La mer du Nord comme solution aux problèmes migratoires
La politique migratoire sévère du Royaume-Uni fait de la mer du Nord une voie de passage particulièrement dangereuse. Cependant, jusqu’au XIXe siècle, le pays était connu comme un refuge libéral pour les migrants qui ne trouvaient nulle part où s’abriter. Cette situation a rapidement changé, notamment à la suite d’une querelle diplomatique dans laquelle la Belgique a joué un rôle prépondérant. Depuis lors, la migration est principalement considérée comme un problème social.
Trait d’union entre l’océan Atlantique et la mer du Nord, la Manche est l’une des routes maritimes les plus fréquentées au monde. Entre les innombrables bateaux de marchandises, d’affaires et de touristes, on y voit également manœuvrer de petites embarcations en caoutchouc avec, à leur bord, des migrants bien décidés à rejoindre le Royaume-Uni au départ de Calais. Les polices française et britannique ont beau tenter de les en dissuader avec rage et acharnement, leur nombre est en croissance exponentielle: alors que le Royaume-Uni enregistrait encore moins de dix mille migrants jusqu’en 2020, ils étaient 45 755 en 2022.
Ces six dernières années, au moins 64 personnes ont perdu la vie en tentant de traverser la Manche. L’entreprise se révèle donc particulièrement périlleuse, mais même ceux qui ont la chance de survivre ont par la suite peu de garanties.
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Par exemple, à la fin du mois de décembre 2023, le précédent gouvernement britannique a conclu un traité qui lui permettait de transférer des migrants du Royaume-Uni vers le Rwanda. Les personnes entrant illégalement en Grande-Bretagne pourraient être envoyées au Rwanda pour que leur demande d’asile soit traitée. Si leur demande n’était pas acceptée, elles devaient entamer une procédure pour rester là-bas – ou demander l’asile ailleurs. Les centaines de millions de livres que le Royaume-Uni était prêt à payer pour cet accord ont été présentées comme un investissement qui serait rentable à long terme en décourageant l’immigration. Toutefois, lorsque le gouvernement de Keir Starmer est arrivé au pouvoir à l’été 2024, il a immédiatement fait savoir qu’il ne souhaitait pas poursuivre l’application de ce traité très controversé.
Les drames qui se jouent en mer Méditerranée et alentour soulignent chaque jour le manque de vision à long terme de cette approche. Au lieu de décourager les migrants -qui sont pour beaucoup des réfugiés légitimes-, elle les contraint à emprunter des routes toujours plus dangereuses. Depuis 2014, au moins 29 000 migrants ont disparu en mer Méditerranée. Cette politique pousse les migrants de plus en plus vers des réseaux de trafiquants. Une traversée de la Manche, par exemple, coûte 2 000 euros et les migrants partent de plus en plus souvent de Belgique plutôt que de France. Ceci démontre que cette approche ne fait que repousser le problème et n’offre aucune solution structurelle.
Connu autrefois pour être un havre de liberté pour les migrants ne trouvant refuge nulle part, le Royaume-Uni applique aujourd’hui une politique migratoire des plus restrictives. Pour en retrouver les germes, effectuons un voyage dans le temps.
La Manche, «autoroute» maritime entre la Belgique et l’Angleterre
Au milieu du XIXe siècle, le libéralisme est à son apogée en Europe, y compris sur le plan de la mobilité humaine, et le Royaume-Uni en est le porte-drapeau. Nombre d’entrepreneurs, de fonctionnaires et d’ouvriers entreprennent alors de voyager aux quatre coins de ce qu’on appelle l’Empire britannique, voire au-delà, afin de soutenir son expansion. Beaucoup ne reviendront plus -une dizaine de millions de personnes ont ainsi émigré au départ du Royaume-Uni, en partie aux frais de l’État, qui limitait autant que possible les barrières administratives pour la migration.
Que peut-on attendre des migrants si nous leur imposons des périples lors desquels ils subiront des traumatismes potentiellement mortels?
Cette politique des portes ouvertes est également appliquée dans l’autre sens, et les étrangers n’ont pas besoin de passeport pour s’établir en Angleterre. La politique britannique fait des émules et les contrôles d’identité sont suspendus aux frontières de la plupart des pays européens. Les flux migratoires ne sont donc pas considérés comme un problème, mais comme une solution dans la mesure où ils permettent, par exemple, de réorganiser les pénuries de main-d’œuvre selon la loi de l’offre et de la demande ou d’expulser des dissidents.
