La Panne – Bray-Dunes : une large bande de sable
Wim Chielens se rend à la côte pour visiter La Panne-Bray-Dunes. Nulle part ailleurs la frontière n’est aussi marquée qu’ici, écrit-il.
La sortie pour La Panne sur l’E40 Bruxelles – Calais s’effectue sur une voie de décélération particulièrement longue. En plein hiver, elle paraît interminable, mais à la saison touristique les visiteurs se rendant à Plopsaland, le parc d’attractions le plus couru de Flandre, y font la queue dès le matin. Le parc appartient à Studio 100, une société de production télévisuelle qui relie toutes les attractions du parc à des figures connues des séries télévisées pour enfants. Ces dernières années, Plopsaland a par ailleurs étendu sa zone de chalandise à l’ensemble du nord de la France. La clientèle française y vient en masse depuis que Studio 100 a racheté les droits pour l’Europe de « Maya l’abeille ». Plopsaland a repris l’emplacement du Meli, le parc familial du fabricant de miel (d’où l’anagramme Meli) Alberic Florizoone. Le parc est né d’un jardin récréatif entourant le café où Florizoone, le dimanche, vendait son miel et donnait des conférences sur les abeilles.
© Michael Depestele
Juste après la sortie, je dois passer sur un pont qui franchit le canal Dunkerque – Furnes. Cette voie d’eau n’est qu’une infime partie d’un vaste réseau hydrographique qui avait une grande importance économique au Moyen Âge et qui aujourd’hui, des deux côtés de la frontière dans le Westhoek, constitue un paradis pour les amateurs de loisirs aquatiques. Le canal relie la Colme, un ancien bras de l’Aa, à l’Yser. Par ce canal, on peut remonter jusqu’à Bergues, Saint-Omer (par la Colme), la basse Lys, Lille, puis en Belgique jusqu’à Ypres, Bruges et Ostende. Ce canal sépare également la zone de dunes, qui avance assez profondément à l’intérieur des terres, des polders. Ces derniers correspondent à une zone humide, les Moëres, qui s’étend sur environ 3500 hectares et a été asséchée grâce à un ingénieux système de moulins permettant l’évacuation de l’eau vers la mer.
Une centaine de mètres après le pont, je passe au-dessus d’une voie ferrée. Aujourd’hui, celle-ci s’arrête juste après le passage à niveau de la gare d’Adinkerke. Autrefois, la ligne 73 venant de Gand allait jusqu’à Dunkerque. À certains endroits, elle traverse littéralement les dunes. Argousiers et oyats ont depuis longtemps recouvert les voies.
Les largesses d’Alphonse Bray
Après Plopsaland, je prends à droite. Je suis à un peu plus de trois kilomètres de la côte, mais c’est bien la dernière route entre les stations balnéaires de La Panne et de Bray-Dunes avant d’arriver à la plage. Cela donne une idée de la largeur du massif dunaire mais traduit aussi, à l’évidence, la présence d’une frontière. L’ancienne douane, au milieu de la route, est devenue une boutique de chocolats Leonidas. Cette chaîne belge au nom grec est omniprésente le long de la frontière. Elle semble constituer une référence pour les étrangers. Les clichés ne manquent pas, du reste, car le premier café du côté français affiche l’enseigne « Palais du Picon ».
© Michael Depestele
Je pénètre dans Bray-Dunes par la rue Albert Ier, durant la Première Guerre mondiale, le roi des Belges a séjourné dans la villa Maskens, à La Panne, à partir de laquelle il a régulièrement rendu visite aux troupes belges stationnées dans le nord de la France. Le bâtiment de la gare existe encore et les barrières ont tout simplement été enlevées au passage à niveau dans l’artère menant au front de mer et dénommée, sans grande originalité, avenue du Général de Gaulle. J’aurais pourtant préféré avenue Alphonse Bray, car le toponyme Bray-Dunes n’est pas une francisation du néerlandais Brede Duinen (Larges Dunes) mais renvoie au nom de famille de monsieur Alphonse Bray. Cet armateur dunkerquois voulait construire une maison de retraite pour les vieux marins de commerce. La municipalité de Dunkerque ne voulant rien savoir, Alphonse Bray s’adressa à la commune de Ghyvelde où il fut accueilli à bras ouverts. Il y acquit un vaste terrain dans les dunes en 1870 et y bâtit une maison hospitalière, qui servit aussi d’école aux enfants de marins. Quelques années plus tard, il fit également ériger une église et en 1875 il légua tous ses biens à la municipalité de Ghyvelde. Le hameau prit son nom et en 1883, quatre ans avant sa mort, Bray-Dunes devint une commune autonome, la plus septentrionale de France.
