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société

Là où la mer des Wadden hésite entre terre et eau

Par Jan Haeverans, traduit par Maxime Kinique
3 août 2023 9 min. temps de lecture Le long du littoral néerlandais

Dans cette série estivale, nous vous emmenons en voyage le long des côtes des Pays-Bas, un pays devenu grand grâce à la mer, et qui a dû combattre cette même mer. D’une longueur totale de plus de cinq cents kilomètres, le littoral néerlandais constitue une énorme fenêtre sur le monde. Dans ce premier volet, nous mettons le cap sur le nord, où terre et mer se mélangent dans un mouvement hésitant.

Moddergat –littéralement trou de boue en français. Celles et ceux qui sont nés là-bas se font rebattre les oreilles avec les mêmes blagues depuis leur plus tendre enfance! Il y a quelques années, une bande de farceurs se sont amusés à coller sur les panneaux de signalisation du village le nom encore moins appétissant – si tant est que ce soit possible – de Blabberpoepert (qui est la traduction de Moddergat en frison). Rira bien, qui rira le dernier, auront pensé les habitants et habitantes de Moddergat en 2004, année où leur village s’est classé deuxième lors de l’élection du plus beau village des Pays-Bas. Une médaille d’argent entièrement méritée, d’ailleurs…

Un endroit idyllique, donc, mais j’avais tout de même prévenu ma femme et mes enfants qu’il ne fallait pas attendre monts et merveilles de la côte qui borde Moddergat. Ce ne sera peut-être pas l’endroit idéal pour bronzer sur une serviette de bain et jouer dans le sable, les avais-je mis en garde. Et en effet, lorsque nous sommes montés sur la digue, c’est un paysage essentiellement… boueux que nous avons vu s’étendre sous nos yeux.

Dans le lointain, il nous semblait apercevoir le large, avec ce gris caractéristique de la mer du Nord. Cependant, pour l’atteindre, il fallait d’abord traverser une bande d’eau brune peu profonde large d’une centaine de mètres. Une bande située «entre deux eaux»: ce n’était plus tout à fait la terre ferme, mais ce n’était pas encore la mer. D’innombrables bancs de vase apparaissaient juste au-dessus de la ligne de flottaison, comme de petites îles temporaires peuplées d’oiseaux se délectant de leur repas. Bienvenue dans la mer des Wadden!

Flotte disparue

Des oiseaux, des phoques et d’autres spécimens du monde animal et végétal s’y sentent tout à fait dans leur élément mais il n’en va pas de même pour l’humain, pour qui apprivoiser cette terre humide a toujours été un défi. Ce rapport compliqué à cet environnement est mis en exergue au musée en plein air ’t Fiskershúske: quelques maisons de pêcheurs ont été restaurées afin de donner aux visiteurs et visiteuses une idée de la vie que menaient ces gens autrefois. Une vie à la dure, manifestement. Les bâtisses portent des noms tels que De Aek (la péniche) ou De Logger (le lougre): la longue liste de types de bateaux que connaissent les Pays-Bas démontre une nouvelle fois l’étroitesse des liens que les autochtones entretiennent avec la mer. Une mer qui, pour autant, n’était pas toujours synonyme de prospérité puisque la plupart des maisons de pêcheurs n’étaient composées que de deux pièces et qu’il n’était pas rare que chacune d’elles soit occupée par une famille.

Les événements qui se sont produits dans la nuit du 5 au 6 mars 1883 constituent une parfaite illustration de la dureté de la vie dans cette contrée du nord de l’Europe occidentale balayée par un climat froid et capricieux. Cette nuit-là, les conditions météorologiques semblent plutôt favorables et la flotte de pêcheurs décident de prendre la mer: en cette fin d’hiver, les réserves de provisions sont presque vides et il est temps de reconstituer les stocks.

