Le patinage se pratique dans les Plats Pays depuis le XIIIe
siècle et est rapidement devenu un sport populaire. Ce n’est toutefois qu’à partir du XVIe siècle que les patineurs apparaissent régulièrement dans les peintures, notamment grâce au maître flamand Pieter Bruegel l’Ancien. Depuis lors, nombreux sont les artistes qui se sont aventurés sur la glace.
Les représentations de patineurs figurent très tôt dans les arts visuels des Plats Pays. Au XVe siècle, ils apparaissent régulièrement dans les livres d’heures, aux pages illustrant les mois d’hiver.
Puis, chez Jérôme Bosch, dans son Jardin des délices terrestres et son Triptyque de saint Antoine, l’on relève ici et là des démons et des monstres évoluant sur des patins étroits, ainsi qu’un patineur solitaire dans une scène d’enfer glacial. Selon ces images, il semblerait que la glace n’ait pas été faite pour s’amuser. Tout à fait dans l’esprit de Bosch, cela rejoint l’idée répandue au Moyen Âge selon laquelle les températures glaciales étaient l’œuvre du diable et comportaient des dangers.
Le XVIe siècle: Pieter Bruegel
Le genre des scènes d’hiver plus paisibles avec patineurs -dans la tradition des miniatures des livres d’heures- ne s’épanouit réellement qu’au milieu du XVIe siècle, et particulièrement grâce à Pieter Bruegel l’Ancien. L’une de ses œuvres les plus connues est sans doute Les Chasseurs dans la neige (1565). Cette peinture fait partie d’une série de six panneaux représentant chacun deux mois. Il s’agit d’une des premières créations picturales où un peintre réussit à représenter de manière convaincante le froid glacial de l’hiver et toutes les variations et nuances de la neige et de la glace. Sur le côté droit du tableau, on voit d’innombrables villageois s’élancer sur la glace ou s’adonner à divers jeux (de balle) tout en évoluant sur patins.
Au cours des années 1560, la scène d'hiver est devenue dans les arts visuels un genre à part entière
Ce n’est pas un hasard si la scène d’hiver a connu une énorme popularité au cours des années 1560, en devenant dans les arts visuels un genre à part entière. Cette décennie a en effet été marquée par plusieurs hivers exceptionnellement rigoureux, à la suite desquels de larges rivières ayant un lien direct avec la mer (comme l’Escaut) sont restées gelées pendant des semaines, voire des mois. À cette époque, les patineurs étaient donc bien présents et visibles à Anvers et dans d’autres villes. C’était la conséquence directe du début de ce que l’on appelle «le petit âge glaciaire» dans le nord-ouest de l’Europe, après un timide prélude dans les décennies précédentes.
Outre le plaisir insouciant de la neige et de la glace, cette période, qui durera jusqu’aux environs de 1700, était marquée aussi par des conséquences plus dramatiques: mauvaises récoltes, famine et surmortalité ainsi que les troubles sociaux qui (en partie) en ont découlé.
De manière plutôt convaincante, les recherches menées au cours des dernières décennies ont aussi établi un lien entre le début du petit âge glaciaire et l’augmentation simultanée, soudaine et féroce de la persécution des sorcières aux Plats Pays. Ces femmes étaient tenues pour responsables de la détérioration des conditions climatiques et de toutes les souffrances qui y étaient liées. L’arrivée du froid et la joie de la glace ainsi que du patinage ont donc eu des revers amers. Coïncidence ou non, Bruegel a également initié un certain nombre de traditions iconographiques dans le genre des scènes de sorcellerie. Comme les scènes d’hiver, celles-ci ont laissé une influence notable jusqu’après le milieu du XVIIe
siècle.
Plusieurs scènes d’hiver de Bruegel représentent des patineurs. C’est notamment le cas dans la gravure Patineurs devant la porte Saint-Georges à Anvers (vers 1558), gravée sur cuivre d’après le dessin de Bruegel par Frans Huys, et imprimée et publiée en grand nombre par Jérôme Cock. Il s’agit probablement de la première œuvre au sein de laquelle le patinage constitue réellement le sujet majeur d’un tableau, avec de nombreux détails touchants tels cet homme soutenant par la taille sa femme sur patins, le groupe de droite qui attache ses patins et un Anversois aisé (à en juger par ses vêtements) qui se fait tirer – apparemment par un domestique.
Quelques années plus tard, chose frappante, l’éditeur vénitien Ferrando Bertelli fait graver une copie en miroir de l’estampe de Bruegel. Ce doit être l’un des rares cas où des patineurs ont été représentés de manière aussi explicite dans l’art italien. Le poème inscrit sous cette copie décrit d’ailleurs avec un certain étonnement le phénomène naturel de la glace. Cela se comprend aisément vu que les canaux de la cité des Doges n’étaient pas souvent gelés et que les patineurs y étaient donc un phénomène inconnu.
