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arts

La noble beauté de la maison en rangée

Par Bernard Hulsman, traduit par Pierre Lambert
12 juin 2019 9 min. temps de lecture

Les Pays-Bas sont le seul pays au monde où la majorité de la population vit dans une maison en rangée ou mitoyenne. Quelque quatre millions des sept millions d’habitations y sont des maisons en rangée. Pourtant, ce n’est que récemment que la maison en rangée s’est vue quelque peu revalorisée.

La maison en rangée, rangée de maisons mitoyennes identiques les unes aux autres, fait figure de parent pauvre dans l’architecture néerlandaise. Les critiques et les historiens de l’architecture n’y prêtent guère attention. Et ce, pour une raison simple: omniprésente aux Pays-Bas, la maison en rangée est devenue si commune que peu de gens voient ce qu’elle a de si particulier. D’autre part, l’intelligentsia néerlandaise la considère comme l’incarnation de l’esprit borné et petit-bourgeois.

On comprend dès lors qu’il ait fallu attendre si longtemps pour voir paraître aux Pays-Bas un livre dédié aux maisons en rangée néerlandaises. Ce n’est qu’après la publication en Allemagne d’ouvrages faisant l’éloge de ce type de logement que deux livres sur le sujet ont vu le jour aux Pays-Bas, dans les années 2013-2014.

Le premier, intitulé Het rijtjeshuis (La Maison en rangée) et écrit par l’auteur de ces lignes, retrace «l’histoire d’un phénomène typiquement néerlandais» en s’inspirant de photos prises par Luuk Kramer. Le second, Kleine filosofie van het rijtjeshuis (Petite philosophie de la maison en rangée), signé par le philosophe Pieter Hoexum, s’interroge sur les motifs qui poussent tant de Néerlandais, dont lui-même, à vivre dans une habitation de ce genre.

Juste milieu

Si Hoexum ne se lance pas dans des considérations heideggériennes sur la parenté entre les termes «habitude» et «habitation», il fait en revanche remarquer que la maison mitoyenne cadre bien avec l’adage néerlandais «Agissez normalement, ce sera déjà assez fou comme ça».

Il voit aussi dans ce type de logement l’expression du mélange typiquement néerlandais d’individualisme et de conformisme, d’esprit communautaire et de goût de la solitude. Il constate ainsi que la maison mitoyenne en rangée tient le juste milieu entre la maison isolée, séparée des autres habitations, et l’immeuble d’appartements, où les gens ne partagent pas uniquement la porte d’entrée, mais aussi la cage d’escalier, l’ascenseur ou le couloir. Chaque maison faisant partie d’une rangée a sa propre entrée et souvent aussi un jardin, de sorte que les habitants vivent «ensemble mais séparément» dans des habitations identiques.

Quatre auteurs allemands dressent un constat similaire dans Das niederländische Reihenhaus, une ode à la maison mitoyenne néerlandaise publiée en 1998. Selon eux, ce type d’habitation matérialise «l’idéologie de la convivialité, de la normalité et de l’harmonie au sein de la société néerlandaise». Alors que beaucoup estiment que la construction de maisons isolées, notamment en Belgique, donne lieu à quantité de réalisations aussi saugrenues que disgracieuses, les maisons alignées côte à côte réfrènent le besoin d’expression individuelle. Leurs habitants peuvent tout au plus installer un luminaire spécial à l’entrée ou ajouter une véranda à l’arrière.

La majorité de la population néerlandaise vit en 2019 dans des quartiers qui ressemblent à des monastères

Ces Allemands sont également d’avis que la maison mitoyenne offre la solution idéale en matière d’urbanisme. Si les maisons isolées sont des îlots dans un écrin de verdure, constatent-ils, les maisons jointives forment quant à elles presque toujours des fronts de rue qui ne sont pas sans rappeler les vieilles villes aux fronts de façade fermés.

