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arts

La nature sculptée de Magali Reus

Par Maarten Buser, traduit par Caroline Coppens
26 avril 2024 8 min. temps de lecture

L’artiste néerlandaise Magali Reus donne une tournure étrange au langage visuel du design industriel et de la production de masse. Depuis quelques années, elle s’intéresse de plus en plus à la manière dont l’humain «sculpte» la nature.

Du lampadaire à l’ampoule électrique, il n’y a qu’un pas, mais quel rapport avec une framboise? C’est bien simple: ce sont trois éléments visuels d’une sculpture réalisée par Magali Reus (°1981) en 2022: Candlesticks (Ultraviolet Fool) (Raspberry). On se demande évidemment ce qui a pu inciter l’artiste à les réunir, ne serait-ce que parce que l’esprit humain aime établir des liens. Ces liens peuvent se rapporter à des similitudes, mais aussi, bien sûr, à des frictions.

Le poète et connaisseur d’art français Pierre Reverdy a écrit un jour que les images sont créées par la réunion de mondes différents. Ces mots semblent s’appliquer au travail de Reus. «Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte -plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique», observe Reverdy. Ce qu’il sous-entend, c’est que vous essayez mentalement de combler ces distances, que vous lisiez un poème ou que vous regardiez une sculpture.

La combinaison du réverbère et du fruit dans Candlestick -recréée avec du plâtre et de la résine synthétique- évoque à elle seule un contraste: la nature face à la culture. Or, ces deux éléments ne sont pas du tout diamétralement opposés. Plus encore: Reus souligne que pour elle, il s’agit là d’une distinction floue. À titre d’exemple, elle mentionne le type de nature
que les gens introduisent et disposent dans leur environnement domestique: plantes d’intérieur, fleurs dans des vases, animaux domestiques, mais aussi bouquets de fleurs et coupes de fruits, qui prennent la forme de compositions de natures mortes.

Puissance animale et mécanique des chevaux

Née aux Pays-Bas, vivant et travaillant à Londres depuis plus de vingt ans, Magali Reus est une artiste recherchée à l’international. Sa carrière a vraiment décollé au milieu des années 2010; elle a notamment été couronnée par le prestigieux prix de Rome en 2015.

Des expositions solo ont suivi, notamment au Stedelijk Museum d’Amsterdam, au Sculpture Center de New York, au Bergen Kunsthall en Norvège, au Nasher Sculpture Center de Dallas et au Museum Dhondt-Dhaenens (à Deurle, près de Gand). Reus possède aujourd’hui un corpus d’œuvres riche et très diversifié, articulé autour de quelques fils rouges thématiques et formels.

L’une de ces constantes est la manière dont les sculptures et les travaux photographiques de Reus rappellent le langage visuel du commerce, du design et de la production de masse. Ses œuvres d’art évoquent souvent des associations avec des ustensiles familiers qui, lorsqu’on les examine de plus près, recèlent des éléments étranges. Parmi les œuvres les plus connues, citons la série de cadenas à combinaison agrandis et «tranchés par le milieu» Leaves
(2015), ainsi que les Pecan Sleepers (2016-2017), inspirés de la sellerie équestre, où l’utilisation de similicuir, notamment, rappelle les sièges et le sport automobiles. Ces images évoquent ainsi à la fois la puissance naturelle du cheval et sa conversion en données mécaniques.

L’ensemble, certes, mais aussi les parties distinctes

Reus explique qu’elle travaille de manière intuitive. Lorsque nous lui parlons, elle réfléchit à la similitude entre une boîte de sardines et un piège. Elle se demande ensuite s’il existe aussi des pièges pour les êtres non animés: la machine à laver qui capture vos chaussettes, ou le filet qui attrape le ballon de basket dans la salle de sport. Son langage visuel semble relever autant de la logique onirique que de la production de masse. Ces deux mondes peuvent coexister dans les séduisantes sculptures disloquées de l’artiste.

Le processus de fabrication physique de Reus n’est pas immuable non plus, mais plutôt de nature hybride. Ainsi, elle travaille aussi bien en mode analogique que numérique. Elle assure une partie de la production elle-même et en sous-traite une autre, car elle n’a tout simplement pas l’équipement nécessaire pour réaliser des impressions 3D détaillées, par exemple. Le résultat final pourrait être qualifié de «technique mixte», mais on risque alors de fermer la porte au public. Reus veut au contraire l’inviter à plonger dans le processus créatif qui se cache derrière l’œuvre d’art et son côté (il)logique.

Des descriptions détaillées permettent à Reus d’orienter l’interprétation du public, même si celui-ci ne distingue pas toujours le matériau utilisé

Dans les textes d’exposition et les descriptions des photos, elle nomme systématiquement les différents matériaux et techniques utilisés pour chaque œuvre. Elle souhaite ainsi donner un meilleur aperçu du processus de fabrication, souvent invisible. Ses Candlesticks sont fabriqués notamment à partir d’aluminium extrudé sculpté à la main et thermolaqué, et de nylon imprimé en 3D par SLS. De telles descriptions détaillées permettent à Reus d’orienter l’interprétation du public, même si celui-ci ne distingue pas toujours le matériau utilisé. Il lui arrive d’utiliser de la poussière de météorite, mais comment la reconnaître?

