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La Meuse, de ligne de démarcation à trait d’union des Plats Pays

Par Tomas Vanheste, traduit par Faculté de traduction de l’université de Mons
16 octobre 2024 13 min. temps de lecture

Pendant longtemps, la Flandre et les Pays-Bas ont vécu le dos tourné à la Meuse. Aujourd’hui, ces deux territoires collaborent étroitement afin de maîtriser le fleuve et de redistribuer l’eau durant des périodes où inondations très intenses et sécheresse persistante alternent.

«À travers le Limbourg, la Meuse coule des jours heureux», décrivait le prêtre Hilarion Thans dans son poème Vlaanderen, o welig huis (Flandre, ô terre luxuriante), en 1939. En ce moment, le fleuve est en vacances, il se paie «le luxe d’être innavigable», écrivait-il. Ici, ni barrage ni sas, l’eau ne souffre pas de «la discipline rectiligne des quais bétonnés». L’eau suit librement son cours, formant la frontière entre les deux Limbourg, de Belgique et des Pays-Bas, partant d’un point juste au-dessus de Maastricht à environ cinquante kilomètres plus au nord. Ces deux pays se situent de part et d’autre de la Meuse, «qui descend peu à peu vers la mer, rêveuse, bucolique, bonhomme, tout comme celles et ceux qui vivent sur ses rives». Cette partie du fleuve où s’étend la ligne de démarcation, là où les eaux sont les plus profondes, au cœur des Plats Pays, porte le nom de Meuse-frontière. 

«Nous préférons parler de Meuse commune, parce que ce qualificatif évoque une tout autre image. Nous essayons de mettre en évidence ce qui nous réunit, plutôt que ce qui nous sépare», explique Roy Frings, le coordinateur néerlandais de la VNBM (Commission bilatérale néerlando-flamande de la Meuse). Au sein de cet organe, la Flandre et les Pays-Bas se concertent à propos du fleuve qu’ils partagent. Avec Joke Verstraelen, l’homologue flamande de Roy Frings, et Renske Hamming, conseiller auprès de l’agence en charge de la gestion des eaux pour le compte du ministère néerlandais des Infrastructures, nous nous trouvons, en un jour pluvieux d’automne, à deux pas de la Meuse, dans une salle de réunion à Maastricht.  

La question que je leur pose: à une époque où, une année, des trombes d’eau provoquent, des inondations catastrophiques et où, l’année suivante, une longue période de sécheresse compromet le captage d’eau potable, comment se passe la collaboration entre la Flandre et les Pays-Bas?

Furieuse Meuse 

Des précipitations sans précédent ont fait sortir de leur lit la Vesdre, l’Ourthe et la Meuse en juillet 2021. Ces eaux déchaînées ont coûté la vie à de nombreuses personnes en Wallonie. Les deux Limbourg ont été épargnés, mais les dégâts dans la Meuse commune ont été considérables. Roy Frings présente l’une des photos qu’il a prises lui-même. On peut voir que les rampes en béton menant à la source de Meeswijk se sont cassées comme de simples allumettes. Les eaux furieuses ont ouvert une brèche profonde au fond de la rivière.  

«En ce qui concerne cette énorme fosse, nous devions trouver rapidement une solution», explique Joke Verstraelen. «Du côté néerlandais, la Rijkswaterstaat (agence du gouvernement des Pays-Bas chargée de la planification, de la conception et de l’entretien des infrastructures publiques majeures) pouvait faire appel à un entrepreneur pour réaliser les travaux. Du côté flamand, nous avions un grand banc de gravier qui avait été déposé là quelques années auparavant. Il a donc été convenu de mettre ce gravier à la disposition des autorités néerlandaises qui l’utiliseraient pour combler le trou. Voici un exemple parlant de ce que la collaboration signifie dans la pratique.» Roy Frings ajoute: «S’il n’y avait pas eu la VNDM, il aurait fallu rédiger un accord international pour un projet aussi urgent. Il aurait fallu attendre au moins un an avant que tout le monde n’ait signé.»

L’eau a également creusé un trou béant dans la rive de la Meuse près d’Urmond, ce qui a entraîné un affaissement et une légère fuite du pipeline de naphta qui relie le port d’Anvers au site de Chemelot près de Sittard-Geleen. L’incident aurait pu être signalé au pays voisin via les voies officielles, mais comme Joke Verstraelen avait appris que les pompiers étaient sur place du côté flamand, elle en a informé Roy Frings. «Je ne le savais pas encore et j’ai immédiatement transmis l’information à la Rijkswaterstaat», explique-t-il. «Le soir même, nous nous sommes réunis avec le Vlaamse Waterweg (Agence en charge des voies navigables flamandes) et avons analysé les études de fond dans la Meuse frontalière (zone de 48 kilomètres de long entre la Belgique et les Pays-Bas) qui avaient été effectuées immédiatement. Cette rapidité d’exécution a été rendue possible grâce à une collaboration intensive préalable.»