© Michael Depestele
Le miracle de Dunkerque
Plus on se rapproche de la côte, plus on perçoit la marque de l’architecture balnéaire, si caractéristique de la Belle Époque et dont on retrouve de nombreux exemples à Malo et à Rosendaël. Il ne reste plus beaucoup de ces constructions, car Bray-Dunes a été détruit aux trois quarts en 1940. La plage de Bray-Dunes s’est retrouvée au cœur de la gigantesque opération « Dynamo » durant laquelle, du 27 mai au 3 juin – en moins de huit jours donc – plus de trois cent mille soldats alliés furent évacués vers l’Angleterre. Pour une raison encore mal élucidée, Hitler leur laissa trois jours de répit, ce qui permit d’organiser leur évacuation. S’il n’avait pas donné cet ordre d’arrêt, les troupes alliées auraient été décimées. Aussi les Britanniques appellent-ils l’opération Dynamo « the Miracle of Dunkirk ».
Il faut noter qu’à marée basse différentes épaves de cette terrible semaine sont à découvert sur la plage de Bray-Dunes. L’étrave de ces navires coulés évoque la mâchoire de gigantesques monstres marins.
Pendant toute l’opération Dynamo, la frontière franco-belge fut inexistante. Le chef du corps expéditionnaire britannique, Lord Gort, installa son haut commandement à l’hôtel de ville de La Panne. Un tiers de l’ensemble des troupes britanniques furent évacuées à partir de la plage de La Panne.
Deux murs de l’Atlantique
La mer est de l’eau qui déferle et les frontières ne signifient plus rien face aux vagues. À gauche, le port de Dunkerque avance dans la mer, à droite celui de Nieuport fait de même. La différence entre les deux pays n’est manifeste que du côté des terres. Au regard des normes belges, la ligne d’horizon de Bray-Dunes est incroyablement basse. Aux extrémités seulement, on trouve des immeubles de cinq à six étages. La vue sur La Panne dégage, d’ici en tout cas, une impression plus massive : celle d’un mur moderne de l’Atlantique. Entre les deux, l’impressionnant massif dunaire couvrant près de 600 hectares et constitué par les dunes du Perroquet (France) et les dunes du Westhoek (Belgique). Bray-Dunes est petit, la plage très grande et les petits bars-restaurants n’y paient pas de mine mais offrent une ambiance à la bonne franquette. La clientèle française est identique à celle de La Panne et provient à 90 % de l’agglomération lilloise.
Un fort vent de suroît me pousse jusqu’à La Panne sur un sentier de béton, une partie du mur de l’Atlantique construit par les Allemands pendant le Seconde Guerre mondiale.
© Michael Depestele
Un urbanisme grotesque
Autrefois, la digue de mer de La Panne s’arrêtait au monument de Léopold Ier. À présent, les gros immeubles de location s’étendent sur plus d’un kilomètre au-delà, vers l’est. Derrière se trouve un lotissement qui a suscité beaucoup de réserves. L’ensemble du domaine est une offense au bon goût et à l’éthique de l’environnement, mais quand on voit des photographies de la côte vers 1900, on pourrait dire la même chose de toute station balnéaire, n’importe où dans le monde. Le plus grotesque est que les architectes semblent manifestement avoir pris pour modèles les petites maisons de pêcheurs et les fermes de polders. Ce n’est même pas de l’architecture moderne, mais une série absurde de fermettes démesurées. Mieux vaut encore les immeubles d’appartements de location, parfois conçus comme une alternative à la traditionnelle cage à lapins.
