La «Passion selon saint Matthieu» parle de nous
Depuis la première exécution en 1870 de la Passion selon saint Matthieu aux Pays-Bas, le chef-d’œuvre de Jean-Sébastien Bach n’a cessé de gagner en popularité dans les Plats Pays. Aux les Pays-Bas, des centaines de représentations du «BWV 244» sont organisées chaque année vers le Vendredi saint.
C’est un phénomène étrange. Internet est devenu notre religion et le smartphone a pris la place de Dieu pour nous relier à autrui. Dans une Europe qui se sécularise à grande vitesse, les églises se vident, et pourtant un nombre croissant de gens s’intéressent à l’une des compositions les plus viscéralement religieuses de tous les temps: la Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach.
L’engouement pour les Passions ne se limite d’ailleurs pas à cette seule œuvre magistrale. D’autres Passions musicales sont aussi régulièrement interprétées à l’approche de Pâques et, depuis 2011, des millions de (télé)spectateurs assistent chaque année à une version entièrement actualisée de la Passion, pétrie de musique pop (néerlandaise). Cet événement, appelé The Passion, s’inspire d’un spectacle créé à Manchester et a déjà connu également trois éditions en Flandre sous le titre De Passie.
Entre-temps, la Passion selon saint Matthieu a fait l’objet de traductions, d’adaptations pour les enfants et même d’une version nettement influencée par le tango. D’une manière ou d’une autre – que ce soit dans la version de Bach ou dans celles de quantité d’artistes populaires – le récit des derniers jours de Jésus-Christ continue à nous émouvoir et à nous intriguer.
Genèse du culte voué à la Passion
Les premières représentations de la Passion selon saint Matthieu eurent lieu en 1727, 1729, 1736 et 1740 en l’église Saint-Thomas (Thomaskirche) de Leipzig, où Bach exerçait la charge de maître de chapelle. Il s’agissait en réalité d’une œuvre de circonstance, composée pour la longue célébration vespérale du Vendredi saint. La musique était entrecoupée de lectures et de sermons, de sorte que la durée totale de la cérémonie devait dépasser allègrement les quatre heures.
© D. Goldhahn
Après la mort de Bach en 1750, il faudra attendre jusqu’au 11 mars 1829 pour que l’œuvre soit de nouveau représentée, mais dans une version abrégée et adaptée aux goûts et usages de l’époque. Grâce à cette exécution, le jeune Felix Mendelssohn suscite un regain d’intérêt pour la musique de Bach.
Près d’un demi-siècle plus tard, en 1870, la Passion selon saint Matthieu est donnée pour la première fois aux Pays-Bas par le chœur Toonkunst Rotterdam, sous la baguette de Woldemar Bargiel. À Amsterdam, les exécutions en salle de concert de l’Orchestre du Concertgebouw dirigé par Willem Mengelberg suscitent un intérêt croissant pour cette œuvre entre 1899 et 1944. De son côté, la Nederlandse Bachvereniging interprète chaque année la Passion dans la Grote Kerk de Naarden (une petite ville de la province de Hollande-Septentrionale) depuis 1922. Ces représentations, auxquelles assistent bon nombre de personnalités et de hauts dignitaires, sont à l’origine du véritable culte voué à la Passion aux Pays-Bas. De nos jours, on ne compte plus le nombre de représentations organisées chaque année aux Pays-Bas et en Flandre, où l’œuvre suscite un intérêt toujours plus vif. Le fait que ce soit précisément aux Pays-Bas que l’on constate un tel engouement pour cette composition est sans doute lié aux racines protestantes de celle-ci (Bach entremêlant l’évangile avec des chorals luthériens), mais la présence de pionniers musicaux dans ce pays y certainement aussi pour quelque chose.
Thèmes familiers et musique contrastée
Le succès durable de la Passion selon saint Matthieu peut s’expliquer de différentes manières. Avant tout, le récit nous est très familier. De toutes les histoires bibliques, la naissance et la crucifixion de Jésus sont probablement les plus connues. Même la plupart des non-croyants connaissent encore la signification de notions telles que la Cène, la trahison de Judas, le chant du coq et le chemin de croix du Christ.
Les récits de ce genre ont forgé notre culture occidentale et frappent l’imagination, aussi en dehors du contexte liturgique ou religieux. Pour composer sa Passion selon saint Matthieu, Bach s’est basé sur un livret du poète contemporain Picander, qui fait alterner textes évangéliques et commentaires. L’histoire n’est pas seulement narrée ; elle est représentée de façon vivante dans un cadre quasiment théâtral.
Un deuxième élément important est bien sûr la musique elle-même. Comment Bach parvient-il à maintenir en haleine les musiciens et le public pendant trois heures ou plus (selon les tempos choisis)? Ce qui frappe immédiatement, c’est l’alternance entre les différents genres au sein de la Passion.
On y trouve des arias lyriques pour solistes, des récitatifs descriptifs dans lesquels l’évangéliste joue le rôle de narrateur, des chorals luthériens et des passages tumultueux pour plusieurs chœurs et groupes orchestraux. Tantôt le monde musical de Bach est grandiose et impressionnant, tantôt il se fait des plus intimiste et frêle. Mais la musique est aussi très visuelle. Bach rend le tonnerre et les éclairs presque perceptibles, un serpent rampe sous la forme d’une suite de notes à travers les portées. Le chant du coq est aussi expressif que les larmes amères de Pierre après son triple reniement.
Une «Passion selon saint Mathieu» de portée universelle
La combinaison d’un livret soigneusement élaboré et d’un univers musical fascinant permet également différents niveaux d’écoute tout en assurant à chaque fois une expérience esthétique d’une égale intensité. Ainsi, de nombreux auditeurs contemporains considéreront les chorals luthériens (dont les plus célèbres sont O Haupt voll Blut et Wunden) comme des moments de répit bienvenus dans le tissu complexe de la musique de Bach. Pour les personnes qui fréquentaient l’église Saint-Thomas à Leipzig en 1729, il s’agissait toutefois de textes et de mélodies très familiers, que toute l’assistance reprenait en chœur.
© Petit Palais, Paris
Entre l’appréciation purement musicale de l’œuvre et l’expérience intense de son contenu, il existe un nombre infini de gradations, l’auditeur pouvant aisément passer de l’une à l’autre. Pour les uns, la musique a en soi un caractère presque sacré ; pour les autres, sa vocation est précisément d’accentuer l’autorité religieuse de l’évangile.
Dans l’émission de télévision De wereld draait door, très regardée aux Pays-Bas, le chef d’orchestre Reinbert de Leeuw soulignait en 2016 que chaque mesure de cette Passion est riche de sens. C’est sans doute là une des raisons de la pérennité de cette œuvre: de nouveaux détails émergent à chaque exécution ou écoute. La partition de Bach est si foisonnante qu’elle n’a pas encore livré tous ses secrets trois siècles après sa création.
Outre le récit biblique et la musique, les nombreuses versions contemporaines qui jaillissent chaque année vers Pâques de la créativité des artistes révèlent que cette Passion réussit, par toutes les émotions qu’elles véhiculent, à toucher une grande majorité de la population. Un récit qui – surtout dans la version de Bach et Picander – nous parle d’amour, de deuil, de regret, de déception, de frustration, de désespoir, de douleur, d’espoir, de pitié, de joie et de tristesse. Toutes les adaptations possibles de la Passion selon saint Matthieu et des autres récits de la Passion s’articulent autour de ces sentiments profondément humains. En fin de compte, la Passion selon saint Mathieu parle de nous.