Mais bien vite, et contre toute attente, une couverture nuageuse épaisse et sombre se forme, annonçant une tempête d’une intensité inhabituelle. Face à une pluie battante et un mur de vagues atteignant plusieurs mètres de hauteur sous la force du vent, une poignée de navires parviennent à rester à flot, mais la plupart sombrent dans les profondeurs de cette mer déchaînée. Cette nuit-là, pas moins de 121 pêcheurs périssent, dont 83 qui étaient originaires de Moddergat. La mort frappe littéralement chaque maison du village et certaines familles se retrouvent décimées de pratiquement tous leurs hommes et garçons. Aujourd’hui encore, le souvenir de cette tragédie enveloppe d’un voile de deuil le sentiment de nostalgie qu’éveille le musée ’t Fiskershúske.

De fieffés têtus, ces insulaires!

Maintenant, c’est l’été, la mer est calme et il n’y a pas un nuage à l’horizon. Alors que nous voguons en direction de Schiermonnikoog, nous comprenons soudain pourquoi le ferry à bord duquel nous avons embarqué ne navigue pas en droite ligne en direction de l’île, et suit plutôt un tracé bizarrement sinueux: il recherche le chenal, car à quelques dizaines de mètres de nous, un groupe de personnes marchent dans une eau d’à peine quelques centimètres de profondeur et s’amusent à faire signe aux «idiots» qui ont acheté un ticket pour effectuer la traversée. Quel pied cela doit être, de marcher vers une île!

Avant que vous partiez à l’exploration des vasières de la mer des Wadden, sachez cependant qu’il est recommandé, et même obligatoire, d’emmener un guide expérimenté avec vous. L’environnement peut en effet être dangereux et désorientant, et les marées, les fonds marins et la météo peuvent receler une part d’imprévisibilité. Si l’on se réfère aux commentaires, il s’agit d’une expérience inoubliable!

Il y a énormément de choses que j’envie aux Néerlandais, mais rien peut-être autant que leurs îles! Il n’y a rien de plus gai que d’embarquer pendant les vacances sur un ferry qui vous arrache à la vie de tous les jours pour vous transporter vers un lopin de terre situé hors du champ de votre monde ordinaire. Un format de communauté réduit, plus gérable, où l’existence vous paraît plus agréable et où l’agitation de la vie sur le continent semble s’être progressivement dissoute dans la bande d’eau qui vous sépare d’elle. Peut-être est-ce là une vision trop idyllique mais Texel, la plus grande et la plus occidentale des îles Wadden, nous a encore démontré, il n’y a pas si longtemps, qu’une île constitue souvent un microcosme très spécifique.

Un jour, une association de pêcheurs de cette île remonta un morceau d’étoffe d’une vieille épave et la nettoya au tuyau d’arrosage (!), et il apparut qu’il s’agissait d’une robe du XVIIe siècle, étonnamment bien conservée et d’une valeur inestimable. Une pièce magnifique et absolument unique, que le monde entier vint admirer, à la colère des chercheurs et des spécialistes, pour qui il était inconcevable qu’un groupe d’amateurs ait pu mettre la main sur un tel trésor.

Lorsque ces pêcheurs mirent un morceau de cette robe à la machine à laver et qu’une membre du club fut à deux doigts de l’enfiler, c’en était trop pour les chercheurs, qui ordonnèrent que la robe soit remise immédiatement au Rijksmuseum! Mais c’était sans compter sur l’entêtement des habitants et habitantes de Texel, convaincus que ce qui est repêché au large de «leurs» côtes leur appartient! Entretemps, la robe a été examinée et traitée par des professionnels en vue de sa conservation et aujourd’hui, après une lutte acharnée, on peut l’admirer à Kaap Skil, un musée de… Texel!

Moine strabique

Entretemps, le ferry est arrivé à Schiermonnikoog, une île que j’ai toujours rêvé de visiter, ne serait-ce que pour son nom! Je suis loin d’être le seul à imaginer un moine médiéval atteint de strabisme à l’évocation de ce nom et figurez-vous que la vérité n’est pas si éloignée de cette représentation, car cet endroit a longtemps appartenu à une abbaye. Certes, «oog» (œil) signifie ici «île» et «schier» (presque), «gris (clair)», faisant ainsi de «schiermonnikoog» l’«île des moines gris», mais le nom n’en est pas moins poétique pour autant.