Non moins fascinante est la réédition de la scène de patinage de Bruegel au milieu du XVIIe siècle. Cette fois, des vers écrits en néerlandais y sont ajoutés. Ces derniers sont porteurs d’une signification morale en décrivant «la patinoire de la vie humaine» (de slibberachtigheyt van ‘s menschen leven) où l’un trébuche et l’autre tombe (D’een stronckelt, genen valt). Les gens sont comme des patineurs et nous «cherchons notre voie en glissant, l’un follement et l’autre avec sagesse, sur cette éphémérité beaucoup plus friable que la glace».
Voilà une pensée qui ne doit pas souvent venir à l’esprit lorsque s’impose le souvenir de Sven Kramer ou d’autres patineurs de vitesse se couvrant de gloire aux Jeux olympiques d’hiver. Pourtant, la gloire ultime et la perte dramatique peuvent y alterner tout aussi rapidement que c’était le cas pour les citoyens d’Anvers lorsqu’ils patinaient autour de la muraille de leur ville toute neuve: tel patineur tombé recevant un coup de main ou, plus grave, tel homme qui, en patinant à gauche de la porte, est tombé dans un trou.
Le XVIIe siècle: Hendrick Avercamp
La littérature suggère souvent qu’après Pieter Bruegel les scènes d’hiver n’ont plus suscité beaucoup d’intérêt dans les Pays-Bas méridionaux et que le genre des paysages d’hiver avec patineurs est devenu un «sujet hollandais» à part entière. Ce n’est manifestement pas le cas. Dans le sillage de Bruegel, de nombreux peintres des XVIe
et XVIIe siècles se sont intéressés à ce thème, comme Abel et Jacob Grimmer, Joos de Momper et le fils de Bruegel, Pieter le Jeune.
Les peintres flamands sont probablement aussi ceux qui ont introduit ce thème dans le Nord. Les estampes d’après Bruegel sont largement disponibles dans les Pays-Bas septentrionaux, de même qu’un flux de copies peintes de ses œuvres à partir de 1600. Après la chute d’Anvers en 1585, lors de la lutte contre les Espagnols, il y eut dans le Nord, notamment à Amsterdam, un afflux massif de maîtres flamands. Parmi eux se trouvaient Gillis van Coninxloo et David Vinckboons, deux peintres paysagistes populaires. Adoptant le style de Bruegel, ils ont également peint des paysages d’hiver.
C’est auprès de ces maîtres que Hendrick Avercamp -le peintre par excellence à être associé aux paysages d’hiver avec patineurs au XVIIe siècle- a appris le métier. Aux Pays-Bas, nombreux sont ceux qui connaissent, consciemment ou inconsciemment, son Paysage d’hiver avec patinage sur glace (1608) du Rijksmuseum, œuvre figurant sur maintes boîtes à biscuits, tasses, agendas et tout autre objet de marchandisage.
Le handicap d’être sourd-muet a valu à Hendrick Avercamp le bien connu sobriquet de «muet de Kampen». Ce fils de pharmacien a grandi et longtemps travaillé dans la ville de l’Overijssel et a reçu une formation de peintre à Amsterdam. Vinckboons et Coninxloo, entre autres, l’y ont initié au nouveau genre des scènes d’hiver dans le style bruegelien. Avercamp en a fait sa marque de fabrique. Lui-même aurait été un grand amateur de glace et de patins.
Dans le sillage de Bruegel, de nombreux peintres des XVIe et XVIIe siècles se sont intéressés à la scène d'hiver
Fidèle à la tradition flamande de Bruegel, les scènes d’Avercamp sont une combinaison attrayante de vastes paysages d’hiver et de nombreux détails narratifs. Les patineurs sont partout, sous toutes les formes et tailles, dans toutes les positions et de tous les rangs, côtoyant d’autres téméraires sans lames étroites. Comme c’est le cas pour Bruegel, les peintures d’Avercamp montrent souvent des joueurs de mail sur glace – un prédécesseur précoce du croquet. Le hockey sur glace est encore loin.
Un trait typique du genre est que les scènes d’hiver se déroulent presque toujours à la frontière de la ville et de la campagne. Ceci n’est pas illogique, car les villes comptaient suffisamment d’habitants pour s’adonner aux plaisirs de la glace et quasiment toutes les villes néerlandaises -tout comme les villes flamandes- étaient entourées de remparts. Leurs canaux étaient reliés à de nombreuses rivières et à des plans d’eau dans la campagne environnante. Dans le sillage des maîtres flamands, Avercamp devient la figure de proue d’un genre qui gagne rapidement en popularité dans les Pays-Bas septentrionaux durant la première moitié du XVIIe siècle. Son cousin et élève Barent, de beaucoup son cadet, s’est également spécialisé dans la peinture de scènes sur glace. D’autres peintres (paysagistes) comme Adam van Breen, Aert van der Neer -aussi connu pour ses paysages lunaires nocturnes, son autre spécialité-, Anthonie Verstraelen et Jan van Goyen combinent des scènes d’hiver aux patineurs avec d’autres types de paysages.
