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La mer du Nord semeuse de mort: d’anciennes catastrophes sortent de l’oubli

Par Lotte Jensen, traduit par Pierre Lambert
23 octobre 2024 10 min. temps de lecture Avec la mer du Nord

Au cours des siècles, de graves inondations ont submergé à multiples reprises les côtes de la mer du Nord, causant d’importants dégâts et un nombre élevé de victimes. Certaines catastrophes sont vite tombées dans l’oubli, alors que d’autres sont encore largement commémorées. Pourquoi? En matière de culture mémorielle, force est de constater qu’éducation, divertissement et commerce font bon ménage. D’autant que de tels faits tragiques peuvent renforcer l’attrait d’une région.

La mer du Nord et son littoral attirent de nombreux touristes, mais il arrive que les vagues, d’amies, se transforment en ennemies: les tempêtes peuvent propulser les eaux à des hauteurs vertigineuses, mettant en péril des vies humaines. Ce phénomène s’est produit à de nombreuses reprises au cours de l’histoire, avec parfois des conséquences dramatiques. Les inondations de 1953, qui ont fait des victimes aux Pays-Bas, en Belgique, au Royaume-Uni et en Allemagne, se sont inscrites dans la mémoire collective. D’autres catastrophes, en revanche, sont tombées dans l’oubli. Qui se souvient aujourd’hui du raz-de-marée de la Saint-Félix en 1530, de la tempête qui a frappé la région du Delta en 1682 ou encore de l’inondation de 1808 aux Pays-Bas?

Le souvenir durable d’une catastrophe dépend en partie de la «couverture médiatique» qu’elle génère. Plus l’attention est grande au moment des faits, plus il est probable que les générations futures en prendront aussi connaissance. Pour l’entretien de cette mémoire, les vecteurs culturels que sont les monuments, livres, expositions et commémorations jouent un rôle de premier plan.

Mais encore faut-il que les générations suivantes jugent utile de perpétuer le souvenir des événements en question. Un anniversaire en chiffre rond, un besoin particulier ou un lien avec l’actualité sont généralement les déclencheurs qui replacent des catastrophes peu connues sous les feux des projecteurs. Deux tragédies causées par la mer du Nord en témoignent: le raz-de-marée de Noël 1717 et la tempête de Scheveningen en 1894.

Le raz-de-marée de Noël

Dans la nuit du 24 au 25 décembre 1717, toute une série de digues se rompent en Allemagne, au Danemark et aux Pays-Bas. Les vagues engloutissent des villages entiers, causant la mort de 11 000 à 14 000 personnes et la noyade d’innombrables bestiaux dans les eaux glacées. La Noordzee (mer du Nord) s’est subitement transformée en moordzee (mer meurtrière), comme l’a si bien formulé l’historien Tim Soens dans son étude consacrée à l’origine sociale des victimes.

Aux Pays-Bas, c’est dans la province de Groningue que les pertes ont été les plus importantes: quelque 2 276 personnes y ont perdu la vie. À celles-ci s’ajoutent 11 601 vaches, 3 206 chevaux, 1 302 porcs et 21 293 moutons, emportés par les flots. Plus de 1 500 maisons ont été endommagées. Ces chiffres proviennent de la chronique des événements publiée par l’écrivain local Albert Ebbo Crous. Dans son Opregt en nauwkeurig historis-verhaal van de verwonderenswaardige, droevige, schrikkelike en seer schaadelike waaters-vloed (Récit historique, véridique et exact du raz-de-marée inouï, triste, terrifiant et dévastateur), il a minutieusement consigné tout ce qui s’était produit dans la ville de Groningue et les Ommelanden, décrivant tour à tour des scènes poignantes et des sauvetages miraculeux. Ainsi à Wester-Nieuwland, Isebrand Pieters et sa femme flottent à la dérive sur les décombres de leur maison. À Rasquert, l’homme réussit à grimper dans un arbre, mais sa femme, trop engourdie, lâche prise. Il la voit se noyer sous ses yeux, avant d’être lui-même secouru par la population locale.

Bien que le raz-de-marée de Noël figure parmi les plus grandes catastrophes de l’histoire des Pays-Bas, il est tombé rapidement dans l’oubli. On en ignore les raisons exactes. Est-ce parce qu’il s’agissait d’une catastrophe régionale ayant surtout touché Groningue? Cent ans après la catastrophe, divers pasteurs de Groningue et de Frise orientale en faisaient encore mention dans leurs prêches, mais la commémoration de 1917 a été éclipsée par une autre tempête survenue un an plus tôt.