Les inondations de 2021 ont été d’une ampleur sans précédent. Mais des inondations avaient déjà provoqué de nombreux dégâts et des évacuations en 1993 et 1995. «On peut dire que les deux pays ont longtemps vécu de part et d’autre de la Meuse. Jusqu’aux crues des années 1990, explique-t-il. C’est à ce moment-là que la Meuse est devenue un enjeu politique d’importance.»

Le projet GrensMaas, ou Meuse frontalière en français, a démarré –il s’agit de l’un des plus grands chantiers jamais réalisés sur une rivière aux Pays-Bas. Le lit du fleuve a été élargi sur des centaines d’hectares, les berges ont été abaissées et les digues rehaussées. À l’annonce du projet, la Flandre n’a pas tout de suite montré beaucoup d’enthousiasme. L’élargissement entraînait une baisse du niveau de l’eau, ce qui risquait également d’affecter les eaux souterraines dans plusieurs zones naturelles de l’autre côté de la frontière.

Roy Frings: On peut dire que les deux pays ont longtemps vécu de part et d’autre de la Meuse. Jusqu'aux crues des années 1990. C’est à ce moment-là que la Meuse est devenue un enjeu politique d’importance

Pour y remédier, quelques seuils ont été installés dans la rivière. Il s’agit aussi d’un bel exemple de partenariat entre la Flandre et les Pays-Bas, explique le porte-parole Renske Hamming. «La Flandre se faisait du souci pour ses eaux souterraines. Nous nous sommes donc concertés pour trouver une solution. Un seuil est-il, d’un point de vue écologique, une bonne solution pour une rivière qui s’écoule librement? Non, mais il s’agit d’une solution qui nous permet d’avancer ensemble.»

Pour Roy Frings, la morale de l’histoire est la suivante: «Lorsqu’on intervient sur une rivière, il faut comprendre que nos actions ont des effets en aval et en amont, mais aussi plus loin sur cette dernière et dans le futur. Auparavant, nous n’en tenions pas compte. Les gestionnaires s’occupaient d’un petit tronçon de rivière et lorsqu’ils rencontraient un problème, ils le réglaient avec des rochers, en construisant une digue, etc. Aujourd’hui, nous avons appris à voir plus loin.»

Une répartition équitable de l’eau

Le traité conclu par la Flandre et les Pays-Bas en 1995 sur l’utilisation de l’eau (Maasafvoerverdrag) en est la preuve. Les sociétés de distribution d’eau, le monde de l’industrie et de l’agriculture ainsi que le transport maritime ont besoin de l’eau de la Meuse pour assurer leurs activités. Le traité stipule une «répartition équitable de l’eau entre les Pays-Bas et la Flandre ». Ils doivent garantir un débit minimum de 10 mètres cubes d’eau par seconde au-dessus du seuil de Borgharen, qui se trouve au nord de Maastricht.

Cet accord est devenu d’une importance capitale lors des sécheresses prolongées des dernières années. Entre 2018 à 2021, la Meuse n’a su répondre à tous les besoins des consommateurs, à cause de son bas niveau, que lors d’une seule période estivale. Le secteur de l’agriculture s’est vu interdire l’utilisation de l’eau de la Meuse à l’été 2022. Sur le canal Albert, affluent du fleuve et pilier de l’économie flamande, des règles imposant aux navires de rentrer par groupe ont aussi été mises en place à la même période.

Roy Frings: Lorsqu’on intervient sur une rivière, il faut comprendre que nos actions ont des effets en aval et en amont, mais aussi plus loin sur cette dernière et dans le futur

La navigation sur la Meuse commune est presque inexistante. Selon Hilarion Thans, le rôle de la Meuse a été repris par les canaux annexes, le canal Zuid-Willemsvaart du côté ouest et le canal Juliana à l’est. «Elle peut être libérée, sauvage, exaltée et donner libre cours à ses envies», estimait-il. La Meuse frontalière n’est pas, elle non plus, assez profonde. «Au nord de Maastricht, il existe des endroits où il est possible de traverser à pied et qui sont donc innavigables», raconte Roy Frings. Même après les pluies de fin septembre?

