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littérature

La montagne magique

15 octobre 2019 4 min. temps de lecture

La semaine dernière, le prix Nobel de littérature 2018 a été décerné à l’auteur polonais, Olga Tokarczuk. Ayant résidé quelques mois à la villa Yourcenar (qui s’appelait alors la Villa Mont-Noir) à Saint-Jans–Cappel en 1998, elle a écrit une courte impression sur ce séjour. Dans ce texte, elle fait aussi référence à ses grands-parents qui ont habité plus de vingt ans dans le nord de la France.

Je connaissais le nord de la France à travers les récits des grands-parents et des parents de mon mari. Comme tant d’autres Polonais, ils s’y étaient rendus pour y chercher du travail – en 1920 – et y avaient passé plus de vingt ans. La Pologne devait beaucoup leur manquer puisque, après la Seconde Guerre mondiale, ils choisirent de rentrer chez eux, dans une Pologne devenue communiste. Ce fut pour eux une décision difficile, j’ignore s’ils la prirent en pleine connaissance de cause. Ne rêvaient-ils pas d’une Pologne qui n’existait plus ? Toujours est-il qu’ils se retrouvèrent dans un pays en ruines, désorganisé, pauvre et dirigé par des communistes : la grand-mère de mon mari comprit dans quelle galère sa famille s’embarquait lorsque, à la frontière, leurs passeports leurs furent retirés. Il leur était impossible de revenir sur leurs pas.

Je peux dire que je connaissais cette région de France par les récits de grand-maman, les coutumes, les habitudes, les goûts culinaires qu’elle en a rapportés et auxquels elle tient particulièrement. Elle conserve ce qu’elle a pu emporter avec elle d’une culture si différente et si éloignée de la sienne. Elle clôt encore toute discussion par l’argument imparable : « En France nous faisons toujours ainsi ». Plus elle avance en âge, plus ce qui est français se pare pour elle d’atouts qui sont autant de symboles d’un monde plus civilisé, plus chaleureux, meilleur.

Arrivée dans cette région, j’ai découvert l’explication de ses petites habitudes, parfois amusantes comme celle de manger de la salade toute l’année (le climat polonais ne s’y prête guère) ou d’aimer des papiers peints à fleurs, les robes-tabliers, de respecter le rituel des repas à l’heure fixe ou de l’apéritif (ce qui en Pologne socialiste, où l’alcool était délivré contre des tickets de rationnement, me semblait un luxe exagéré).

J’ai trouvé également des caractéristiques spécifiquement flamandes. Ces visages pareils à ceux des tableaux, les paysages empreints de nostalgie, de la distance par rapport à l’existence. L’incroyable délicatesse des teintes du soleil, sa lumière humide m’ont fascinée, et, après deux mois passés dans ce pays, je me suis sentie touchée par la magie qui imprègne les peintures flamandes.

J’avais l’impression d’entendre mes propres pensées.

La Villa Mont-Noir est la montagne magique de ces lieux. Elle se trouve à l’écart des centres culturels, du tumulte d’un monde qui ne s’intéresse qu’à lui-même, alors qu’elle n’en est pourtant guère éloignée. Ainsi offre-t-elle à chacun des résidents une alternative. Pour ma part, j’avais parfois l’impression de séjourner au centre du monde, dans l’œil d’un cyclone virtuel. Tout ce qui se passait « au-delà » était dénué d’intérêt. L’ambiance de la Villa Mont-Noir, qui fait face sur sa colline au Mont-des-Cats avec son illustre monastère, n’est pas sans rappeler celle d’un couvent. On y travaille des journées entières dans sa chambre, on se rencontre le soir pour une heure ou deux. Il me semblait que nous étions des personnes étranges qui ne recherchaient aucunement la compagnie des autres. Dans ma chambre qui donnait sur le parc, j’avais l’impression d’entendre mes propres pensées. J’y ai connu des heures au cours desquelles rien ne se passait, des heures épouvantables envisagées dans le contexte de ces événements qui saturent notre quotidien.

Elles sont un luxe rare. Lorsqu’elles deviennent une fin en soi, un temps de contemplation, elles ouvrent des espaces intérieurs plus précieux que toute réalité extérieure car ils sont à la source de l’écriture. À la suite de l’une de nos conversations du soir, j’ai compris que les autres écrivains qui résidaient à la Villa vivaient une expérience similaire. Sans l’avouer, chacun subissait le charme de cette montagne magique, revenait à l’origine de son temps personnel, de son expérience particulière. Nous écrivions une sorte d’autobiographie. Nous tournâmes la chose en plaisanterie en évoquant l’esprit de Marguerite Yourcenar. Ne nous poussait-il pas à fouiller jusqu’aux strates profondes de nos débuts, à nous étonner du temps parce qu’il avance bien qu’il soit immobile parce qu’on ne peut l’arrêter ? Il n’est possible que de nommer ses changements, de tenter de les nommer car nul instant n’a de nom. Si décrire pareille perception m’était donné, jamais plus je n’aurais besoin de mots. La parole, cadeau embarrassant, m’a été cependant offerte à d’autres fins que celle-là.

Je suis arrivée en septembre à la Villa avec un projet précis. Je voulais écrire un essai sur l’un des meilleurs romans polonais de la fin du siècle dernier. Je me suis mise à l’ouvrage avec enthousiasme et je ne fis rien d’autre les deux premières semaines. Ce temps me paraît lointain, presque irréel désormais. Lentement, imperceptiblement, le paysage et la magie des lieux s’emparèrent de moi, je me suis éloignée peu à peu de cet important roman de mon pays, son titre n’a plus d’importance. J’avais progressé, énormément, mais ce qui m’occupait était autre : c’était moi-même.

Je suis profondément convaincue que les événements majeurs de notre existence ne dépendent ni de nos projets ni de nos attentes. Ils arrivent seuls. On les nomme concours de circonstance, incidents. On les oublie, on n’y croit pas. Ainsi en est-il du plat pays de Flandre avec ses monts dont la présence est si surprenante.

Villa Mont-Noir, novembre 1998

Annales 97/98 Villa Mont-Noir.

Olga Tokar

Olga Tokarczuk

écrivaine - prix Nobel de littérature 2018

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