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littérature

La mer pour la première fois

Par Mathijs Deen, traduit par Daniel Cunin
23 octobre 2024 11 min. temps de lecture Avec la mer du Nord

Aucun auteur contemporain d’expression néerlandaise n’entretient un lien plus étroit avec la mer du Nord que Mathijs Deen: son ouvrage De Wadden (La mer des Wadden) offre une non-fiction sur cette singulière zone côtière où il a par ailleurs situé l’action de trois thrillers –un quatrième étant en préparation. Le bateau-phare de son court roman éponyme mouille d’ailleurs dans ces mêmes eaux. Sans compter qu’on annonce de ce même écrivain un livre sur les mers d’Europe. Mais Mathijs Deen connaît-il pour autant mieux la mer que lorsqu’il l’a découverte?

J’ai vu la mer pour la première fois sur la côte sud de l’Angleterre. C’était lors de l’été 1970, je n’avais que sept ans. Pour le moment en question, mon père qui, en vacances, ne prenait pour ainsi dire que des photos de paysages et d’édifices, a fait une exception. Il a sorti son appareil et a immortalisé l’événement. Je soupçonne ma mère de l’avoir poussé à agir ainsi en lui chuchotant de fixer la scène sur le celluloïd. Elle savait que j’avais toujours brûlé de voir la mer, ceci bien que Boekelo, le village de la Twente où j’ai grandi, soit loin du littoral et que personne à la maison ne racontât d’histoires sur la vie en mer. Un oncle taciturne qui avait naguère navigué était devenu laitier…

Je pense que le désir en question a été éveillé en moi par la version néerlandaise du Chien-matelot, un album pour enfants écrit par l’Américaine Margaret Wise Brown et illustré surtout de manière touchante par Garth Williams. Le livre raconte l’histoire de Hublot, un chien qui fuit le monde rural de son enfance, entre vaches et bottes de foin. Voulant gagner la mer, l’animal prend le train en emportant un simple baluchon. Arrivé dans un port, il trouve un yacht à cabine sur lequel il embarque tout seul. Une fois en haute mer, perché sur la proue, il scrute l’horizon avec sa longue-vue, puis il dort recroquevillé dans sa cabine comme seul un chien peut le faire, est pris dans une tempête, fait naufrage, échoue sur une île, se construit une cabane avec des épaves, répare son bateau, reprend son périple et fait escale dans des ports exotiques.

Cet album, je l’ai feuilleté un nombre incalculable de fois, surtout le soir dans mon lit. Dehors, le vent bruissait dans les arbres; par des soirées calmes, des chouettes hulottes s’appelaient les unes les autres, mais moi, envoûté que j’étais par les illustrations, j’évoluais dans un univers bien éloigné des bosquets et des chouettes. Tout me plaisait dans ce petit livre: la mer verte, le suroît jaune sur la tête du chien-matelot, l’écume blanche autour de la proue, la lampe à huile se balançant dans le bateau, le chien dans sa cabine… Tout, y compris le naufrage, me ravissait. «Brume ou tempête, rien ne m’arrête», chantait notre moussaillon. «Voile au vent, en avant!»

Horizon oblique

La perspective de gagner l’Angleterre en bateau pour y passer des vacances durant l’été 1970 me remplissait de joie et d’impatience: comme le chien de Margaret Wise Brown et de Garth Williams, je gagnerais le grand large. Je verrais l’écume autour de la proue.

Toutefois, la réalité se révéla bien différente. On est arrivés au port d’Ostende au beau milieu de la nuit et le jour venait à peine de poindre qu’on avait déjà embarqué dans un aéroglisseur. En mer, il pleuvait, les hublots étaient embués, on n’avait pas le droit d’aller et venir à notre guise, on flottait au-dessus de l’eau, je ne sentais même pas le roulis, je ne voyais que de l’écume. Ce n’est qu’à la mi-journée que je me suis retrouvé pour la première fois face à la mer. Mon frère aîné se tenait à côté de moi. Il tendait le doigt, je regardais.

La diapositive, je l’ai retrouvée alors que, rendant visite à ma mère, je suis allé farfouiller dans le sanctuaire de mon père. De son vivant, c’était sa chasse gardée. Depuis son décès en 2010, les boîtes sont restées remisées dans l’obscurité d’une vieille armoire, comme au cœur d’une pyramide, dans l’attente du Jugement dernier. Ouvrir ce meuble, c’était comme briser un sceau. La porte a grincé, une bouffée d’air renfermé s’est échappée: les diapositives n’avaient pas bougé depuis que mon père les y avait rangées un demi-siècle plus tôt. La mention ANGLETERRE, libellée dans son écriture, figurait sur l’un des boîtiers. Avec précaution, sans doute pour ne rien troubler, je m’en suis emparé avant d’en sortir une à une les diapositives en les tenant à contre-jour.

