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histoire, société

Terra incognita de la mer du Nord: les fonds marins dévoilent leurs mystères

Par Steven Dauwe, Tine Missiaen, Sven Van Haelst, traduit par Alice Mevis
23 octobre 2024 11 min. temps de lecture Avec la mer du Nord

Le passé de la mer du Nord se trouve enfoui sous le sable de ses fonds marins, inaccessible au commun des mortels. Mais ces dernières années ont vu croître de manière remarquable les connaissances autour de cette terra incognita. Accompagnez-nous dans un plongeon sous la surface pour découvrir le Doggerland, Testerep et le Paardenmarkt.

Pendant longtemps, notre connaissance des fonds marins a dépendu de découvertes fortuites, mais aujourd’hui la technologie a changé la donne: elle nous permet de scanner minutieusement le fond de la mer, rendant désormais possible de sonder dans les moindres détails cette enveloppe de sable et d’eau. On y découvre un entrelacs de câbles et conduits divers, des centaines d’épaves de navires ayant fait naufrage au gré des marées ou des deux guerres mondiales, et des munitions déversées qui jonchent le fond.

Dans le même temps, on observe un regain d’intérêt pour la mer du Nord. Des recherches récentes montrent que ce morceau de continent immergé n’a pris sa forme actuelle que «récemment» (il y a quelque 8 000 ans) et qu’au cours de son histoire la mer du Nord a plus longtemps été «non-mer» que «mer». Les traces de cette histoire, capturées dans et sous le fond de la mer, sont tout simplement fascinantes: outre les vestiges d’îles ou de presqu’îles et de villages submergés, on retrouve même les traces d’un véritable paysage de steppe datant d’une époque où la mer du Nord à sec formait le décor dans lequel évoluaient mammouths, rhinocéros laineux, bisons et hommes préhistoriques.

Le Doggerland, là où se trouve la mer du Nord aujourd’hui

Commençons donc par là notre histoire: il y a 20 000 ans, au point culminant de la dernière ère glaciaire. En raison du froid intense, une gigantesque quantité d’eau se trouvait stockée dans des calottes glaciaires terrestres, au point que le niveau de la mer se situait 120 mètres plus bas qu’aujourd’hui. Dans sa partie sud, la profondeur de la mer du Nord dépassait alors rarement les 50 mètres – soit la moitié du plus haut bâtiment de la côte belge – et il était possible d’effectuer la traversée à pied sec jusqu’en Angleterre.

Ce n’est que bien plus tard que ce lopin de terre entre-temps inondé sera baptisé Doggerland (en 2021, le musée national des Antiquités de Leyde lui a consacré une vaste exposition). Il y règne des conditions très hostiles et seuls les animaux les plus robustes parviennent à survivre dans ce désert froid parcouru de vallées fluviales. À mesure que le climat se réchauffe, toutefois, cerfs, sangliers et chevreuils rejoignent la faune de l’ère glaciaire du pléistocène, qui était jusqu’alors principalement composée de mammouths laineux et de rhinocéros, de lions des cavernes, de rennes et bien d’autres.

La découverte d’un fragment de crâne d’homme de Neandertal au large de la Zélande (datant d’entre 30 000 et 50 000 ans) et de restes d’objets et ustensiles utilisés par les premiers représentants de l’homme moderne prouve que nos ancêtres aussi ont été attirés vers cette région de basse altitude, au cours des périodes où le niveau de la mer se trouvait au plus bas.

Des recherches internationales approfondies à hauteur de l’actuel Bruine Bank (Brown Bank) -zone située entre les Pays-Bas et la Grande-Bretagne où les pêcheurs remontent du matériel préhistorique à la surface depuis de nombreuses années- confirment la présence d’un paysage marécageux. Ce site vieux de 10 000 ans a été préservé à une trentaine de mètres sous le niveau de la mer et à plusieurs mètres sous les fonds marins. En cartographiant et reconstruisant ce paysage englouti avec les techniques les plus récentes, les chercheurs espèrent trouver d’éventuels vestiges d’implantations et d’activités humaines. Ces recherches pourraient mener à de belles surprises dans les années à venir.

