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littérature

La mer comme une amante. Vertus curatives et imaginaires de la mer du Nord

Par Sofie Vandamme, traduit par Christian Marcipont
23 octobre 2024 18 min. temps de lecture Avec la mer du Nord

Prendre un bol d’air frais sur la plage, inhaler l’iode, le sel sur la peau. Pour nombre de personnes -souvent des femmes- la mer du Nord représente une source d’auto-accompagnement à base de sel. Ce phénomène ne date pas d’hier: il y a deux siècles, les cures thermales à la mer du Nord accueillaient principalement des femmes. Mais ne pourrait-on se dire que les bains d’eau salée, loin d’atténuer l’impétuosité féminine, en sont la célébration?

Les vertus curatives de l’eau sont connues en tout lieu et à toute époque. Les mythes, les récits et en premier lieu la science devraient être en mesure de nous en fournir la preuve. Prenons l’exemple du dieu égyptien Râ. Tous les matins, il frotte ses yeux divins pour en chasser le sommeil et, en manière de rituel matinal, il s’asperge d’eau le visage afin de s’assurer l’immortalité. Le vieil Hippocrate, médecin avant la lettre, est mû par des intentions un peu moins ambitieuses quand il prescrit à ses patients de se baigner en costume d’Adam. À l’en croire, un plongeon dans l’eau froide aurait pour vertu de préserver l’équilibre entre les fluides corporels, garant d’une saine humeur et d’une bonne condition physique.

L’idée selon laquelle notre tempérament –flegmatique, sanguin, mélancolique ou colérique– serait régulé par l’écume salée est dépassée depuis belle lurette. Il n’empêche: la théorie d’Hippocrate est toujours vivace de nos jours. Nous nous complaisons trop volontiers dans la supposition que les bains, et en particulier les bains de mer, nous seraient bénéfiques, peut-être même davantage pour le moral que pour le corps, spécialement le corps féminin.

Il suffit de se plonger dans les sources médico-historiques ainsi que dans la vulgarisation scientifique dans les Plats Pays pour s’apercevoir que les cures à la mer du Nord ont d’abord été une thérapie médicale, entre autres contre l’hystérie. Aujourd’hui, la baignade dans les eaux froides de la mer du Nord semble s’être transformée en une automédication salée destinée aux femmes.

Cependant, maints auteurs –surtout des autrices– d’aujourd’hui considèrent ce lien singulier entre la femme et la mer d’une manière quelque peu différente. Guérison et résilience, comme nous allons le montrer, ne peuvent pas se passer d’imaginaire.

Les vertus médicinales de la cure en station balnéaire

Moitié du XVIIIe siècle. La médecine en est encore à ses premiers balbutiements. La mer, loin d’être un lieu de plaisir et de délassement, est un élément sauvage, déchaîné.  Et cependant, la pratique des bains de mer (going to the waters) est populaire à Brightelmstone, la future Brighton (Grande-Bretagne). Dames et messieurs de l’aristocratie s’aventurent prudemment dans la mer. Les hommes se baignent. Les femmes, pudiquement couvertes de la tête aux pieds, s’immergent, bénéficiant de l’aide galante de ceux que l’on appelle des dippers. Ces «trempeurs» ont pris la précaution de se munir de récipients remplis d’eau douce afin de rincer ces dames, l’eau salée pouvant se révéler nuisible à leur peau délicate.

Un certain Richard Russell, élève du médecin leydois Herman Boerhaave, écrit en 1760 un best-seller sur les vertus médicinales des bains de mer: A Dissertation on the Use of Sea-Water in the Diseases of the Glands (traduit en français d’après le titre original latin: Dissertation sur le dépérissement des glandes si on ne fait pas usage de l’eau de mer dans leurs maladies). Cet opuscule aride ne parle pas précisément à l’imagination, au contraire de la cure qu’il suggère: bains de mer, consommation d’eau de mer, éventuellement agrémentée d’un peu de lait, et une cure d’aérothérapie.