Le coordinateur néerlandais explique que «les Wallons ont drainé la Meuse juste en amont de Namur. Ils le font une fois tous les cinq ans en ouvrant les barrages. La navigation est alors impossible et le fond du fleuve est clairement visible. Ainsi, les voitures et autres débris peuvent être enlevés et les berges ainsi que les déversoirs entretenus. C’est ce qu’il s’est passé le weekend dernier.»

Cette absence de transport maritime pourrait être une chance à saisir afin de renforcer le rôle d’artère naturelle de la Meuse commune. En 1939, Hilarion Thans se réjouissait car selon lui: «Longer la Meuse est un voyage riche en découvertes, notamment à travers des parcs naturels bordés par une succession de lacs, eux-mêmes reliés à des ravins au comportement tempétueux.» Qui sait, peut-être qu’un jour, nous pourrons revivre cette époque? En effet, en ce moment, les Pays-Bas et la Flandre développent conjointement le Rivierpark Maasvallei, un parc d’une superficie totale de 1500 hectares contenant vingt zones naturelles.

Il y a encore du pain sur la planche. Déjà avant les inondations de juillet 2021, à la suite desquelles d’énormes quantités de déchets sont tombées dans la Meuse, la Meuse frontalière figurait à la une des journaux en tant que rivière la plus polluée par les plastiques dans les Plats Pays. Les étés très secs que nous avons connus au courant des dernières années ont entrainé une augmentation de la concentration en produits chimiques dans l’eau de la Meuse. Cette situation est préoccupante, car cette rivière est une source d’eau potable pour sept millions de personnes en Flandre et aux Pays-Bas. La Flandre puise son eau du canal Albert, tandis que les Pays-Bas la pompent directement de la Meuse. RIWA-Meuse, l’association néerlando-flamande des sociétés de production d’eau potable qui utilisent l’eau de la Meuse, tire la sonnette d’alarme. L’association indique que la potabilité de l’eau de la Meuse est menacée.

«Nous devons absolument nous montrer prudents», explique Joke Verstraelen. «Je ne pense pas qu’il y ait tant de problèmes que cela dans le canal Albert car les polluants ont probablement eu le temps de se fixer au fond de la rivière. Cependant, la ville néerlandaise de Roosteren compte aussi un captage d’eau. Là-bas, les opérations doivent être régulièrement mises à l’arrêt en raison de certaines substances présentes dans l’eau.»

«On peut remarquer deux éléments marquants dans l’histoire de RIWA-Meuse», ajoute Roy Frings: «la quantité d’eau et sa pollution. Nous devons nous faire du souci dans les deux cas. En raison du changement climatique, les périodes des basses eaux sont de plus en plus longues. Nous devrons travailler d’arrache-pied pour garantir que suffisamment d’eau reste disponible pour tout le monde. Pour ce qui est de la qualité de l’eau, cette dernière est directement liée au débit du fleuve: plus il y a d’eau qui s’y écoule, plus la pollution s’y dilue. Le débit de cette partie de la Meuse est directement influencé par ce qui arrive en amont, c’est-à-dire de la Wallonie et de la France. Si on veut modifier le débit et la qualité de l’eau, il ne faudra établir des coopérations au-delà de la Flandre et des Pays-Bas.»

Par chance, il existe également une institution à cet effet: la Commission internationale de la Meuse (CIM), qui comprend non seulement la Flandre et les Pays-Bas, mais aussi la Wallonie, la France et l’Allemagne. La VNDM s’inscrit-elle dans cette perspective? «Hélas quasiment pas. Nous essayons parfois de faire passer le message», déplore Joke Verstraelen.

Pénurie d’eau potable imminente

Qu’une coopération internationale élargie fasse défaut, voilà ce que démontre clairement le rapport Weerbaar Waterland, rédigé après les pluies diluviennes de juillet 2021 par un panel d’experts (présidé par le délégué néerlandais pour l’eau potable auprès des Nations unies). Le RIWA-Meuse a aussi récemment appelé à renforcer l’échange d’informations et la coopération transfrontalière.

Le jour où le quotidien néerlandais NRC titrait de manière dramatique «Pénurie d’eau potable à nos portes», j’ai appelé par vidéo le directeur du RIWA, Maarten van der Ploeg. «Aux Pays-Bas, 60% de l’eau potable provient des nappes phréatiques et 40% des eaux de surface. En Flandre, c’est environ du 50-50», explique-t-il. «Il va de soi que l’eau potable vient du robinet, mais les deux sources se retrouvent maintenant menacées. Dans l’état actuel des choses, l’approvisionnement en eau potable n’est pas garanti. Les Pays-Bas comptent 900 000 nouveaux logements et l’activité économique est croissante. L’eau doit bien venir de quelque part. Les dix compagnies des eaux tirent ensemble la sonnette d’alarme et s’accordent à dire que les problèmes pourront être résolus, mais pour cela, il faut se mettre au travail.»

