Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

La «Misère des Flandres» dans la perspective transatlantique
Histoire mondiale de la Flandre
Histoire

La «Misère des Flandres» dans la perspective transatlantique

1845

Avec la pomme de terre, la Flandre a connu tout à la fois la prospérité et la misère : d’une part, « le pain des pauvres » a favorisé la croissance de la population, mais d’autre part, la population était à ce point dépendante de ce tubercule qu’une crise de la pomme de terre en 1845 a eu des conséquences dramatiques.

Au départ curiosité botanique importée en Flandre depuis les Andes, la pomme de terre devient au XVIIIe siècle le « pain des pauvres ». Sa culture favorise une hausse de la productivité qui contribue à son tour à une forte croissance démographique dans les couches les plus pauvres de la population. Cette fragilité sociale grandissante s’accompagne d’une pression écologique croissante, et la (mono)culture intensive de la pomme de terre connaît un revers prométhéen dans les années 1840. La pomme de terre et ses connexions transatlantiques permettent de jeter un regard original sur les tensions entre nature et société. Ces dernières années, les chercheurs en anthropologie et en sciences naturelles se sont intéressés aux répercussions sociales et aux causes concrètes de la crise de la pomme de terre, mais son motif global reste encore peu étudié. En quête d’explications approfondies de la crise de la pomme de terre, nous redéfinirons dans une perspective historique la position unique du tubercule dans l’agriculture flamande, de même que le rôle de la Flandre en tant que centre contemporain de la biotechnologie.

Juin 1845. Les premières spores de Phytophthora infestans apparaissent dans la région de Courtrai. À la mi-juillet, le mildiou s’est propagé dans toute la Flandre. Le 23 juillet 1845, Felicitas Rommel, de Rumbeke, note dans son journal que « la feuille de la pomme de terre se dessèche en de nombreux endroits, devient noirâtre et émet une odeur pestilentielle ; nombreux sont ceux qui vont prier à la petite chapelle de saint Antoine pour solliciter son intercession ». Quelques jours plus tard, Rommel signale dans son journal que « hier dimanche, onze à douze mille étrangers sont venus en pèlerinage ». Mi-août, on observe la maladie originaire des Andes dans la région du Rhin, dans le nord-ouest de la France et dans le sud de l’Angleterre. Début septembre, le Waterford Freeman et le Dublin Evening Post annoncent également de premiers constats de la maladie en Irlande. En quelques mois, de vastes régions du nord-ouest de l’Europe sont contaminées. Cela conduit en 1845-­1850 à la « dernière » famine en Europe, qui culmine avec la célèbre Grande Famine en Irlande.

L’« échange colombien » est emblématique de l’échange écologique massif de germes de maladie et de plantes agricoles entre le continent européen et le continent américain après le voyage de Christophe Colomb en 1492­-1493. Le plant de pommes de terre, qui a été domestiqué il y a environ sept mille ans dans les montagnes andines et connaît un grand nombre de variétés, est alors introduit en Europe. Les études menées dans une perspective historique mondiale se sont jusqu’à présent surtout intéressées à l’impact dramatique de cet échange sur le continent américain et sa population. L’autre aspect de cet échange est au moins aussi important, même si ses conséquences sont survenues à plus long terme. Dans la Flandre harcelée par les guerres, la pomme de terre est cultivée dès 1670, à petite échelle dans quelques communautés villageoises. Ce n’est qu’au cours du XVIIIe siècle que les puissances en guerre adoptent massivement la pomme de terre pour produit agricole populaire, avec pour l’un de ses principaux promoteurs le pharmacien français des armées Antoine Augustin Parmentier. En Europe, on néglige souvent le fait que cet échange a aussi contribué à appauvrir des systèmes agraires séculaires. Alors que dans les Andes un champ de pommes de terre comporte aujourd’hui encore plus de dix variétés, on donne dans l’Europe des débuts de l’époque moderne le coup d’envoi de la monoculture d’une sélection très restreinte de variétés de pommes de terre.