L’engouement que manifestent les Anglais ne tarde pas à déferler jusqu’à la côte belge. En 1783, William Hesketh, aubergiste et hôtelier à Ostende, installe la première bathing machine (machine à bains) sur la plage: une calèche de plage est tirée jusque dans la mer, après quoi un petit marchepied permet aux dames de s’aventurer en toute discrétion dans l’eau. Il faut cependant attendre le milieu du XIXe siècle pour que les bains médicaux se popularisent sur les côtes belge et néerlandaise. Scheveningen et Ostende arrivent en tête pour qui entend immerger son être à la recherche du salut médicinal.

Une méthode héroïque

La cure de bains de mer ne se résume pas à un simple plaisir aquatique.  Elle se compose d’une combinaison minutieusement échafaudée où interviennent piscines d’eau de mer froide et chaude, piscines à vagues, bains d’immersion, piscines à jet hydromassant, douches et bains de sable marin chaud. Des «thalassothérapeutes» renommés tels que Louis François Verhaege, Henri Noppe et Petrus Marinus Mess prônent les effets bénéfiques de l’eau de mer sur le corps et l’esprit. Ils rédigent des traités scientifiques aux titres ronflants, tels que De l’utilité des bains de mer contre les maladies et les infirmités des organes de la vie sexuelle chez la femme et les filles pubères, publié par Noppe en 1852. Selon eux, la mer soigne surtout «les tristesses et douleurs morales», ces vagues plaintes qui se traduisent  par des troubles digestifs, une faiblesse générale, des crises d’angoisse, des menstruations irrégulières ou abondantes, des troubles nerveux, des douleurs inexplicables, des sautes d’humeur ou des migraines.

Dans sa Notice médicale et topographique sur les bains de mer d’Ostende (1846), le thalassothérapeute Georges Hartwig promet un «remède héroïque», surtout pour les femmes. Héroïque dans la mesure où, selon lui, les bains de mer, en stimulant l’appétit et en favorisant les sécrétions, améliorent la circulation sanguine et, en contrecarrant l’épuisement du système nerveux, augmentent la puissance musculaire. Chaque année, de nombreux patients du docteur Hartwig se rendent à Ostende, où ils espèrent trouver une vie nouvelle et un bonheur perdu de longtemps.

De préférence à la marée montante

Les cures balnéaires sont en grande partie destinées aux femmes, en particulier aux femmes suivant déjà des cures. Les femmes hystériques souffriraient en effet de troubles émotionnels et d’un déséquilibre dans leurs pulsions sexuelles. D’où la recommandation régulièrement faite aux femmes hystériques de se marier, de monter à cheval ou de recourir aux services d’une sage-femme pour une séance de masturbation. Dans un même ordre d’idées, les bains de mer favoriseraient la circulation sanguine dans les organes génitaux et le bas-ventre. Selon Georges Hartwig, les vagues sont tout indiquées à cette fin, de préférence à la marée montante:

Le choc de vagues augmente considérablement les effets des bains de mer; d’abord en provoquant une réaction plus forte et plus rapide; ensuite en imprimant une secousse violente à tout le système nerveux (…) Aussi n’est-ce à Ostende qu’un concert de plaintes quand les vents cessent de pousser la marée vers la côte et de briser les vagues sur la grève.

À défaut de vagues, on utilise une douche à multijets, ceux-ci, à forte pression, étant dirigés sur le clitoris. Une légende veut que souvent, au sortir de la douche, les femmes déclarent se sentir «aussi étourdies qu’après avoir bu du champagne».

Contrairement à l’atmosphère plus huppée des stations thermales réservées aux tuberculeux dans des sanatoriums de montagne, l’hydrothérapie dans les eaux grises de la mer du Nord n’est guère empreinte de romantisme. La tuberculose est une maladie entourée d’un halo artistique, auquel ne se prêtent guère les symptômes imprécis ou l’hystérie. Il faut peut-être y voir la raison pour laquelle la cure médicinale en mer du Nord a si peu d’importance dans la littérature romanesque des Plats Pays.

Nous ne sommes pourtant pas sans savoir que de célèbres écrivains ont cherché à soulager dans les eaux glacées de la mer du Nord les tourments de leur esprit et les délabrements de leur corps. Nicolas Gogol, par exemple, auteur magistral mais aussi hypocondriaque notoire, a séjourné plusieurs fois à Ostende pour y suivre une cure. On n’en retrouve nulle trace dans son œuvre littéraire.