Collines, littoral, des vallées et leur cours d’eau, des formations rocheuses, des châteaux, des cathédrales…

Je remettais chaque diapositive exactement à sa place, dans son compartiment et dans le sens où je l’avais trouvée.

Et tout à coup: la diapositive. En la découvrant, minuscule face à la lumière de la fin d’après-midi qui passait par la faîtière, je l’ai tout de suite reconnue. Dans l’armoire, derrière la pile des boîtes, j’ai trouvé la visionneuse. J’y ai introduit la diapo et ai dirigé l’appareil face à la lumière. L’image avait bleui, des grains de poussière s’étaient déposés sur le celluloïd; je n’en ai pas moins fait une culbute de cinquante ans en arrière pour atterrir sur une plage de galets à côté de mon frère Jan-Willem.

Il me tient le bras. Je sens à nouveau la chaleur de sa main.

Manifestement, mon père a pris la photo à la hâte, car l’horizon est oblique. Une imperfection qui n’a pu lui échapper quand il a encadré et classé ses diapositives; toutefois, il n’a pas jeté cette dernière alors qu’il n’hésitait pas à se débarrasser de celles qu’il estimait ratées. Apparemment, en l’occurrence, elle lui semblait pour une part réussie, une part qui l’emportait sur l’horizon oblique. Il avait capturé un moment de la vie de son fils aîné et de son fils cadet; malgré le défaut quant à la composition du cliché, celui-ci avait rejoint le sanctuaire. Ce qui m’a le plus ému en le regardant dans la visionneuse, ce n’est pas le moment où, à sept ans, j’ai vu la mer pour la première fois, ni même mon grand frère me tenant le bras, mais cet horizon oblique qui n’a pas fini à la poubelle.

Une immensité hostile

J’aimerais me souvenir de l’impression que m’a faite la mer quand, planté sur les galets, j’ai contemplé les vagues, mais je n’y parviens pas vraiment. Ce que je sais, c’est que c’était du côté d’Hastings. Du moins, ma mère s’en souvient-elle. Hastings était la première destination du premier jour de nos vacances, m’a-t-elle dit en réponse à ma question. Et c’est lors de ce premier jour de vacances que la photo a été prise. De cela aussi, elle s’en souvient. Est-ce elle qui a incité mon père à la prendre? «Je ne m’en souviens pas… Peut-être en avait-il lui-même tout simplement envie… Tu les remets toutes bien à leur place, hein?»

Une vague déferle, mon frère tend le doigt, je regarde. Sur la diapositive, on ne le voit pas faire, son corps masque en effet son bras droit. Mais ce geste, ça, je m’en souviens.

«Regarde, la vague. Là.»

J’ai les mains un rien crispées. Apparemment, la scène me captive.

J’ai mis la diapo de côté, ai rangé les autres, replacé la boîte dans l’armoire, refermé la porte. J’ai emporté la photo à Amsterdam pour la convertir en JPG. Alors que je viens de la fixer pendant un moment sur l’écran de mon ordinateur, un autre souvenir me revient: la légère déception que j’ai éprouvée, là, sur la plage d’Hastings. La mer n’était pas verte mais grise, le ciel aussi, il faisait froid et tout annonçait la pluie. Où me fallait-il regarder? Comment surmonter cette sensation?

Péremptoire comme tout gamin de sept ans qui croit que le monde a été créé pour lui seul, je me trouvais devant une immensité hostile, bien trop grande pour moi, privée de caractéristiques qui auraient pu m’offrir le moindre point de repère. Elle s’étendait jusqu’à l’horizon. Elle occupait la moitié du monde.

«Regarde, là», avait dit mon frère. Et non pas: ici. «Là.»

Je sentais, je crois, que mon propre monde ne s’étendait pas au-delà de la plage, cette ligne, cette bande où terre et mer se confondent. Et que je n’exerçais pas la moindre influence sur la mer elle-même. Je regardais les vagues qui approchaient, s’élevaient et se brisaient, des vagues effervescentes qui disparaissaient entre les galets, juste devant mes bottes, en émettant un susurrement. J’ai ramassé un galet et l’ai jeté dans l’eau.

Pas une ondulation, pas même un plouf assourdi.

Jeter un caillou dans la mer, c’est comme jeter un caillou sur une vue. La vue reste intacte, la mer reste la mer.

Complètement indifférente

Après cette première rencontre, il m’aura fallu une dizaine d’années pour comprendre ce que tout cela signifiait. L’année de mes dix-sept ans, je me sentais tellement déprimé que je ne savais pas quoi faire de ma personne. «Je ne vais pas au lycée», ai-je dit un jour à ma mère. «Je ne me sens pas bien, je veux aller à la mer.»

«Tu n’as qu’à aller à la mer des Wadden, sur l’île de Vlieland.»

