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La musique comme remède : Anna Enquist

24 février 2020 4 min. temps de lecture Planète Littérature

Dans «Car la nuit s’approche», véritable ode à la musique et à ses vertus, l’écrivaine néerlandaise Anna Enquist (° 1945) explore les conséquences d’une agression qu’a subie un groupe de musiciens : le traumatismes et les blessures qui surviennent, le morcellement d’une amitié qui repose sur une passion commune, celle de la musique, le renoncement à une carrière, le procès et le besoin d’aller de l’avant.

Poète, romancière, auteure du Chef d’œuvre, de La Blessure, de Secret, Contrepoint, Les Porteurs de glace, l’écrivaine néerlandaise Anna Enquist (° 1945) poursuit dans son roman Car la nuit s’approche le récit Quatuor qui gravitait autour d’une agression frappant un quatuor de musiciens amateurs. Pour évoquer combien la musique soigne, guérit, combien lorsqu’elle vient à manquer, son absence déséquilibre le tout de la vie, il fallait une auteure qui soit, comme l’amstellodamoise Anna Enquist, musicienne – pianiste en l’occurrence – et psychothérapeute. Celle qui fut pianiste et psychanalyste se tourna vers l’écriture à la fin des années 1980.

Elle sonde ici ce qui vient après. Après le traumatisme, après les blessures physiques et psychiques laissées par l’événement qui brisa l’amitié liant les instrumentistes d’un quatuor. Comment survivre à la destruction, comment se reconstruire alors que le quatuor a volé en éclats? Échangeant une correspondance avec un prisonnier, Heleen, un des membres du quatuor, a involontairement pavé la voie au drame. S’évadant de prison, le truand fait irruption sur un bateau sur lequel le quatuor joue. Donnant l’assaut, la police fait exploser la péniche afin de neutraliser le délinquant. Caroline perd un doigt, Heleen se retrouve blessée à la jambe, Jochem contusionné, Hugo indemne. Que faire quand le lien électif, la solidarité portés par la musique se sont désagrégés?

Mutilée d’un doigt, renonçant à son instrument, Caroline gagne la Chine afin de renouveler son art de la médecine, soigner sa dépression. Orpheline du violoncelle qu’elle a délaissé, elle fait en Chine la connaissance d’un pédiatre américain qui porte secours aux enfants des orphelinats. «Durant les nuits qui succèdent à cette visite, Caroline fait plusieurs fois le même rêve saisissant de réalisme. Elle se voit prendre son archet – cet archet qui n’existe plus, qui a coulé au fond de l’eau – par la hausse, le pouce replié contre l’ébène, l’index superposé légèrement vers la gauche avec, à côté, le majeur pour stabiliser l’ensemble et, plus éloigné que d’habitude, l’annulaire, qui désormais joue également le rôle de l’auriculaire. Guider, faire contrepoids.»

L’écriture est une question de tempo, de rythme, de phrasé. La mélodie que déploie Anna Enquist suit les courbes intimes de personnages fissurés, frappés par la mort de leurs enfants (le couple formé par Jochem et Caroline), disloqués par l’attentat. Les partitions de ces quatre vies se sont effilochées. Comment réparer l’irréparable? Comment sauter au-dessus de l’abîme, soigner les dissonances par des accords consonants? Comment venir à bout de la «fausse note» qui a déréglé les trajectoires des protagonistes? Art du temps, la musique montre la voie : sculpter son existence, c’est comme ciseler un son, créer un touché, une approche intérieure de la musique. La magie est au rendez-vous si la musique creuse l’éternité de l’instant. Or, l’événement traumatique bloque la durée, lui inocule une maladie temporelle qui a pour nom l’arrêt sur le passé.

C’est en musicienne qu’Anna Enquist esquisse la manière dont le temps se remet à fluer, les lignes de fuite que chacun des membres du quatuor invente pour se réorienter dans le dédale de la nuit. Au milieu du naufrage, des doutes corrodent les anciennes certitudes, de nouveaux modes de survie se mettent en place.

Le procès a lieu, opposant l’accusé aux victimes. Les plaidoiries, les accusations, le décorum disent la vérité du tribunal, à savoir qu’il s’apparente à une pièce de théâtre, à une mise en scène. Comment évaluer, réparer le préjudice majeur : la mise à mort de la musique, tuée dès lors que l’amitié, la confiance entre les quatre instrumentistes ont disparu ? À quoi bon quantifier en années de peine, d’emprisonnement ce qui relève de l’inquantifiable ? Le procès réveille dans l’esprit de Jochem les souvenirs d’un procès qui eut lieu quelques années plus tôt, où comparaissait l’accusé, le chauffard du car, responsable de la mort de leurs enfants et d’autres écoliers.

Dans Car la nuit s’approche, Anna Enquist, une des voix majeures de la littérature de langue néerlandaise actuelle (tous ses livres sont publiés en français chez Actes Sud), délivre des mélodies en sous-sol, des rhapsodies de l’inconscient, variant les tempi, les nuances, les clés musicales en fonction des personnages et des situations qui les traversent. Pour tenter de retrouver le «moderato cantabile» de l’existence, pour se débarrasser de la peur qui, depuis l’incident dramatique, les ronge et leur colle à la peau, chacun d’entre eux accomplit une plongée dans les strates douloureuses du passé. Afin que les huit mains regagnent la complicité que leur procurait la musique.

ANNA ENQUIST, Car la nuit s’approche (titre original : Want de avond), traduit du néerlandais par Emmanuelle Tardif, Actes Sud, Arles, 2019, 288 p. (ISBN 978 2 330 12733 6).
VB

Véronique Bergen

écrivaine

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