Il devait y avoir une forte demande et ce non
seulement en peinture. Ainsi, les patineurs sont des sujets particulièrement populaires sur les carreaux de Delft peints (à la main) et produits en grand nombre aux XVIIe et XVIIIe siècles. On peut y voir une variation frappante d’un très ancien proverbe néerlandais selon lequel «celui qui ne se baisse pas pour ramasser une épingle, n’est pas digne de trouver une livre». Si les peintures faisaient partie de l’environnement quotidien de nombreux foyers bien plus que nous ne le pensons souvent, cela vaut plus encore pour la production de faïence à grande échelle. La présence de patineurs dans l’image (urbaine) des Provinces-Unies ne se limitait pas à quelques semaines ou quelques mois par an. Leur image était en fait omniprésente. C’est ainsi que naît en peinture l'(auto-)image des Provinces-Unies en tant que nation folle de patinage.
Des villes spécifiques sont régulièrement reconnaissables topographiquement, avec des lieux aussi divers qu'Amsterdam, Oudewater, Kampen, Zutphen ou Leyde
La scène sur glace «standard» du XVIIe
siècle reste plus ou moins ancrée dans la tradition bruegelienne canonisée par Avercamp -un vaste paysage de glace avec un groupe hétéroclite de citoyens et de villageois qui patinent, marchent, tombent, se débattent ou pataugent. Attrayante et reconnaissable pour beaucoup, mais générique, répétitive à souhait et faisant sans doute cliché. Ce qui est frappant, c’est que des villes spécifiques sont régulièrement reconnaissables topographiquement, avec des lieux aussi divers qu’Amsterdam, Oudewater, Kampen, Zutphen ou Leyde, pour n’en citer que quelques-uns. Sans doute est-ce la combinaison de personnages humains reconnaissables et de bâtiments tout aussi reconnaissables de leur propre environnement urbain qui a rendu le genre si attrayant pour les membres de la bourgeoisie néerlandaise.
Une dernière observation: le paysage d’hiver suit l’évolution générale de la peinture paysagiste. Le typique horizon haut placé de la fin du XVIe siècle évolue vers un horizon plus bas, souvent moins ouvert, dans le courant du XVIIe siècle. Jan van Goyen en fournit l’exemple le plus marqué.
Le paysage devient thème principal
Le XVIIIe siècle est en grande partie une continuation des traditions du siècle précédent. Au cours du XIXe siècle, le paysage en général sera un sujet très en vogue. À partir de la période romantique, un étonnant changement s’observe dans la représentation du paysage d’hiver. La fascination pour les eaux gelées avec des compatriotes patineurs demeure et de nombreux peintres importants et influents s’y frottent, mais le côté anecdotique et universellement humain disparaît complètement. L’accent est désormais mis sur le paysage, le froid, la glace, le ciel et la nature. S’il est vrai qu’on voit souvent apparaître des patineurs, ils sont devenus des figurants, non individualisés et de plus en plus souvent vus de dos.
© T. Haartsen
Ce développement a débuté avec la génération d’Andreas Schelfhout, un peintre paysagiste romantique fort apprécié. Un exemple caractéristique est le magnifique Divertissement sur la glace (1905) de Willem Bastiaan Tholen -un artiste connu pour avoir été fasciné par le patinage- au musée de Gouda.
Nous y voyons de dos, nettement à l’horizontale, un couple de patineurs sprintant sur un canal gelé. Le paysage est très dépouillé et les fissures et traces des patineurs précédents attirent l’attention. Le froid mordant est palpable à travers la coloration froide. Le polyvalent Jan Toorop s’est lui aussi essayé au sujet, à titre plutôt exceptionnel, dans un petit tableau conservé au musée Kröller Müller. On y voit une foule -des figures impossibles à distinguer en tant que personnes individuelles, mais toutes portant des patins- se pressant afin de se rendre sur la glace. Le patinage lui-même n’est ici plus le sujet central.
Un long chemin
C’est le signe avant-coureur de ce que sera le XXe siècle. Le patinage et les plaisirs de la glace ne sont plus des sujets qui intéressent les artistes, du moins pas ceux qui appartiennent au «canon» de l’art néerlandais, quel qu’il soit. C’est ce qu’illustrent peut-être le mieux deux tableaux exceptionnels datant des premières décennies du XXe siècle. Ils sont peints par des artistes non néerlandais qui avaient néanmoins un lien étroit avec le pays. Sans doute ont-ils été captivés par ce qui leur apparaissait comme une «exotique» fascination néerlandaise pour le patinage.
En 1917, Vilmos Huszár -l’un des fondateurs du mouvement artistique De Stijl– a peint ce qui est probablement la seule représentation, plus ou moins abstraite, de patineurs. Cette œuvre a trouvé sa place au musée des Beaux-Arts de La Haye. Elle y côtoie l’œuvre de Mondrian, lequel avait cependant plus d’affinités avec la danse et le jazz qu’avec le patinage. Enfin, les publications consacrées aux patineurs ne mentionnent pas souvent un autre artiste peu associé au plaisir de la glace – et au plaisir tout court. Les Patineurs
de Max Beckmann, datant de 1932, est exposé de l’autre côté de l’océan, au Minneapolis Institute of Art. Cette peinture expressive aux champs de couleurs dominantes marque le long chemin parcouru depuis Pieter Bruegel, celui qui a fait du paysage d’hiver avec patineurs un genre si caractéristique de l’art des Plats Pays.