J’ai pédalé jusqu’à la gare de Hengelo, changé trois fois de train pour atteindre le port frison de Harlingen où je me suis embarqué à bord du ferry Oost-Vlieland. L’île n’est apparue qu’au bout d’une demi-heure. Il n’y avait pratiquement personne à bord. De la pension où j’ai séjourné, je me rappelle la petite chambre où il faisait trop chaud. Devant la fenêtre pendaient de fins rideaux transparents qui tempéraient la vue sur l’arrière des maisons neuves en périphérie de la petite localité. On était en hiver, Vlieland ne comptait pas encore beaucoup de restaurants à l’époque et les cafés qui existaient étaient fermés. Le village était désert. Comme il faisait trop froid pour entreprendre de longues promenades, j’ai passé des heures, allongé sur le lit de la chambre exiguë, à regarder la lumière de la fin d’après-midi décliner dans le voilage, puis à voir la nuit s’installer.

Ça n’a fait qu’augmenter ma morosité.

Lorsque le jour s’est enfin levé, un pâle soleil a filtré à travers le rideau. J’ai pris mon petit-déjeuner; j’étais le seul client. Je me souviens d’une biscotte et de granulés au chocolat. Un peu plus tard, une fois sorti du village et après avoir gravi une dune, abrité à la lisière du bois, adossé à un arbre, j’ai contemplé en contrebas la mer des Wadden.

Pour la première fois, j’ai pris conscience du fait que la mer est complètement indifférente. Peu lui importait que je fusse là ou pas, que la nuit précédente n’eût pas connu de fin, que le soleil se fût malgré tout levé et qu’il se couchât, que les conifères me surplombant eussent brui sous une rafale de vent, que l’écorce du tronc se fût un peu réchauffée sous le soleil matinal, que le ferry ne revînt pas avant midi, que mes camarades de classe fussent déjà en classe, que je ne fusse pas avec eux mais ici, que les vacances appartinssent ou pas au passé, que mes grands-parents fussent morts, qu’un jour je vinsse moi aussi à mourir, que je me montrasse parfois morose et parfois gai….

Pour la première fois, j’ai pris conscience du fait que la mer est complètement indifférente: peu lui importait que je fusse là ou pas

«Regarde, là», avait dit mon frère. Et c’est ainsi. La mer n’est jamais ici, elle est toujours , là-bas. Hors de moi, hors du temps; ailleurs, immuable, intouchable, partout la même.

Regard insondable sur le temps

J’ai vu la mer en bien des endroits différents du monde. Or, ce que je retiens de tous ces lieux, ce n’est jamais la mer elle-même. Ce dont je me souviens, ce sont des troncs d’arbre échoués sur la plage de la mer de Tasman, les algues qui se balancent dans les vagues cristallines de la côte sud de l’Islande, le sable noir de la plage de Stromboli, le sable blanc de la plage de l’île danoise de Bornholm, le passage, une nuit, d’une meute de chiens errants sur une plage de la mer Noire, une famille de globicéphales en chasse dans une baie du Kerry, une loutre flottant au large de l’île de Vancouver, le phoque mort que j’ai tiré du ressac dans le Northumberland et que j’ai enterré en haut d’une dune.

Mais qu’est-ce que la mer elle-même? Le profond grondement des vagues sur la plage? La marée qui, plus vite qu’un cheval au galop, prend possession des bancs de sable? La houle qui secoue mon petit bateau dans le détroit entre Vlieland et Terschelling?

Cela non plus, ce n’est pas la mer elle-même, mais ce qu’elle provoque; sur une plage, sur un banc de sable, sur un bateau.

Pour ce qui est de la mer elle-même, abîme infini débordant d’eau, mon langage demeure en reste. Si ce n’est que, sur une plage, j’ai toujours l’impression d’avoir atteint une destination et que la proximité de la vaste étendue m’étonne à chaque fois. Sans doute parce qu’elle est l’impénétrable autre qui se présente à moi sous une forme sans propriétés, aussi insaisissable que l’air, aussi immuable que… eh bien, qu’elle-même. Tel un ciel étoilé, la mer offre un regard insondable sur le temps, parce qu’elle était déjà là sous cette forme immuable et intangible avant même le début de l’évolution et qu’elle le restera jusqu’à ce qu’elle s’évapore sous l’explosion du soleil.

Pour ce qui est de la mer elle-même, abîme infini débordant d’eau, mon langage demeure en reste

Si je pouvais me déplacer d’un milliard d’années dans le passé ou le futur, je me retrouverais dans un monde où tout serait différent – un monde menaçant où je me sentirais désorienté –, tout, sauf la mer. J’entendrais le bruit sourd venir du lointain et je serais attiré vers elle. Et une fois sur la plage, je resterais debout à regarder l’horizon vide, ce qui me rassurerait. Parce qu’elle serait comme elle a toujours été et comme elle sera toujours, à croire que pour elle aucun temps ne s’écoule. Je me tiendrais de nouveau planté là, comme le gamin de sept ans et je me dirais: là est la mer.

Là.

Mathijs Deen

écrivain

photo © Lin Woldendorp

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