Les vertus curatives… de la station balnéaire

Lorsqu’en 1930 Ostende, après des années d’atermoiements et d’arguties, ouvre son palais balnéaire, le Thermae Palace, l’apogée des cures médicinales en mer du Nord est déjà de l’histoire ancienne. La conviction commence à se faire jour que les bienfaits thérapeutiques ne doivent pas être cherchés dans la mer, mais à la mer. «Un hypocondriaque guérirait même du simple fait d’habiter un lieu d’où il pût contempler quotidiennement le spectacle de la mer», ainsi que résume l’historien Thierry Terret cette nouvelle tendance.

Les activités collatérales culturelles et sociales liées à la cure balnéaire finissent par devenir plus importantes que les bains eux-mêmes. C’est ainsi, par exemple, que dans son roman Eline Vere (1889), dont on lira un extrait ci-après, l’écrivain néerlandais Louis Couperus décrit Scheveningen comme une station balnéaire dans laquelle les lieux où prendre les eaux ne sont plus qu’une manière de découvrir son moi intime parmi la foule des curistes.

Pendant ce temps, de modestes villages côtiers se développent jusqu’à devenir des lieux de divertissement et de distraction aux belles villas et aux constructions éclectiques, aux longues promenades, aux restaurants coûteux et aux hôtels du même ordre, aux théâtres et aux casinos tape-à-l’œil.

Des stations balnéaires telles que Scheveningen et Ostende constituent le décor d’un paraître bourgeois, où il importe de voir et d’être vu. Le beau monde flâne sur la promenade ou dans les parcs, se rend à l’hippodrome, assiste à des concerts et à des pièces de théâtre dans des tenues de circonstance et en bienséante compagnie.  Dans sa nouvelle Juffrouw Leocadie Stevens (Mademoiselle Léocadie Stevens, 1876), l’écrivaine flamande Rosalie Loveling décrit du reste Ostende comme une «place m’as-tu-vu»:

Lorsque l’on séjourne à Ostende, on a le sentiment que tous les amis éloignés et à demi oubliés se rencontrent d’un coup au même endroit. Il est impossible de parcourir la digue sans tomber sur des personnes qui s’y retrouvent et qui, se souciant comme d’une guigne du grouillement d’étrangers autour d’elles, se laissent aller bruyamment à la joie et à l’étonnement.

Les stations balnéaires sont des lieux de détente et d’oisiveté. Leur situation en bord de mer ne fait qu’ajouter à leur charme: «Les jeux d’eau y deviennent en effet moins nombreux que les jeux de regards, les exhibitions de la mode et les rencontres», écrit Thierry Terret. Petit à petit se forge la conviction que l’inaction, le farniente et la contemplation infinie de l’horizon appartiennent eux aussi aux bénéfices d’un séjour à la mer. Comme l’écrit Rosalie Loveling:

Avec quelle fraîcheur le vent du large ne soufflait-il pas sur le visage de la jeune Léocadie! S’il lui prenait parfois de se faire grief de sa fainéantise, elle ne s’en délectait pas moins ; en effet, cette oisiveté n’est ici ennui ni abattement: c’est un sentiment de volupté et de calme satisfaction qui vous envahit.

Consolation et auto-accompagnement à base de sel

Et pourtant, et pourtant… Ce beau trompe-l’œil bourgeois des stations balnéaires au style glamour ne réussit pas à guérir l’âme féminine tourmentée. Les cités côtières balnéaires sont tout autant le refuge de femmes aux amours et aux ambitions naufragées, aux désirs perdus et à la raison chancelante.  C’est ce qu’il nous est donné de lire dans des romans tels que Eline Vere de Louis Couperus ou Van de koele meren des doods (Des lacs froids de la mort, 1900) de Frederik van Eeden.

On trouve également de tels exemples dans la littérature plus récente, comme dans La Plage d’Ostende (1993) de Jacqueline Harpman ou Pier en oceaan (Jetée et océan, 2012) d’Oek de Jong, où l’on voit de jeunes femmes à la plage et sur la digue, qui cherchent à se frayer un chemin dans la vie. Des best-sellers comme Hiverner de Katherine May ou Le Chemin de sel de Raynor Winn nous montrent des femmes contemporaines qui se délectent mentalement et se baignent physiquement dans la mer, comme s’il s’agissait d’une forme d’automédication salée.