Au début du XXIe siècle, on assiste à un soudain regain d’intérêt, avec l’érection d’un monument au hameau de Wierhuizen, où quarante personnes s’étaient noyées. Un film est même réalisé sur la catastrophe: De Kerstvloed (Le Raz-de-marée de Noël, 2015). Mais il s’agit d’initiatives privées, dont seuls les médias locaux se font l’écho. Le véritable tournant se produit en 2017, soit exactement trois cents ans après l’inondation. Cette année-là, bon nombre de municipalités et d’institutions culturelles commémorent la catastrophe sous forme de publications, expositions, événements artistiques et concerts. Un circuit pédestre est également conçu pour l’occasion et la brasserie de la ville, Martinus, lance une bière spéciale sous le nom de Martinus 1717. Ces commémorations suscitent également l’intérêt des médias nationaux. Ainsi, NOS News, le site d’information le plus lu aux Pays-Bas, consacre un article à la groote Eelende (grand malheur) de 1717.

Éducation, divertissement et commerce sont allés de pair lors de ces commémorations. Les activités n’étaient pas seulement un bon moyen de faire connaître plus largement cette page oubliée de l’histoire de Groningue; elles ont également mis en exergue les attraits de la région. Ainsi, la Watersnoodwandeling (promenade des Inondations) permettait de découvrir tous les «petits et grands trésors culturels de Groningue: châteaux forts, musées, églises, orgues, moulins, autres bâtiments et endroits pittoresques». En même temps, les randonneurs ont été sensibilisés à «l’utilité des digues et la gestion de l’eau».

Enfin, la province de Groningue a fait le lien avec l’actualité en créant un itinéraire artistique le long de la côte. À cet effet, elle a invité des artistes issus de plusieurs pays régulièrement confrontés à des inondations, tels que le Japon, les États-Unis et l’Indonésie. Des artistes allemands et scandinaves ont aussi participé à cette initiative, dont le but était de souligner l’importance d’arriver à un accord conjoint sur le climat.

Violente tempête à Scheveningen

Autre catastrophe causée par la mer du Nord, mais de moindre envergure, la tempête de Scheveningen fait aujourd’hui l’objet d’une démarche mémorielle analogue. Dans la nuit du 22 au 23 décembre 1894, une tempête de nord-ouest frappe la côte, dévastant une grande partie de la flotte de pêche de Scheveningen. Sur les 134 barges alignées en double file pour l’hivernage, au moins un tiers subissent des dégâts irréparables.

Bien qu’elle n’ait pas fait de victimes humaines, cette tempête a eu d’importantes répercussions: le village était tributaire de la pêche et une partie de la population a été privée de source de revenus. Mais certains ont fait leur beurre de la catastrophe, comme la Haagsche Tramweg-Maatschappij (Société de tramway de La Haye), qui a transporté des dizaines de milliers de touristes désireux de constater les dégâts de visu. Les hôtels et les cafés environnants ont quant à eux proposé des boissons et des en-cas aux gens qui se pressaient pour voir le spectacle. Même la reine Wilhelmine, qui n’avait que quatorze ans à l’époque, est venue jeter un coup d’œil. Selon le journal Westlandsche Courant, elle a pu«se mouvoir librement au milieu d’une foule nombreuse».

Des artistes peintres se sont également rendus à Scheveningen pour fixer la catastrophe sur la toile. Bas Veth (1861-1944) a réalisé plusieurs tableaux montrant les embarcations en gros plan. Il a aussi représenté la mer apaisée après la tempête, dans une œuvre où l’on voit des reflets violets et jaunes courir sur la surface de l’eau. Hendrik Willem Mesdag (1831-1915) a réalisé un tableau imposant où il a peint les épaves avec force détails. Sur cette œuvre, intitulée Après la tempête de 1894, on aperçoit aussi différents groupes de personnes en conversation, dont la petite taille contraste vivement avec les imposants bateaux de pêche.

Diverses opérations caritatives ont vu le jour. Le poète populaire H. G. van Leeuwen, par exemple, a édité plusieurs poèmes, destinant les recettes aux victimes. Une publication spéciale a paru en mars 1895: Constantinopel – Scheveningen. Cet album, créé à l’initiative de l’éditeur H. W. Brecht, réunit deux catastrophes naturelles qui s’étaient produites la même année. Outre la tempête de Scheveningen, il y est question d’un séisme ayant coûté la vie à près d’un millier de personnes dans les environs de Constantinople (aujourd’hui Istanbul), le 10 juillet 1894. Cette initiative entendait montrer que les Pays-Bas et l’Empire ottoman étaient pareillement vulnérables à la violence des éléments.

L’album proposait une compilation de dessins, d’esquisses, de pièces musicales et de contributions littéraires, en néerlandais mais aussi en français (de Maurice Maeterlinck et Émile Verhaeren, entre autres). Des annonces vantaient en des paroles ronflantes cet album caritatif, vendu au prix de 1,25 florin: «les plus grands artistes néerlandais et étrangers» avaient collaboré à cette «œuvre splendide».