Que faire? Marteen Van der Ploeg explique: «Nous devons d’abord concentrer nos efforts pour réduire la pollution qui se retrouve dans l’eau. Il est très important de savoir quelles entreprises déversent quelles substances dans l’eau. Si ces entreprises font preuve de transparence, on pourra aussi réagir adéquatement. Il sera alors possible de savoir si la substance est nocive ou non, et de dialoguer à ce sujet le cas échéant. Sapristi, est-il vraiment indispensable que cette substance se retrouve dans l’eau? Dans un monde idéal, aucune pollution ne se retrouverait dans l’eau. Mais nous en sommes encore loin aujourd’hui.»

«Sur ce front, les Pays-Bas ont encore beaucoup à apprendre de leurs voisins du sud», souligne Van der Ploeg. «Aux Pays-Bas, ce n’est pas si évident de recueillir des informations au sujet des déversements dans l’eau. En Wallonie, il existe un portail où toutes les informations sont traitées. Grâce à ce portail, vous pouvez voir quelles entreprises procèdent à des déversements et à quel endroit. En nous inspirant des systèmes utilisés en Belgique, nous sommes en train de cartographier les permis de rejets dans la partie néerlandaise du bassin de la Meuse. Voilà pourquoi nous avons développé un Atlas voor een Schone Maas (Atlas pour une Meuse propre), en collaboration avec les gestionnaires de l’eau. Mais cela n’a pas été une mince affaire. Il y a des déversements directs dans les eaux superficielles, mais aussi des déversements indirects, via les égouts et le traitement des eaux usées. Aux Pays-Bas, nous avons encore une vue limitée en matière de déversements dans les cours d’eau. C’est pour cela que la coopération internationale est intéressante. Cela nous permet de voir comment nos voisins ont procédé. Nous avons vu qu’en Flandre en particulier, les questions relatives à la gestion de l’eau sont plutôt bien traitées. Nous aimons prendre exemple sur nos voisins.»

La première étape est la transparence, la deuxième consiste à intervenir lorsque les permis sont obsolètes ou trop permissifs.  Il y a encore un travail considérable à faire en ce qui concerne les substances persistantes, mobiles et toxiques», constate Van der Ploeg.«Ce sont précisément ces substances qui réagissent mal à l’épuration des eaux ou qui s’accumulent et sont toxiques. Cette tâche incombe non seulement à l’autorité compétente, mais aussi aux entreprises. Celles-ci doivent savoir avec quel type de substances elles travaillent réellement, non seulement pour l’environnement, mais aussi pour la santé de leurs employés.» Il faut aussi mentionner les PFAS, des substances de la famille des non biodégradables qui sont aussi nocives pour la santé. Peu après cette conversation, l’Institut national de la santé publique et de l’environnement a signalé que, aux Pays-Bas, trop de substances nocives s’étaient retrouvées dans l’eau du robinet, après avoir été acheminées par l’eau des rivières.

Les louanges chantées par le trio de la Gestion des eaux d’État concernant la collaboration entre la Flandre et les Pays-Bas pourraient avoir un petit air d’autocongratulation, mais Van der Ploeg estime lui aussi que l’entente entre les deux voisins est bonne. «Grâce au traité sur l’utilisation de l’eau de la Meuse, lors des périodes de basses eaux, nous savons immédiatement où nous en sommes et nous pouvons tout de suite nous réunir pour en discuter.»

En ce qui concerne une coopération internationale de plus grande ampleur, il se montre cependant moins enthousiaste «Le bassin de la Meuse se trouve aussi en Wallonie, en France et en Allemagne, donc la collaboration entre ces parties doit être renforcée. En été, une quantité considérable d’eau provenant des réservoirs de Rhénanie-du-Nord-Westphalie arrive aux Pays-Bas via la Rour. C’est une très grande partie de l’eau dont nous disposons ici.  Si le réchauffement climatique entraîne des changements et que l’Allemagne se met à gérer ses eaux d’une tout autre manière, une coordination internationale deviendra essentielle. Nous pourrons ainsi nous entraider en cas de sécheresse extrême. Il faut que les différents pays se concertent et concluent des accords. Entre la Flandre et les Pays-Bas, cela se passe déjà très bien.»

Tomas

Tomas Vanheste

journaliste indépendant et rédacteur en chef adjoint des publications de de lage landen.

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