Les cités côtières balnéaires sont tout autant le refuge de femmes aux amours et aux ambitions naufragées, aux désirs perdus et à la raison chancelante

Libre à nous de nous gausser de l’effet médicinal des vagues sur les affections hystériques, il n’empêche que les vertus curatives de la mer dans des matières liées aux femmes plus proches de notre époque sont une question qui n’est pas (encore) scientifiquement tranchée. Le cerveau, quand on nage en hiver, secréterait de la dopamine et de la sérotonine, ce qui aurait pour résultat de stimuler le sentiment de bonheur. Des particules marines bénéfiques, tels l’iode et certaines substances ferrugineuses, seraient, pour ainsi dire, dotées de superpouvoirs ayant la particularité de propager leurs effets salutaires dans l’organisme, pénétrant la peau et transmettant ainsi leur pouvoir bénéfique à l’organisme.

Le sel sur la peau rend heureux, la chose ne fait pas de doute. Par ailleurs, le pouvoir curatif de la mer semble avoir été conçu sur mesure pour les femmes, tant selon l’opinion des balnéothérapeutes du XIXe siècle que du point de vue de la femme moderne. En effet, les femmes ont toujours recherché quelque chose dans ou à la mer: la santé, la paix, l’équilibre, le calme ou tout bonnement le bonheur.

Quelle que soit la fonction de la mer dans ce raisonnement, c’est compter sans l’imaginaire qu’elle convoque et la nature particulière de la femme. Et ne pourrait-on se dire que la mer, loin de domestiquer, de refroidir ou d’atténuer l’impétuosité féminine, en serait l’exaltation et la célébration?

Une caresse passionnelle

Il s’agit là d’un thème récurrent dans l’œuvre de l’autrice flamande Caro Van Thuyne. Dans Bloedzang (Chant du sang, 2023), par exemple, la mer se fait corps et amour. L’expérience des bains y est sauvage, intense, brutale:

Mon souffle s’enfle avec elle, plus haut, haut, haut monte la vague, plus profond mon souffle s’enfle et s’enfle et s’enfle, jusqu’au profond de mon ventre, dont il tend les parois comme la vague se tend dans sa peau hauthauthaut-étirée. Alors, lorsque insoutenablement la vague bascule, la lisse créature bleu mer qu’est mon souffle effectue un élégant salto là, dans le bas de mon ventre, et s’installe sur le fond, les membres étendus, se fraie un chemin vers la surface pour lentement s’y écouler et se vider.

Dans De tijdontkenner (Celui qui niait le temps, 2022), la journaliste et autrice flamande Ilse Ceulemans décrit les bains de mer comme la caresse passionnelle d’un amour perdu, même si le protagoniste n’y trouve que son poisson rouge mort, qu’il vient d’y balancer: «Puis je cours vers la mer. Dix mille Jeanny me saluent au moment où j’entre dans l’eau. Ma poitrine n’est pas loin de se fendre sous l’effet de la jouissance.»

Dans le roman de Christophe Vekeman Een borrel met Barry (Boire un verre avec Albert1, 2005) également, la mer est une amante. Albert est un écrivain en devenir qui se sent «comme le bouchon d’une bouteille de vin jeté à la mer et condamné à flotter sans direction au gré des vagues». En revanche, sa maîtresse Martha a l’impression dans la mer d’être «comme un poisson dans l’eau», ce qui a le don de le scandaliser et de l’humilier, lui donnant le sentiment d’être mis à l’écart. Il se met à éprouver de la jalousie pour cette «flaque d’eau grisâtre et puante» capable de satisfaire sa femme, lui-même ne pouvant en dire autant.

L’imaginaire maritime est susceptible d’expliquer pourquoi ces femmes endiablées et nageuses hivernales passionnées, qui tiennent la vedette dans les romans dont il vient d’être question, cherchent refuge à et dans la mer.  La mer exerce sur elles un effet curatif, non pas sous la forme d’une douce caresse, comme le promettent les cures balnéaires médicales ou l’automédication à base de sel, mais bien d’un corps à corps avec une force naturelle indomptable, avec des vagues déchaînées et des courants violents, avec d’insondables profondeurs et de trompeuses sources, avec le flux et le reflux, les vives et les mortes-eaux.