Si la tempête de Scheveningen est rapidement tombée dans l’oubli, elle a néanmoins entraîné des améliorations majeures. En 1898, la décision a été prise de construire un port pour mieux protéger la flotte de pêche des tempêtes. Celui-ci a été inauguré en 1904. Comme il s’est révéle bien vite trop exigu, un deuxième port a suivi en 1931. Le village a retrouvé sa prospérité et plus personne n’a songé à la catastrophe de 1894.

Cent ans plus tard, les historiens et les entrepreneurs culturels ont tiré cet événement tragique des oubliettes de l’histoire. Le Muzee Scheveningen a organisé une exposition avec pour pièce maîtresse le tableau Après la tempête de 1894 de Willem Mesdag. Une étude historique de Kees Stal a également été publiée à cette occasion. Ce regain d’intérêt pour la catastrophe de Scheveningen coïncidait heureusement avec l’année Mesdag en 1995. Outre diverses expositions, le service postal néerlandais a émis un timbre spécial pour rendre hommage à l’artiste.

on s’est rendu compte que des faits traumatisants comme les raz-de-marée se prêtaient parfaitement à la promotion d’une région ou d’une ville

Encore de nos jours, le Panorama Mesdag, une fresque cylindrique représentant la plage de Scheveningen, attire chaque année des dizaines de milliers de touristes. Le musée du même nom organise aussi des expositions sur des thématiques plus larges. En 2018, il remettait à l’honneur le tableau réalisé par Mesdag en 1894, sans qu’il y ait pour cela d’occasion particulière – la preuve que cette catastrophe s’inscrit désormais durablement dans l’histoire de Scheveningen et de ses environs. En témoigne aussi l’inclusion de la tempête dans le Canon van Scheveningen en 2013. Dans la publication qui s’y rapporte, le tableau de Mesdag sert d’illustration à la «fenêtre» consacrée à cet événement.

On le voit, cette tempête dévastatrice a paradoxalement eu des effets très positifs. En plus d’inspirer des œuvres d’art et des expositions, elle a été à l’origine de la transformation de Scheveningen: ce modeste village de pêcheurs est devenu une station balnéaire huppée.

Futures commémorations

Quoique très différents par leur nature et leur ampleur, le raz-de-marée de Noël et la tempête de Scheveningen ont donné lieu à un processus mémoriel assez similaire. Ces deux catastrophes ont longtemps relevé de ce que l’égyptologue et professeure de littérature Aleida Assmann qualifie de «dimension passive de la culture mémorielle». Les documents à leur sujet étaient conservés dans les archives, mais restaient inaccessibles au grand public.

Les anniversaires en chiffre rond ont changé la donne, fournissant un motif pour organiser des manifestations publiques. L’éducation, le divertissement, mais aussi les intérêts commerciaux, ont tous joué un rôle à cet égard. En effet, on s’est rendu compte que de tels faits traumatisants se prêtaient parfaitement à la promotion d’une région ou d’une ville.

Dans un avenir proche, une autre catastrophe largement oubliée jouira à son tour d’un regain d’attention: le raz-de-marée de 1825. Cette année-là, une tempête a balayé les côtes allemandes, danoises et néerlandaises entre le 3 et le 5 février, faisant de nombreuses victimes et causant d’importants dégâts matériels. Aucune autre inondation n’a été aussi meurtrière dans les Pays-Bas du XIXe siècle, et ce, aussi bien dans les provinces côtières que sur le pourtour du Zuiderzee. Elle a entraîné la mort par noyade de quelque 380 personnes et 16 700 bestiaux. C’est la province d’Overijssel qui a été la plus durement touchée, avec 305 décès. La catastrophe a entraîné un mouvement de solidarité sans précédent: partout dans le pays, des initiatives virent le jour pour venir en aide aux victimes. Grâce à des collectes dans les églises, des concerts, des publications et des annonces, l’argent et les biens de première nécessité se sont mis à affluer. Les dons se sont élevés au total à plus de 2,2 millions de florins, un montant astronomique pour l’époque.

La plupart des gens ont perdu tout souvenir de cette catastrophe, bien que des historiens s’y soient régulièrement intéressés. La situation devrait changer au début de 2025, deux cents ans après les faits, car plusieurs municipalités et institutions culturelles s’affairent déjà aux préparatifs de la commémoration. Ainsi, l’organe de la Vereniging voor Waterstaaatsgeschiedenis (Société d’histoire de la gestion des eaux) a annoncé qu’il sortirait un numéro spécial à cette occasion. Divers concerts, expositions et spectacles sont également prévus.

Très probablement, les organisateurs chercheront à établir un lien avec l’actualité en vue d’obtenir une large couverture médiatique. Cela ne devrait pas poser de problème en ces temps marqués par le réchauffement climatique, la montée du niveau des mers et les crues des cours d’eau…

Lotte Jensen

Lotte Jensen

professeure d'histoire culturelle et littéraire néerlandaise à l'université de Radboud

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