Pour ces tout premiers habitants, le Doggerland ne s’avérera toutefois pas une résidence permanente. En raison de l’élévation naturelle et progressive du niveau de la mer (à ne pas confondre avec l’augmentation actuelle causée par l’activité humaine), le Doggerland se fait peu à peu engloutir. Il y a environ 7 500 ans, la mer du Nord atteint finalement nos côtes.

Un littoral découpé avant d’être rectiligne

La mer du Nord a subi de nombreuses transformations au cours des époques. Le littoral autrefois naturellement découpé a été, en grande partie par l’action de l’homme, remodelé en une ligne de démarcation nette entre terre et mer. Aujourd’hui, principalement sur la côte belge, on ne remarque presque plus rien des sinuosités du passé. La toponymie de la région nous donne pourtant de nombreux indices. Coxyde, Raversijde, Ter Yde, Blutsyde: tous ces noms de lieux de la côte belge, disparus ou non, font référence à un ide ou yde, une petite crique naturelle où les pêcheurs amarraient leurs embarcations pour en faire l’entretien.

Il y a environ 7 500 ans, la mer du Nord atteint finalement nos côtes

Testerep (aussi appelée Terstreep), péninsule aujourd’hui disparue, a elle aussi laissé des traces dans l’étymologie: ainsi, Ostende est née à son extrémité est, Westende à l’ouest et Middelkerke (littéralement: «l’église du milieu») en son centre. Du côté qui la rattache à la terre se trouvait jusqu’au XIIe siècle un large chenal de marée, qui sera plus tard drainé et ensablé par suite de la construction de digues. Les vagues et les tempêtes ont quant à elles fait de leur mieux pour emporter la partie de la péninsule qui s’enfonçait le plus dans la mer. C’est ce qui s’est passé par exemple avec l’Ostende originelle, qui a entièrement disparu après l’inondation de la Saint-Vincent en 1394.

Aujourd’hui, les scientifiques de la Vrije Universiteit Brussel, du VLIZ (Vlaams Instituut voor de Zee – Institut flamand de la mer), de la KU Leuven et de l’école supérieure HoWest (qui reçoivent un soutien financier du Fonds voor Wetenschappelijk Onderzoek – Fonds flamand de recherche scientifique) étudient l’évolution de ce paysage côtier naturel au cours des cinq mille dernières années. Celle-ci se termine par le littoral artificiel actuel, entièrement refaçonné par l’homme. Qui sait quels secrets Testerep pourra encore dévoiler après toutes ces années?

Les guerres laissent aussi leurs marques

La mer du Nord, principalement sa partie sud menant à la Manche, a toujours revêtu une importance stratégique particulière, comme en témoignent les nombreuses traces que l’on retrouve sous sa surface. Au cours des deux derniers millénaires, des centaines de navires ont été perdus en mer du Nord à cause de naufrages et de guerres. Vaisseaux-cargos, paquebots, navires de guerre, bateaux-phares et bateaux de pêche ne sont que quelques exemples des nombreux types d’embarcations dont nous retrouvons encore aujourd’hui les épaves.

Toutes ces épaves sont de véritables machines à remonter le temps. Elles nous fournissent des informations sur les routes commerciales, la construction navale et l’état du transport de biens, de personnes et d’idées à un moment précis du passé. La saturation en eau et la faible teneur en oxygène assurent la plupart du temps une bonne conservation de l’épave et de sa cargaison, ce qui fait que ces épaves contiennent souvent une valeur informative bien plus élevée que de nombreux sites archéologiques sur la terre ferme.

