La musique de la vie quotidienne: «Une journée de chien» de Sander Kollaard
Écrivain néerlandais, né à Amsterdam en 1961, vivant en Suède, auteur de deux recueils de nouvelles et de deux romans couronnés par de nombreux prix littéraires, Sander Kollaard délivre dans Une journée de chien, son deuxième roman, une fiction qui explore les infinies anfractuosités de la vie quotidienne.
Après son premier roman Stage Four, acclamé par la critique aux Pays-Bas, Une journée de chien est construit autour du personnage de Henk van Doorn, un quinquagénaire qui travaille comme infirmier et vit en ménage avec son chien Canaille. Se présentant comme un homme ordinaire, proche de l’homme sans qualités de Robert Musil, Henk fait face lors d’un été caniculaire, la journée d’un samedi, à des événements qui déroutent son confort et l’amènent à réveiller l’aptitude au désir, l’ouverture à l’autre qui s’étaient éteintes, à tout le moins engourdies.
«Il caresse la tête du chien qui boit.»
«Apparemment, il en avait besoin, merci.
– Faut dire que ça cogne…
– Il paraît que c’est le mois de juillet le plus chaud depuis 1897.
– Oui, le climat, tout ça…».
Homme régi par la force de l’habitude, par la régularité d’une vie quotidienne monotone, sans histoire, Henk se livre à des méditations introspectives sur le sens de la vie, le rapport à soi, aux autres, le sentiment de l’existence. À la faveur d’un été brûlant dont les températures s’emballent, conséquence du réchauffement climatique qui frappe la planète, ce frère de certains hétéronymes de Fernando Pessoa (dont des vers tirés de «Lorsque viendra le printemps» sont cités) opère un retour réflexif sur sa vie. Au travers du grain des choses qui tissent la vie de tous les jours, avec humour, ce divorcé étudie rigoureusement ses sensations, les rafales de souvenirs qui le percutent.
Ce roman interroge le réveil d’une capacité d’émerveillement, d’une avidité existentielle et d’une vitalité que son protagoniste pensait à jamais mortes en lui.
À partir d’événements infimes, de la banalité du quotidien, Sander Kollaard ausculte les pensées philosophiques qui sont tapies au creux de la concrétude des choses, brouille la frontière entre ordinaire et extraordinaire, entre simplicité et intensité. Enclin à la méditation, à l’écoute de sa vie intérieure, préférant les aventures de l’esprit à celles du corps, Henk fait souvent l’épreuve d’une sensation de désagrégation, comme si sa consistance se volatilisait, écho de l’extrait de la Genèse qui figure en ouverture du livre: «Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage, jusqu’à ce que vous retourniez en la terre d’où vous avez été tiré: car vous êtes poudre et vous retournerez en poudre» (Bible de Sacy, Genèse, 3:19).
© S. Erlandson
Cet investigateur méthodique des champs et des états de conscience qu’il traverse en vient à la conclusion que cette expérience d’une mouvance subjective ne lui est pas propre mais constitue un des traits définitoires de la condition humaine.
«Ce qui vaut pour lui vaut pour tout le monde, et cela n’a rien à voir avec la lecture. Nous sommes tous des ombres, de la poudre revêtue d’histoires, et cela nous rend plus fluides qu’on ne le souhaiterait, mais ce qu’on souhaite importe peu à vrai dire».
À partir d’une étude de son plan intime, le protagoniste infère une vérité toute shakespearienne, celle qui fulgure dans l’épilogue d’Un songe d’une nuit d’été («Ombres que nous sommes») ou dans La Tempête («Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les songes»). Dans ses nombreuses analyses des domaines de la vie, comme pour se rassurer sur son appartenance de droit et de fait à l’humanité, notre infirmier pratique ce saut du particulier au général.
À la fois étranger au monde et inséré dans le tissu social, Henk oscille entre position de spectateur retiré, observant ce qui l’entoure, et acteur engagé sur la scène fragile de la vie quotidienne.
Fréquenter Nietzsche, avoir pour livre de chevet De l’utilité et des inconvénients des études historiques pour la vie, permet au personnage de questionner l’empire des souvenirs, leur fonctionnement, leur complexité et de comprendre des personnes qui, comme Maaike, sont en proie à une désagrégation mémorielle. L’infini se loge dans le plus ténu, nous conte Sander Kollaard.
Revisitant le roman d’apprentissage, Une journée de chien interroge le réveil d’une capacité d’émerveillement, d’une avidité existentielle et d’une vitalité que Henk pensait à jamais mortes en lui. Cette gourmandise qui renaît de ses cendres, on l’appellera carpe diem ou inclination à la joie. Autre manière de dire que l’histoire d’une vie que l’on pensait bloquée, emmurée, refermée dans la répétition de l’identique, saisit l’opportunité de se reconnecter à l’imprévu, à la force du désir.