Stimulée par la technologie de la vapeur, la mobilité internationale s’accélère encore, y compris par-delà la Manche, et surtout via la Belgique. Déterminé à asseoir son indépendance, le jeune État belge investit résolument, à cette époque, dans le développement de réseaux de transport modernes. L’idée est la suivante: plus il y aura de pays qui dépendront de ces réseaux de transport pour leur commerce, leur mobilité et leur communication, plus il sera probable qu’ils défendent le droit d’exister de la Belgique.
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À l’instar de l’Angleterre outre-Manche, la Belgique joue un rôle de pionnier dans le développement de liaisons ferroviaires sur le continent européen. Étant donné les relations tendues qu’elle entretient avec les Pays-Bas, elle développe son réseau ferroviaire vers l’Allemagne, la France et l’Angleterre. Des liaisons rapides assurées par des bateaux à vapeur sont considérées comme le prolongement de ce réseau ferroviaire. Le port d’Anvers ouvre des services de bateaux à vapeur avec le monde entier, mais c’est surtout le service de transfert par ferry entre Ostende et Douvres qui fait office de fleuron du transport de passagers entre l’Angleterre et le continent européen. À partir du milieu des années 1840, des services de bateaux à vapeur aussi bien belges que britanniques assurent des liaisons quotidiennes entre les deux ports.
Ces liaisons facilitent les voyages d’affaires, mais également le tourisme. Si Ostende s’affirme en tant que véritable station balnéaire, c’est en partie aux Britanniques qu’elle le doit. À leurs yeux, la côte belge constitue une alternative moins chère aux stations balnéaires de leur pays et, de plus, elle leur est désormais facilement accessible. Ostende attire également des Allemands, des Français et des Russes qui viennent se mêler, l’été, au gratin de la société belge, ce qui débouche sur toutes sortes de relations (d’affaires) et d’initiatives.
C’est ainsi qu’Ostende jouera un rôle important dans le développement de la Compagnie internationale des wagons-lits, créée par l’ingénieur belge Georges Nagelmackers et spécialisée dans les wagons-lits luxueux pour les longs trajets entre villes à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe. C’est cette entreprise qui exploite, entre autres, le célèbre Orient- Express.
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Plusieurs autres trains, comme l’Ostende-Vienne Express et le Suisse Express, desservent Ostende. Grâce aux liaisons traversant la Manche, la Grande-Bretagne fait elle aussi partie du réseau. Ces réseaux de transport sont utilisés non seulement par une clientèle d’affaires et par des touristes, mais également par des migrants. Et comme il est de plus en plus difficile de distinguer ces trois groupes, le contrôle des migrations devient lui aussi de plus en plus complexe.
La méfiance du jeune État belge
Si les gens sont libres de se déplacer par-delà les frontières nationales, cela ne veut pas dire que les étrangers peuvent s’établir là où ils le souhaitent. La migration est en effet bel et bien contrôlée, mais ces contrôles s’effectuent davantage à l’intérieur du pays qu’aux frontières. À cet égard également, la Belgique fait office de précurseur. Dès l’acquisition de son indépendance en 1830, ce pays est le premier en Europe à créer une police des étrangers. La Belgique se méfie, en effet, des dissidents et des influences étrangères susceptibles de menacer cette indépendance fraîchement acquise.
Rapidement, le service central étend son pouvoir dans l’optique de contrôler tous les étrangers présents sur son territoire. Cibles principales du jeune État: les indigents et les criminels. Les voyageurs qui effectuent un séjour de moins de deux semaines en Belgique doivent s’inscrire dans ce qu’on appelle des registres de logements. Quant à ceux qui prévoient de rester plus longtemps, ils doivent déclarer leur séjour à la police locale en remplissant un bulletin d’étranger détaillé.
La Belgique a été le premier pays en Europe à créer une police des étrangers
La police des étrangers vérifie alors si la personne est renseignée sur les listes d’«indésirables» dont elle dispose. Elle demande de plus en plus systématiquement des informations au sujet de leurs antécédents aux administrations étrangères de leur lieu de naissance ou de leur lieu de dernière résidence. Même après la suppression du passeport obligatoire, les étrangers doivent s’enregistrer en présentant un document d’identité.