Bien que la Flandre soit, dès le Moyen Âge, caractérisée par une population élevée, une nouvelle croissance démographique se dessine à partir de 1750. Elle survient essentiellement dans les campagnes où la majorité de la population n’a accès qu’à un petit lopin de terre. La pomme de terre permet de concilier poussée démographique et morcellement de la propriété. Elle doit surtout son succès à sa valeur nutritive imbattable, et à une flexibilité et une capacité de production élevées. En 1823, l’agronome flamand Jan Lodewijk van Aelbroeck écrit que, grâce au travail zélé de fermiers flamands, « cette précieuse plante est le soutien du pauvre ; et les riches ne la dédaignent pas ». Plein d’espoir, il conclut que « sans la pomme de terre, Dieu sait où seraient la classe nombreuse des gens peu aisés et celle des indigents ». La réalité de l’époque est hélas moins rose : de nombreux foyers peuvent tout juste, voire à peine, subvenir à leurs besoins, et l’expression « Pauvre Flandre » témoigne des conditions sociales dès avant la crise pour la survie de la fin des années 1840.

En juillet 1843, deux ans avant que n’éclate la crise de la pomme de terre, le gouverneur de la province de Flandre occidentale, Felix de Mûelenaere, invite les membres de son conseil à prendre la situation au sérieux. Il leur propose même déjà une des mesures les plus importantes à ses yeux. Ce n’est pas un hasard si elle concerne la culture de la pomme de terre, qui présente un potentiel indéniable, mais est fréquemment touchée par diverses maladies. Felix de Mûelenaere souligne combien la qualité des récoltes de plants de pommes de terre importés a fortement baissé du fait de la monoculture intensive. Pour contrer une dégénérescence plus importante, de nouvelles variétés de pommes de terre sont introduites depuis le continent américain, portant des noms pleins de sens tels que Lima, Péruviennes et Cordillères. Ces variétés sont les premières touchées par Phytophthora infestans. Au moment même où De Mûelenaere soumet sa proposition au conseil provincial de Flandre occidentale, la côte orientale de l’Amérique du Nord est frappée par une épidémie de mildiou, due au Phytophthora infestans qui affecte considérablement les récoltes en 1843-­1845. Il est ainsi plus que vraisemblable que ce sont précisément les initiatives visant à lutter contre les rendements réduits de la monoculture qui ont conduit à l’introduction sur le continent européen du mildiou provenant des Andes ou de l’Amérique du Nord.

Au début des années 1840, l’échange transatlantique de pommes de terre s’inscrit dans le cadre d’une interaction accrue entre l’Amérique du Nord, l’Europe et le Pérou, amorcée avec le guano boom. Le mot « guano » vient du terme quechua wánu (fertilisation) et désigne, essentiellement, l’accumulation naturelle de déjections séchées d’oiseaux marins présentant une concentration très élevée de matières fertilisantes, comme le nitrate de soude. La population locale exploite depuis plusieurs siècles déjà les immenses dépôts de guano sur la côte péruvienne. Durant les premières décennies du XIXe siècle, Alexander von Humboldt, physicien et voyageur prussien, promeut les avantages de cette forme naturelle d’engrais pour l’agriculture européenne.

C’est par ailleurs précisément pendant les années 1840 qu’apparaissent les premiers bateaux à vapeur, qui contribuent à renforcer considérablement les contacts transatlantiques. Au Pérou même, la « république du guano », qui dure jusque vers 1880, apporte de profonds changements politiques et économiques – et la « première révolution verte » dans l’agriculture moderne en Amérique du Nord et en Europe.

L’origine précise de Phytophthora infestans fait aujourd’hui encore débat. Selon la théorie la plus vraisemblable, hélas restée longtemps dans l’ombre, le mildiou était déjà connu depuis plusieurs siècles dans les Andes. En 1907, l’agronome belge Georges Vanderghem remarque par exemple que le mildiou « existe dans les Andes depuis des temps immémoriaux », mais que la culture de la pomme de terre n’y a jamais connu de désastres de grande ampleur en raison de sa diversité. Si le trafic transatlantique de pommes de terre a donc initialement été lancé pour soulager la misère des Flandres, les conditions naturelles se sont rapidement retournées contre ces bonnes intentions : en 1845, le mildiou importé détruit près de 90 % de la récolte flamande de pommes de terre, et les récoltes restent limitées dans les années qui suivent. La crise alimentaire amène avec elle des privations, des maladies, et, pour beaucoup, la mort. La « pauvre Flandre » est plus que jamais réalité.