Dans Het rijtjeshuis, nous ajoutons encore à tous ces avantages le prix abordable de ce type d’habitation, qui permet à la majorité des Néerlandais de posséder un logement avec jardin. De cette manière, des millions de nos concitoyens ont pu s’ébattre en plein air pendant leur enfance. L’idéal moderniste de «lumière, air et espace» ne se concrétise pas dans les quartiers de tours résidentielles entourées de verdure, tels que conçus par Le Corbusier, notamment dans sa Cité radieuse de 1935, mais bien dans les nombreuses rangées de maisons de la banlieue néerlandaise.

Qui plus est, cette maison en rangée néerlandaise présente une diversité bien plus grande que ne le laisse supposer sa réputation de monotonie. De nombreuses habitations de ce genre sont également empreintes d’une beauté particulière, à la fois simple et noble, qu’illustrent parfaitement les photographies de Luuk Kramer.

Des «hofjes» à la Nouvelle Objectivité

Ajoutons que la maison mitoyenne néerlandaise possède une longue et fascinante histoire, liée depuis toujours à ce que nous appelons aujourd’hui le «logement social». Elle trouve son origine dans les hofjes aménagés entre les xve et xxe siècles dans presque toutes les villes néerlandaises d’une certaine importance. Quantité d’anciens hofjes, la plupart construits pour des veuves démunies par des philanthropes et des communautés religieuses, présentent la structure d’un monastère et se composent de minuscules maisons identiques entourant un jardin commun.

Toutefois, au siècle d’or néerlandais, la maison mitoyenne est loin d’être aussi courante qu’aujourd’hui. Jusque vers la fin du xixe siècle, l’habitation individuelle restera le principal élément constitutif des villes néerlandaises. L’habitat en rangée ne commencera à se développer qu’à partir de la seconde moitié du xixe siècle, lorsque l’industrialisation entraîne une migration de la population des campagnes vers les villes et que celles-ci doivent faire face à un surpeuplement des logements à cause des nouveaux arrivants.

Des industriels éclairés font alors construire pour leurs ouvriers des « cités-jardins » composées de maisons mitoyennes, comme l’Agnetapark à Delft en 1885. De même, les sociétés de logement, créées dans la seconde moitié du xixe
siècle dans le but de construire des maisons ouvrières de qualité, produisent un grand nombre de «logements sociaux» sous forme d’habitations en rangée, essentiellement dans les villes de petite et moyenne taille.

La Woningwet (loi sur le logement) de 1901, pilier juridique de la construction de logements sociaux aux Pays-Bas, prévoit notamment des subventions et des prêts bon marché pour les sociétés de logement, donnant ainsi une impulsion à la construction de maisons en rangée. Dans de nombreuses villes néerlandaises, des cités-jardins sont aménagées pour les «personnes moins favorisées». À cette fin, il est souvent fait appel aux ténors de l’architecture néerlandaise. Ainsi, pendant l’entre-deux-guerres, Rotterdam accueille Tuindorp Vreewijk, un projet conçu notamment par H.P. Berlage et M. J. Granpré Molière.

La progression de la maison en rangée à l’intention des démunis est temporairement stoppée par la crise économique des années 1930, lorsque le logement social est durement touché par la politique d’austérité du gouvernement. Si d’autres cités-jardins voient encore le jour, elles sont toutefois réservées pour la plupart à la classe moyenne.

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la construction de rangées de maisons «à finalité sociale» reprend. Dans un premier temps, elles sont encore construites de façon traditionnelle. Mais au bout de quelques années, sous l’impulsion du ministère du Logement, la préfabrication et la standardisation font leur apparition, entraînant finalement la percée du modernisme dans l’architecture néerlandaise. Si le mouvement de la Nouvelle Objectivité – nom donné à l’architecture moderne dans l’entre-deux-guerres – était encore un phénomène marginal (quoique voyant) aux Pays-Bas avant la Seconde Guerre mondiale, son style «fonctionnel» parvient à convaincre de plus en plus d’architectes néerlandais après 1945.