Le monument dédié à Léopold Ier se dresse maintenant au bout de l’Esplanade. Autrefois, il était entouré de sable, et c’est ainsi que le lieu devait être lorsque Léopold de Saxe-Cobourg y vint le 17 juillet 1831. Ce veuf alors quadragénaire avait vu s’envoler, avec la mort de son épouse Charlotte, la princesse héritière du trône d’Angleterre, ses espoirs de vivre aux côtés de la reine la plus puissante du monde. Il ne lui restait plus qu’à être roi lui-même, se dit-t-il. Venant de la plage de Calais, la petite escorte arriva de bon matin à La Panne. Il y avait là une rampe à bateaux pour les pêcheurs pannois. Elle servit à hisser la calèche au sommet de la dune. À l’endroit de la large Esplanade, un chemin menait vers l’intérieur des terres. C’est ainsi que le premier souverain belge a foulé le sol du royaume de Belgique nouvellement créé. La Panne n’était alors qu’un petit village de pêcheurs, voisin d’Adinkerke, la véritable bourgade.
Une nouvelle station balnéaire
La Panne ne participa que tardivement à la vogue croissante du tourisme balnéaire. Pieter Bortier, qui était propriétaire de la plus grande partie des dunes pour y chasser, ne voulait rien savoir des baigneurs et de leurs débordements. Ni de la construction de « petits châteaux » sur ses terrains. Son voisin, Louis Ollevier, qui possédait les dunes à l’est, avait la fibre plus commerciale. Son fils, Pedro, finit par faire aménager en 1892 l’avenue de la Mer pour relier la côte à l’arrière-pays. Ce nouvel axe suscita le premier grand projet d’urbanisation, connu aujourd’hui sous le nom de quartier Dumont. L’architecte, Albert Dumont, résumait ainsi sa conception : « Il faut préserver le cadre naturel dans toute la mesure du possible, construire sur les sommets ou dans les creux des dunes et faire serpenter des sentiers entre les villas ». Nous retrouvons aujourd’hui cette conception en nous promenant dans ce quartier protégé. Les villas sont construites le plus souvent dans le style cottage, à l’instar de celles des stations balnéaires de Dinard (Bretagne) ou de Deauville (Normandie), très en vogue à la Belle Époque.
L’avenue de la Mer constitue aujourd’hui l’artère principale de La Panne. Le restaurant étoilé y côtoie la baraque à frites, Chanel et Vuitton, Zeeman ou Blokker. Maintenant que Nieuport devient le Knokke de la côte ouest, La Panne aura du mal à conserver des boutiques de standing, reste à savoir si la clientèle huppée de l’agglomération lilloise fera l’effort d’aller jusqu’à Nieuport.
© Michael Depestele
Nulle part ailleurs l’influence de la France n’est si grande qu’à La Panne. Dans les années 60 déjà, on parlait de francisation
de la côte ouest. Depuis, les Français n’ont ni envahi ni colonisé La Panne, mais un esprit mercantile a incité les Pannois à arborer des panneaux, des enseignes ou des menus en français, et surtout à embaucher du personnel français. Nécessité fait loi, il est vrai, car il s’avère difficile de trouver des vendeuses ou des serveurs en Flandre. Malgré tous les efforts du regretté bourgmestre Raf Versteele pour attirer une clientèle aisée, la station balnéaire n’échappe pas à un phénomène caractéristique de toutes les localités frontalières. La plupart des magasins s’organisent pour recevoir un maximum de touristes d’un jour en un minimum de temps. Il faut dire que ce sont des commerces qui changent régulièrement de propriétaire, de décoration et de marchandises. La Panne, comme le mont Noir ou Les Baraques à Menin, compte des entreprises familiales qui depuis des générations font des affaires avec le sérieux flamand et un brin de désinvolture française. Une ambiance que parfois j’adore.