Dans une perspective contemporaine, il est pour le moins frappant que si peu de réserves aient été émises lors de l’introduction de nouvelles variétés végétales sur le continent européen. Cela s’explique en partie par le fait que le développement des sciences naturelles ne prend son essor que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le nom Phytophthora infestans est forgé en 1861 par le mycologue allemand Heinrich Anton de Bary, après les théories révolutionnaires de Pasteur au sein de la microbiologie. Au moment même où la maladie se développe, on évoque surtout pour origine du mildiou des facteurs climatologiques et météorologiques. Certains théoriciens, comme le pharmacien bruxellois Léon Peeters, associent la maladie à la pollution atmosphérique qui accompagne les débuts de l’industrie. Dans l’Entre-Sambre-et-Meuse, la brochure qu’il publie à ce sujet en 1855 entraîne rapidement plusieurs soulèvements qui mettent en cause les usines chimiques d’Auvelais et de Floreffe. L’accusation portée contre l’industrie polluante rencontre également l’approbation des cercles politiques. L’administration communale d’Aaigem note ainsi « que la pluie toxique qui tombe de nuages engrossés par la houille et les vapeurs de charbon a probablement apporté la maladie de la pomme de terre ».

Mais l’explication phytopathologique, qui attribue l’origine de l’épidémie à un champignon parasite et non à la dégénérescence des plants de pommes de terre, est également déjà présente. Un des principaux représentants de cette théorie est le médecin gantois Charles Morren. Le 20 août 1845, il publie dans le journal bruxellois L’Indépendance belge un pamphlet dans lequel il énonce cette hypothèse. Ce pamphlet est repris dans l’Europe entière puis publié aux États-Unis également. Bien que plusieurs scientifiques et journalistes européens adhèrent à cette explication, la vision selon laquelle la maladie découle de la dégénérescence du plant de pommes de terre lui-même domine. Ce n’est qu’après la révolution scientifique des théories de l’évolution et de la microbiologie durant les années 1850 puis les recherches complémentaires d’Anton de Bary dans les années 1860 que l’on accepte la théorie mycologique.

Les relations transatlantiques entre la Flandre et les Andes continuent à jouer un rôle majeur. La Flandre se révèle être un acteur mondial en matière de biotechnologies appliquées à la culture de la pomme de terre. Et cela a des incidences sur les communautés andines. Les scientifiques belges ont joué un rôle fondamental dans le développement de la phytopathologie, avec la création par Vanderghem, en 1902, de l’école nationale d’agriculture du Pérou.

Aujourd’hui, l’Université agraire nationale réformée La Molina abrite le Centre international de la pomme de terre (CIP), qui gère une banque de gènes de plus de 4 500 variétés comestibles. En vue de mettre au point des stratégies de lutte contre le mildiou, le centre s’est engouffré dans le train de la biotechnologie, aujourd’hui essentiellement tracté par la Flandre (par exemple avec le champ expérimental de Wetteren). Cette démarche va malheureusement à l’encontre de la vision et des pratiques agraires des communautés andines, qui, par respect pour leur environnement naturel complexe et diversifié, ont maintenu le Phytophthora infestans sous contrôle durant des siècles. Les communautés andines accueillent avec méfiance non seulement la technologie belge, mais aussi les pommes de terre belges. Dans les Andes, le secteur de la pomme de terre est entièrement aux mains de petits fermiers – contrairement à ce que l’on observe dans d’autres pays. En janvier 2018, une forte baisse des prix provoque le profond mécontentement des cultivateurs de pomme de terre péruviens. L’introduction de frites congelées – provenant essentiellement de Belgique – est la cible de leurs protestations. Bien que cette importation soit négligeable par rapport à la production nationale de pommes de terre au Pérou, la protestation en dit long quant à la position du berceau natal du tubercule sur un marché de la pomme de terre mondialisé après cinq siècles d’échange. Ce n’est pas le champignon qui a récemment apporté la misère dans les Andes, mais le déséquilibre des relations commerciales.

Bibliographie
Gregory T. Cushman, Guano and the Opening of the Pacific World. A Global Ecological History, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.
Charles C. Mann, 1493 : Uncovering the New World Columbus Created, New York, Knopf, 2011.
Richard F.J. Paping, Eric Vanhaute & Cormac Ó Gráda, When the Potato Failed. Causes and Effects of the Last European Subsistence Crisis, 1845-1850, Turnhout, Brepols, 2007.
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