Curieusement, la modernisation de la construction de logements aux Pays-Bas ne met pas un terme au phénomène des habitations sociales sous forme de hofjes. Ainsi, à Frankendael, la première cité-jardin d’après-guerre entièrement conçue par des adeptes de la Nouvelle Objectivité à Amsterdam, l’architecture moderne va de pair avec un urbanisme traditionnel. Si toutes les maisons en rangée de Frankendael
sont nettement modernistes, elles ne sont toutefois pas disposées en bandes parallèles d’éléments préfabriqués avec des espaces ouverts entre elles, comme le veut l’urbanisme moderne. Frankendael, qui à cause de ses maisons presque blanches aux toits plats a vite reçu le surnom de «Jérusalem», se compose aussi de hofjes, avec un jardin commun délimité sur les quatre côtés par des pâtés de maisons mitoyennes.

Le summum de l’esprit petit-bourgeois

Dans les années 1950, la structuration en hofjes de Frankendael devient la manière habituelle d’aménager de nouveaux quartiers à maisons en rangée à travers les Pays-Bas. C’est aussi à cette époque qu’apparaît la doorzonwoning (habitation à double exposition), un type de maison mitoyenne caractérisé par ses grandes fenêtres, dont on construit des centaines de milliers d’exemplaires aux Pays-Bas dans les années 1960 et 1970. Toutes ces habitations présentent un plan similaire. Au rez-de-chaussée, côté rue, se trouve le salon; la salle à manger et la cuisine sont situées côté jardin.

La salle de séjour est bordée par un couloir qui comprend un W.-C. et un escalier avec accès à la cave. L’escalier mène à un étage avec deux ou trois chambres et une salle de bains. Le toit à deux pentes abrite un étage mansardé.

La doorzonwoning est un concept bien connu aux Pays-Bas. En plus de constituer l’apogée de la standardisation dans la construction, elle est aussi considérée comme le summum de l’esprit petit-bourgeois. Henk et Ingrid vivant dans leur habitation à double exposition, une Opel stationnée devant l’entrée, voilà à peu de chose près le portrait du couple petit-bourgeois dont se raillent les humoristes néerlandais.

Malgré l’ingéniosité conceptuelle de la doorzonwoning qui la rend insurpassable aux yeux de certains promoteurs immobiliers, la maison de rangée ne parvient cependant pas à s’imposer comme le logement de la majorité de la population néerlandaise dans les années 1960. Et ce, en raison de la grande influence exercée aussi dans les Pays-Bas d’après-guerre par la Charte d’Athènes, manifeste d’urbanisme moderne rédigé par Le Corbusier en 1943. De plus en plus d’urbanistes adhèrent en effet à l’idée que les tours d’habitation constituent la meilleure forme de logement populaire.

Toutefois, le fait que le Bijlmermeer construit à Amsterdam vers 1970 – un quartier s’inspirant radicalement de Le Corbusier et entièrement composé de tours pouvant accueillir 100 000 habitants – est devenu en l’espace de cinq ans une zone à problèmes où sévissent le vandalisme et la criminalité, a incité les urbanistes à changer radicalement de cap.

Dans les années 1973-1977, lorsque l’État-providence néerlandais atteint son apogée sous le cabinet progressiste du Premier ministre social-démocrate Joop den Uyl, la maison en rangée s’impose enfin comme le logement des masses populaires. À partir de 1975, ce ne sont pas les immeubles d’appartements, mais bien les rangées de maisons mitoyennes qui forment l’essentiel des nouveaux lotissements partout aux Pays-Bas. Et, de nos jours encore, la plupart des quartiers de ce type présentent le caractère de hofjes. Autrement dit, la majorité de la population néerlandaise vit en 2019 dans des quartiers qui ressemblent à des monastères.

Hulsman

Bernard Hulsman

journaliste - critique d'architecture

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