien aller doit autant susciter la méfiance que celui qui dit que les choses vont mal. Nous n’en savons rien, et c’est donc un gros pari. En vertu du principe de précaution, ce qui est un terme juridiquement opposable, nous devrions décider de ne pas installer de tels parcs éoliens. Au moins du point de vue de la mer du Nord. Si nous persistons, il faudrait intégrer des règles beaucoup plus contraignantes, au bénéfice de la mer du Nord.»
Sauf que cela n’arrive pas, craint l’Ambassade. Les critères impératifs concernent les kilowattheures et le coût prévisionnel en euros de tout cela. Pour ce qui est des exigences légères comme la protection des bancs de moules et des écosystèmes, c’est surtout botté en touche avec «nous allons examiner cela». «Nous jouons donc un jeu dangereux», soupire Thijs Middeldorp. «La mer du Nord est fatiguée et pourtant nous lui demandons de courir encore un marathon.»
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