L’ensemble est important, mais les parties distinctes le sont peut-être davantage encore. Si les sculptures de Reus rappellent inévitablement la production de masse, elles sont en même temps rarement des ensembles lisses. Les couleurs, les matériaux et l’«image» contrastent les uns avec les autres, créant souvent de nouvelles associations, comme avec les selles de cheval en similicuir.

Une rose sur roues

En 2019, Reus s’est présentée pour la première fois comme photographe. C’était dans le magazine Electra avec Charges, une série de photos de camions transportant des fleurs à la criée. Leurs flancs métalliques sont ornés d’éléments végétaux plus grands que nature. Enfant, elle aimait voir comment on plantait des clous avec une telle rose énorme. N’est-ce pas du surréalisme à l’état pur qu’une très grande fleur sur roues qui traverse le champ de vision? C’est une juxtaposition typiquement reusienne qui, avec un peu d’imagination, émerge dans la vie réelle.

Reus explique que la photographie joue depuis longtemps un rôle dans son travail. Au départ, elle utilisait des photos, éditées ou non sur ordinateur, comme détails dans une sculpture plus grande. Dans ses œuvres plus récentes, l’utilisation de la photo est devenue plus importante, comme dans la série Knaves
(2021-2022), qui montre des champignons sur un fond synthétique et psychédélique. Les résultats finaux ne sont pas édités, mais ils font penser à Photoshop
et évoquent dès lors le même type de confusion attrayante que les sculptures de l’artiste.

En outre, Reus présente la série Knaves non pas derrière une vitre distante, mais dans un cadre sculptural, un «ancrage physique», selon ses propres dires. L’image est d’abord perçue comme plate si on se concentre uniquement sur la photo, mais le cadre lui apporte de la profondeur. Les bords épais rappellent des caisses et des tiroirs, créant de nouvelles associations: du transport au stockage.

Du fait de la méthode de travail associative de Reus, sa thématique est influencée par des sujets qui l’occupent plus largement, y compris au quotidien. Elle évoque notamment l’écologie, un thème qu’elle juge indissociable de notre époque. Elle s’intéresse en particulier au génie génétique, qui est utilisé pour rendre les cultures plus résistantes aux bactéries, mais qui peut aussi être considéré comme une façon de sculpter des fruits, par exemple. Les modifications créent également une impression visuelle différente, ce qui peut être réalisé en adaptant la taille du fruit. Autant manger un chandail, plaisante Reus sur un ton sérieux, tant les aliments sont souvent devenus synthétiques. Vous ne savez pas ce qu’a subi votre pomme avant d’arriver dans votre main: entre sa culture et son transport jusqu’au supermarché…

Pots de confiture à la poussière de météorite

Reus décrit sa position comme critique, mais elle ne porte pas nécessairement de jugement: elle ne va pas qualifier le génie génétique de bon ou mauvais. Elle entend plutôt contribuer à la prise de conscience des processus invisibles qui «sculptent» la nature. D’ailleurs, l’émerveillement y a sa place, comme dans le cas des fleurs sur le flanc des camions. Il y a aussi de la place pour l’humour, comme dans la série de sculptures murales Clementine (2023), qui rappellent indéniablement les pots de miel et de confiture recouverts d’une étiquette brodée.

Les versions de Magali Reus arborent toutefois une étiquette en métal thermolaqué et peint à l’aérographe, ce qui rend l’aspect beaucoup plus artificiel. De plus, les pots ont pris des dimensions grotesques. Cette combinaison tout à fait unique de matériaux, de techniques de production et d’échelle est une référence reconnaissable et taquine à des produits présentés comme artisanaux et authentiques, mais qui ne le sont plus guère aujourd’hui. Le fait que de la poussière de météorite a été incorporée dans Clementine (Moon Chorus) (2023) suscite tout de même un certain étonnement. Ainsi, même le ciel n’est pas la limite?

Les Candlesticks s’inscrivent eux aussi parfaitement dans la direction prise par l’œuvre de Reus. L’association de l’ampoule et du fruit peut être considérée comme une métaphore de la quantité d’électricité nécessaire à la culture fruitière. La nourriture en plâtre -un matériau classique pour les sculpteurs- fait subtilement mais clairement référence à l’intervention de la main humaine dans la nature.

La juxtaposition de réalités différentes peut ainsi donner un aperçu de mondes et de phénomènes cachés. Désormais, lorsque vous achèterez des framboises, des poires ou des épis de maïs au supermarché, vous réfléchirez peut-être un instant, grâce à Magali Reus, à la manière dont ils ont été génétiquement modifiés, à la quantité d’électricité utilisée pour leur culture ou au camion qui a fait en sorte que vous les teniez aujourd’hui entre vos mains.

Maarten Buser-1- -Aad Hoogendoorn

Maarten Buser

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