L’autrice belgo-turque Tülin Erkan rend tangible ce jeu entre la femme et la mer dans un portrait de baigneuse écrit à Ostende:

Regardez-les jouer, la femme et la mer. Le roulement et le gonflement et le gargouillement et le bouillonnement et l’engagement et le tourbillonnement et le déchaînement et le moutonnement et l’échauffement et le frissonnement et le jurement et le hurlement. Sentez comme tout soudain se fait calme plat, les petits chenaux remplis d’eau.

La mer est un amant, la baignade en mer un jeu érotique.

Note:
1) Traduction approximative pour rendre les assonances du titre néerlandais.

La mer d’Ilse Ceulemans

Sur la digue, une petite vieille pousse un rollator devant elle. Elle ressemble à ma mère. Ce n’est pas un hasard. Je pense qu’il existe une sorte d’énergie supérieure qui joue avec les sosies. Comparez cela avec la façon dont on jouait aux Playmobil, petits. Votre sœur couchait son infirmière sur le tapis et vous posiez votre docteur à côté. L’énergie supérieure n’agit pas autrement. Elle vous voit, et vite elle place à côté de vous quelqu’un de la série «mères d’hommes de cinquante ans». Peu importe si c’est vraiment votre mère. Cette vie n’est quand même qu’un jeu en fin de compte, non?

Je salue la vieille dame. Elle me rend mon salut. Je marche du casino vers la rue Adolf Buyl et achète le journal de la concurrence. Ah!

 

 

Dans un magasin de nuit déjà (ou encore) ouvert, j’achète des cacahuètes et une bouteille de champagne bien froide. Puis je vais à la plage. Je creuse un trou et y dépose le champagne, les cacahuètes, le journal et mon sac à dos. Ensuite, j’enlève mes chaussures et mes chaussettes, les joins au reste et retrousse mes jambes de pantalon.

Puis je cours vers la mer. Dix mille Jeanny m’accueillent tandis que j’entre dans l’eau.

Ma cage thoracique éclaterait presque de plaisir.

Je veux sauter. Je veux danser. Je veux rire. Je veux crier. Je veux taper dans l’eau.

Et c’est là que. Et c’est là que je pleure, pleure, pleure.

Les hommes ne pleurent pas, disait mon père. Si, les hommes pleurent.

Extrait de De tijdontkenner (Celui qui niait le temps), traduit du néerlandais par Françoise Antoine, Standaard Uitgeverij, Anvers, 2022.

La Plage d’Ostende de Jacqueline Harpman

Cet hiver-là, il fit si froid que la mer du Nord gela. Cela n’arrive qu’une ou deux fois par siècle, c’est un spectacle à ne pas manquer, disait-on, et il fut décidé que, le dimanche suivant on irait à Ostende. À 9 heures la société habituelle de mes parents était réunie sur un quai de la gare du Midi, agitée, joyeuse, grelottante.

C’est une journée qui a laissé des traces dans les esprits. Il est constant que les grands événements de la nature exaltent, et la vue des vagues figées en plein mouvements était aussi prodigieuse qu’on l’attendait. Il y avait presque autant de monde sur la plage qu’en été, mais un curieux silence régnait comme si une sorte de respect effrayé tenait le bavardage en laisse. Les gens se promenaient lentement sur la grève et s’avançaient un peu sur la glace. Peu, car la mer gelée faisait peur, arrêtée, suspendue, immobile, fauve au milieu d’un saut et qui peut à tout instant retomber et détruire. Des enfants s’élançaient parfois, mais les mères les rappelaient d’une voix contenue qui les faisait reculer. Il y avait grand vent et si emmitouflé qu’on fût, on était pris à la gorge par le froid. Nous parcourûmes la plage de l’Estacade à l’horloge, puis nous fîmes demi-tour et remontâmes sur la digue pour trouver abri dans les grandes café pleins de chaleur et de lumière. Là, ce furent des exclamations, la joyeuse agitation d’ôter les fourrures, de se bousculer en riant pour être au plus près du gros poêle. Mais Léopold restait à la porte, regardant dehors.