La police des étrangers est bien consciente que le système est loin d’être étanche et s’appuie dès lors sur d’autres sources d’information. Les tribunaux correctionnels, les gendarmes et les directeurs de prison et d’hôpital doivent envoyer des rapports circonstanciés lorsqu’ils ont affaire à des étrangers. La police des étrangers collecte par ailleurs des informations ad hoc, via les journaux ou des citoyens qui dénoncent des étrangers.
Cet univers administratif parallèle permet d’expulser du pays, de manière aussi bien préventive que répressive, les personnes dont la présence n’y est pas souhaitée. La police des étrangers hérite de larges pouvoirs de décision pour expulser ces « indésirables », pratiquement sans tenir compte de la durée de leur séjour. Pour ce faire, elle peut compter sur un réseau de transport bien rodé. Une fois par semaine au moins, des wagons spéciaux reconduisent les expulsés vers les sept principales villes frontalières. À la fin du XIXe siècle, plus de dix mille indigents ou criminels seront ainsi expulsés chaque année. L’absence d’un premier contrôle d’identité à la frontière ne change pas grand-chose au système.
Incident diplomatique
Une partie de ces «indésirables» peuvent quitter d’eux-mêmes le territoire belge, mais la plupart sont escortés par la gendarmerie. Au début, ils peuvent encore choisir vers quelle frontière ils seront renvoyés – une mesure qui vise à protéger les déserteurs et les réfugiés politiques. Ce principe est bien remis en question dans les années 1880 à la suite de protestations des pays voisins de la Belgique, mais il continuera à être partiellement appliqué.
Le principal problème, avec ce système, c’est que les personnes expulsées peuvent facilement revenir et que les pays voisins en renvoient de plus en plus en Belgique. C’est pourquoi la police des étrangers décide de recourir, pour les cas problématiques, à une solution certes un peu plus chère, mais surtout plus durable: la traversée de la Manche. Karl Marx et Victor Hugo sont deux exemples connus de dissidents qui iront finalement s’installer en Angleterre via la Belgique.
© Maison de Victor Hugo - Hauteville House, Guernesey
Ce que l’on connaît beaucoup moins, c’est l’histoire des milliers d’autres personnes expulsées du territoire belge par la police des étrangers, à leurs frais ou non. Edward McLean est l’une d’elles. Fin août 1895, il s’inscrit dans le registre des logements de l’hôtel de Londres, à Ostende, sous le nom de George Hamilton. Peu après, il est arrêté pour vol et fraude à l’identité. Grâce à l’aide de Scotland Yard, le prétendu Anglais est démasqué: en réalité, il s’agit d’un célèbre voleur américain condamné à Bruges à un an de prison.
Après avoir purgé sa peine, McLean est expulsé du pays. Comme il n’a pas assez d’argent pour retourner dans son pays d’origine, il choisit de se rendre en Angleterre. La police des étrangers met alors en place une escorte secrète avec la gendarmerie et la police maritime afin qu’il puisse embarquer le plus discrètement possible à bord d’un paquebot à Ostende.
Il s’agit d’éviter d’éveiller toute suspicion chez les autres passagers et auprès des autorités anglaises, car la Belgique et le Royaume-Uni ont conclu en 1894 un accord qui prévoit que les deux pays ne peuvent plus expulser l’un vers l’autre que des citoyens.
McLean sera toutefois arrêté à Douvres par des agents anglais, ce qui provoquera un incident diplomatique entre le Royaume-Uni et la Belgique, coupable d’avoir violé l’accord en envoyant au Royaume-Uni un non-ressortissant britannique visé par une mesure d’expulsion. Un criminel notoire condamné avec l’aide de Scotland Yard par-dessus le marché! Malgré cet incident, la police des étrangers continuera de traiter certains cas problématiques – des marins échoués, des anglophones et des citoyens de colonies britanniques – en les expulsant via la Manche. Et tant mieux si les personnes concernées financent elles-mêmes leur traversée!
L’Angleterre serre la vis
Si l’Angleterre est l’option privilégiée par les autorités belges, c’est parce que l’accès et le séjour des étrangers n’y sont que peu contrôlés. De plus, le risque d’expulsion y est négligeable en comparaison avec d’autres pays. L’immigration en Angleterre reste toutefois relativement limitée, surtout lorsqu’on sait que les Britanniques sont, à cette époque, beaucoup plus nombreux à émigrer.