Il y a une question que je me pose souvent: les prêtres n’avaient-ils pas leur pareil, à l’époque, pour choisir des sites d’une beauté exceptionnelle –un grand nombre d’(anciennes) abbayes ont été bâties dans un cadre splendide– ou ont-ils plutôt excellé dans la conservation de ces endroits? Le fait est, en tout cas, que Schiermonnikoog ne déçoit pas le moins du monde sur le plan de la beauté de la nature, même si les frères ont quitté l’île il y a plusieurs siècles déjà, après que les Pays-Bas sont devenus protestants. Nous roulons à vélo à travers les dunes, longeons de vastes plages, traversons des prairies et des forêts, et nous prenons ainsi à rêver d’une autre vie, moins agitée. Le genre de songe que l’on fait souvent lorsqu’on est en vacances…

Ce rêve éveillé devient carrément merveilleux lorsque j’apprends que les Pays-Bas possèdent eux aussi une «île interdite». Aussitôt, j’appuie sur le bouton «imagination» et vois des installations militaires secrètes et une base de haute sécurité cachée, d’où partent incognito des sous-marins en direction de la mer du Nord et de la mer Baltique. La vérité est toutefois plus pacifique: si l’accès à Rottumerplaat, à l’est de Schiermonnikoog, est interdit, c’est parce que c’est un lieu de repos et de reproduction pour un grand nombre d’oiseaux. On n’y dénombre qu’une seule maison, occupée en alternance par deux personnes, parfois plusieurs mois d’affilée, qui ont pour tâche d’observer les oiseaux et d’éloigner les gens de l’île. Quel job!

Une île qui dérive, lentement mais sûrement

D’ailleurs, c’est toute la mer des Wadden, avec la grande richesse de sa biodiversité et la singularité de ses habitats, qui recèle une valeur écologique inestimable. Ce n’est pas un hasard si l’Unesco l’a érigée au rang de patrimoine mondial.

Il s’en est pourtant fallu de peu pour que la partie néerlandaise de la mer des Wadden (qui baigne également les côtes allemande et danoise) soit poldérisée et transformée en terre agricole, comme cela s’est passé avec de grandes parties de l’ancien Zuiderzee. Pendant des siècles, des gens ont rêvé de relier les îles entre elles et au continent au moyen d’une digue, et d’assécher la mer qui les séparait. Après les inondations qui ont ravagé la Zélande en 1953, les plans en la matière ont même pris une tournure plus concrète et ce n’est que dans les années 1970 qu’ils ont été définitivement abandonnés.

Quelle bonne décision, me dis-je, attablé à une terrasse de Schiermonnikoog donnant sur les dunes et une vaste plage. Cet endroit perdrait beaucoup de son charme s’il devait être rattaché à la terre ferme, et ce même si je suppose que l’île ne restera pas éternellement accessible à pied. Vous ne le sentirez pas mais à l’instar de beaucoup d’autres îles dans cette région, Schiermonnikoog se déplace lentement, vers l’est: le courant marin érode le côté ouest de l’île et fait croître son côté est.

Il a déjà fallu ajuster la frontière entre les provinces de Frise et de Groningue parce qu’une partie de Schiermonnikoog l’avait franchie et je me demande bien ce qui se passerait si, demain, une île néerlandaise se retrouvait sur le territoire de l’Allemagne.

Des îles des Wadden, l’Allemagne n’en manque pas puisque, au large de Schiermonnikoog, on en dénombre encore toute une série le long des littoraux néerlandais et allemand et, plus au nord, des côtes danoises. Avec, parmi elles, quelques autres noms en «oog», comme Rottumeroog (une île proche de Schiermonnikoog) et les îles de Langeoog, Spiekeroog et Wangerooge dans les eaux allemandes.

J’ai l’impression que ces îles figent délibérément les regards des touristes sur la somptuosité et la luminosité du nord. Nous tournons encore un peu le dos au pays des grands fleuves et du delta au sud, avec ses ports internationaux, ses grandes villes et l’agitation et l’animation qui les caractérisent.

Jan Haeverans

Jan Haeverans

rédacteur indépendant

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