Mais il existe tout de même des limites. Nos connaissances au sujet des épaves de la mer du Nord sont généralement restreintes à ce qui dépasse (en partie) des fonds marins. Ces vestiges-là sont relativement faciles à détecter au moyen de techniques acoustiques appelées remote-sensing (telles que le multibeam sonar et le side-scan sonar). Cela explique pourquoi nous disposons aujourd’hui de connaissances assez approfondies en ce qui concerne les sites des naufrages des 150 dernières années.

Les épaves plus anciennes, d’abord rongées par le ver Teredo Navalis, puis en grande partie rasées par le chalutage de fond, s’avèrent bien plus difficiles à identifier. Leurs débris se trouvent enfouis dans le sol et sont de ce fait moins visibles. La découverte de tels sites est le plus souvent le fruit d’heureux hasards, lorsqu’un filet de pêche y reste coincé, par exemple, ou lorsqu’ils sont mis au jour à l’occasion de travaux effectués en mer, comme le dragage, la construction de parcs éoliens offshore ou la pose de câbles sous-marins.

Toutes les épaves sont de véritables machines à remonter le temps

Ce qui complique encore davantage la recherche de tels sites est que l’identité exacte des navires demeure souvent inconnue. Lorsqu’un bateau disparaissait en mer avec tout son équipage, sans survivants ni témoins, il était impossible de savoir où et quand exactement il avait sombré. Chercheurs et plongeurs tentent dans ce genre de cas de déterminer l’âge, l’origine et l’identité du navire sur la base de la structure du vaisseau et des objets trouvés en son sein, le tout complété par de la recherche d’archives. Lorsque cela n’est pas possible, les épaves reçoivent généralement un nom qui fait référence à leur emplacement actuel. On peut par exemple citer l’épave Buiten Ratel du XVIIIe siècle (située sur le banc de sable Buiten Ratel) ou l’épave du Zeebruges du début du XVIe siècle (découverte au large de Zeebruges).

Le plus souvent, les membres de l’équipage ont péri lors du naufrage et se trouvent potentiellement encore à bord. On se réfère à ce type d’épaves comme «tombe de marins» ou «tombe de guerre». Outre les bateaux, des centaines d’avions ont également été perdus en mer du Nord pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ces épaves sont elles aussi souvent difficiles à détecter: lorsqu’un avion heurte l’eau en tombant de quelques kilomètres de hauteur et à une vitesse de plusieurs centaines de kilomètres-heure, il éclate en mille morceaux. Ses différentes pièces se retrouvent ainsi dispersées à des kilomètres à la ronde au fond de la mer, où elles s’enlisent lentement.

Outre leur valeur patrimoniale, les plus grandes épaves possèdent une valeur écologique importante

Ces dernières décennies, les épaves ont fait l’objet d’une attention croissante. Il existe désormais des lois qui permettent de protéger certains de ces sites en vertu de leur valeur patrimoniale. Celle-ci est estimée en fonction de l’âge de l’épave, de sa rareté, de son état de conservation, et selon qu’il s’agit ou non d’une tombe de guerre.

Outre leur valeur patrimoniale, les plus grandes épaves, celles qui émergent encore nettement au-dessus des fonds marins, possèdent une valeur écologique importante. Ce substrat solide abrite souvent une riche biodiversité d’organismes marins et constitue  une zone de reproduction privilégiée pour de nombreuses espèces de poissons. D’autres épaves, en revanche, présentent plutôt un danger pour la vie sous-marine en raison de la nature de leur cargaison: il existe en effet des épaves contenant du pétrole ou d’autres substances chimiques, ainsi que des navires de guerre encore chargés de munitions qui fuient ou se corrodent.

Vestiges toxiques de la Première Guerre mondiale

Les épaves constituent généralement une perte non intentionnelle de matériel militaire. Les décharges sous-marines de munitions sont tout l’inverse: des substances nocives sont délibérément déversées dans la mer, dans une tentative de se débarrasser de bombes, grenades et autres armes de guerre abandonnées et dangereuses. On retrouve de tels dépôts de munitions dans tous les océans, y compris en mer du Nord. En Belgique, il y en a un au large de la côte devant Knokke-Heist: le Paardenmarkt. On estime que 35 000 tonnes de munitions ordinaires et chimiques issues de la Première Guerre mondiale y sont enfouies à plusieurs mètres de profondeur sous les fonds marins.