N’allez pas croire, pour autant, que les migrants sont accueillis à bras ouverts de l’autre côté de la Manche. Les principales communautés de migrants que sont les Irlandais et les Juifs d’Europe de l’Est y sont considérées comme inférieures. Cette stigmatisation, renforcée par le fait que beaucoup d’étrangers dépendent de l’assistance publique ou croupissent dans les prisons, alimentera les débats qui déboucheront sur l’Aliens Act (loi sur les étrangers) en 1905.
Cette loi autorise les agents de la douane britannique à renvoyer chez eux les criminels, les indigents et les malades à leur arrivée sur le sol britannique. Et si ces contrôles restent limités dans la pratique, ils jetteront les bases d’un vaste système d’inspection qui prendra davantage d’ampleur durant la Première Guerre mondiale. Désormais, les étrangers feront l’objet d’un suivi avant leur départ, aux frontières et pendant leur séjour.
L’affaire McLean donne à croire que des contrôles étaient déjà effectués dans certains ports avant l’Aliens Act. Les contrôles et la législation les encadrant doivent dès lors permettre d’éviter que l’Angleterre serve de débouché pour des étrangers jugés indésirables dans d’autres pays européens. Transférer ces indésirables vers des pays voisins plutôt que les renvoyer dans leur pays d’origine est en effet plus facile et moins coûteux.
La police belge des étrangers s’accrochant à cette pratique, les cas problématiques ne font qu’être déplacés, minant ainsi la confiance dans les accords internationaux et renforçant l’appel à des solutions nationales. Cette méfiance atteindra son paroxysme pendant la Première Guerre mondiale, moment choisi par les autorités britanniques pour renforcer les contrôles des étrangers. À partir de là, la migration sera de plus en plus poussée vers l’illégalité et les migrants seront de plus en plus considérés comme un problème et déshumanisés.
Au XIXe siècle, le cadre législatif était restreint et vague. Il laissait aux autorités belges une marge de manœuvre pour expulser pratiquement sans entrave les personnes qui n’étaient pas les bienvenues. Les étrangers étaient stigmatisés, mais ils avaient bel et bien des opportunités de s’installer. Les contrôles étant réalisés à l’intérieur du pays, les étrangers n’étaient pas exposés à des frais ou risques supplémentaires en cours de route. Par ailleurs, ils pouvaient intégrer immédiatement le marché du travail et ainsi subvenir à leurs besoins. Enfin, le processus n’était pas très coûteux pour l’État.
L'Aliens Act britannique (1905) jette les bases d'un système d'inspection qui prendra davantage d'ampleur durant la Première Guerre mondiale
La migration s’autorégulait en grande partie et offrait des solutions pour les problématiques des réfugiés et des déséquilibres sur les marchés de l’emploi tout en permettant aux personnes avides de découvrir des contrées inconnues d’assouvir leur soif d’aventure. La migration était davantage une solution qu’un problème, et c’est toujours le cas aujourd’hui, ne serait-ce que pour pallier les nombreuses pénuries sur le marché du travail. Les flux migratoires peuvent également donner lieu à une solidarité humaine, ainsi qu’en témoigne l’aide massive apportée aux Ukrainiens dans leur pays, en transit et à leur arrivée dans leur pays d’accueil. Le Royaume-Uni en a accueilli plus de 200 000 dans le cadre de procédures légales et s’est ainsi engagé à leur fournir un toit le plus rapidement possible. Pourquoi ce qui est possible avec des Ukrainiens ne pourrait-il pas l’être avec des Afghans, des Soudanais ou des Syriens?
Offrir un logement provisoire aux réfugiés est bénéfique non seulement pour ces derniers, mais également pour la société de leur pays d’accueil. Un migrant pourra davantage contribuer à cette société s’il en fait partie. Mais que peut-on attendre de ces personnes en termes de contribution à nos sociétés si nous leur imposons des périples migratoires de plusieurs mois, voire années, lors desquels elles subiront des traumatismes potentiellement mortels et seront soumises à une exploitation permanente, puis à des procédures longues, incertaines et restreignant leur liberté à leur arrivée chez nous, dénuées de tous moyens?
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