Extrait de La Plage d’Ostende, Le Livre de Poche, Paris, 1993.

Scheveningen de Louis Couperus

L’entracte venait de commencer et la foule des promeneurs, qui s’était divisée en deux flots distincts par la gauche et la droite, était très compacte. Georges et Lili se trouvaient comme enserrés dans des épaules et des têtes ayant grand-peine à se mouvoir. Impossible désormais de se frayer un chemin…

«C’est sans espoir! dit Lili. Quel plaisir peut-on éprouver à être serrés comme des sardines? On se croirait un dimanche.

– Apprécierais-tu d’aller passer un instant sur la plage? demanda-t-il avec douceur. Nous ne sommes qu’à deux pas de la sortie…

– Tu penses que c’est permis? demanda Lili, alléchée par cette perspective. Maman n’y trouvera-t-elle rien à redire?

– Certainement non; avec un cavalier tel que moi, la chose sera on ne peut plus naturelle, crois-moi!» la rassura-t-il d’un ton où perçait un soupçon de fierté.

Le préposé actionna le tourniquet devant lequel ils se tenaient. Comme dégagés d’un étau de suffocation, ils descendirent rapidement les marches de la terrasse, traversèrent la chaussée et se hâtèrent d’emprunter le large escalier qui menait à la plage.

Les grandes chaises longues étaient disposées les unes contre les autres, comme si on les avait déjà rangées pour la nuit. De loin en loin l’on apercevait un habitant du cru se baguenauder d’une démarche assurée, lente et pesante, qu’il réglait sur le balancement de l’ample masse des jupes arrondies de sa compagne…

En ce moment, si l’on jetait les yeux au-delà de la mer, on percevait en hauteur, devant la façade du Kurhaus, embrasée par les flamboiements de l’éclairage électrique, le bruissement d’une bousculade animée.

«Ouf! s’écria Lili. Ne respire-t-on pas mieux ici?»

La mer elle-même défrisait son satin à peine ridé, sur lequel alternaient le vert, l’azur et le violet, coiffés de fronces scintillantes d’écume, de l’horizon jusqu’à la plage. Tout là-haut étincelaient les étoiles, tandis que la Voie lactée semblait un tissu de perles agrandi à cette mystérieuse vastitude d’un bleu insaisissable… De la mer s’élevait un susurrement quasi indescriptible que l’on eût dit sorti d’un coquillage immensurable…

«Quel calme plaisant après ce brouhaha de là-haut. C’est un véritable enchantement! murmura une Lili tombée en extase.

  • C’est vrai», répondit Georges.

Comme elle avait manqué trébucher, il lui avait proposé de lui donner le bras, ce qu’elle avait accepté. À partir de cet instant, il eut le sentiment d’avoir beaucoup, énormément de choses à lui dire, qu’il ne parviendrait jamais à exprimer sans paraître ridicule. Pour sa part, elle aussi éprouvait le doux besoin de s’épancher sans limite, de parler de la mer et du ciel, qui lui paraissaient si beaux, mais elle se faisait quelque honte de la poésie qui occupait son cœur, qui tranchait trop aigûment avec l’ordinaire banalité des milieux où ils se rencontraient. Craignant de passer pour minaudière, elle garda le silence, ils gardèrent chacun le silence tout en continuant à marcher, le susurrement de la mer leur emplissant les oreilles, leurs cœurs bercés d’un même sentiment de douceur, que chacun devinait chez l’autre et que leur mutisme partagé semblait combler davantage que ne l’eussent fait des paroles.

Lentement, ils poursuivaient leur chemin toujours plus avant, comme perdus dans leur solitude, avec sous leurs yeux le calme inamovible de la mer.

Alors il comprit qu’il lui fallait parler.

Extrait de Eline Vere, traduit du néerlandais par Christian Marcipont, P.N. van Kampen & Zoon, Amsterdam, 1889.

Sofie Vandamme

enseignante et chercheuse au KASK (Académie royale des beaux-arts) & Conservatorium de Gand – fondatrice et coordinatrice de De Letterie à Ostende

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