De tels dépôts de munitions constituent une menace potentielle pour la navigation et la pêche, mais ils peuvent également et surtout nuire à l’écosystème marin et à la santé humaine. Étant donné que le nettoyage de ces décharges est un processus coûteux, risqué et techniquement très difficile, il est de la plus haute importance d’étudier de façon approfondie et de surveiller minutieusement ce type de sites.

En ce qui concerne le Paardenmarkt, les scientifiques belges tentent actuellement d’acquérir une meilleure compréhension de l’état actuel du dépôt dans le cadre du projet DISARM, une étape cruciale pour l’évaluation et la gestion des risques. Ils espèrent ainsi contribuer à la mise en place d’une approche globale de ces témoins silencieux d’une terrible page de notre histoire.

Laboratoire pour enjeux modernes

Le fond de la mer du Nord ne recèle pas uniquement le passé. Contrairement aux idées reçues, les fonds marins sont bien plus qu’une plaine sablonneuse déserte et sans fin. Ils sont aujourd’hui l’enjeu d’intérêts économiques divers. La mer du Nord représente tout d’abord une zone de pêche cruciale, qui abrite de nombreuses espèces très convoitées telles que la sole et la plie. Mais son fond recèle également des gisements considérables de pétrole et de gaz qui contribuent depuis longtemps et de manière significative à l’approvisionnement énergétique et à l’économie de divers pays de la région. Enfin, les fonds marins eux-mêmes revêtent une importance économique: en effet, d’importantes quantités de sable et de gravier sont extraites chaque année pour l’industrie de la construction et les travaux de défense côtière.

En plus de ces secteurs économiques traditionnels, le fond de la mer du Nord joue également un rôle fondamental dans la transition énergétique. Au fil des années, un nombre croissant d’éoliennes y ont été placées. Via la création d’un vaste réseau de câbles, on travaille également au développement d’un réseau électrique offshore européen. Il est même prévu de mettre à disposition des réservoirs de gaz épuisés pour stocker le CO2 à long terme.

Le réseau de câbles et pipelines, ainsi que les diverses activités économiques qui dépendent directement du fond de la mer du Nord, se sont à ce point élargis que de bons accords sont nécessaires. Ceux-ci ont été regroupés au sein d’un Plan d’aménagement des espaces marins (PAEM) qui, pour chaque activité humaine en mer du Nord, estime la route ou l’emplacement optimal, la concurrence potentielle avec d’autres secteurs économiques, la sécurité en mer et la valeur écologique de la zone. Ces plans d’aménagement sont essentiels afin d’assurer la sécurité en mer et de prévenir les dommages pouvant engendrer de lourdes conséquences humaines et matérielles.

Et ce n’est pas tout: de tels plans sont devenus indispensables, car on assiste à une augmentation considérable du nombre d’activités en mer, qui impliquent des travaux d’excavation des fonds marins. Qui dit plus d’activités dit également plus d’études préparatoires de la part des promoteurs de projets et, en fin de compte, plus de connaissances. À travers la collaboration de l’ensemble des acteurs concernés se présente une chance unique d’approfondir nos connaissances au sujet des fonds marins de la mer du Nord, qui comptent parmi les mieux documentés d’Europe occidentale.

Les auteurs remercient Jan Seys et Ruth Plets pour leur précieuse contribution à cet article.

Steven Dauwe

assistant de recherche au VLIZ (Vlaams Instituut voor de Zee)

Tine Missiaen

directrice d’un groupe de recherche du VLIZ (Vlaams Instituut voor de Zee)

Sven Van Haelst

assistant de recherche au VLIZ (Vlaams Instituut voor de Zee)

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