La pauvreté aux Pays-Bas, moins visible mais bien présente
On voit beaucoup plus de sans-abri dans les rues de Paris que dans celles des villes néerlandaises. Mais y a-t-il pour autant moins de pauvreté, disons à Amsterdam ou à Rotterdam, que dans la capitale française? Aux Pays-Bas comme sous d’autres cieux, une navrante réalité se cache sous les chiffres.
En cette avant-veille de Noël 2019, Paris est désertée. Dans les transports publics, beaucoup font grève contre la réforme du système des retraites. Le calme des rues n’est troublé que par des taxis et des bus bondés aux vitres embuées. Leurs chauffeurs conduisent à vive allure, l’air je-m’en-foutiste. L’année a été longue et les jours sont courts.
Les Parisiens ont en grande partie disparu, les fêtes ou les basses températures les retiennent chez eux, à moins qu’elles ne les aient chassés à la campagne, chez des parents ou des amis. Quant à nombre de touristes européens, ils ont renoncé à visiter la Ville lumière. Celle-ci est livrée aux sans-abri, aux coursiers à vélo, à une poignée d’Américains, de Chinois et de Japonais. Paris paraît déjà plongée dans la torpeur qui va s’abattre sur le monde entier quelques mois plus tard: le confinement.
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Peu avant de quitter la métropole, je vois un sans-abri couché sur une bouche d’aération à l’ombre d’un immeuble cossu des bords de la Seine. Je m’approche et m’immobilise car lui-même ne bouge pas. Une femme vêtue d’un imperméable jaune téléphone aux secours. Une ambulance arrive, gyrophare clignotant mais sirène silencieuse. Les infirmiers mettent des gants en latex, posent deux ou trois questions à l’homme avant que l’un d’eux ne porte la main au niveau de son cou. Le clochard attendait sur la grille d’aération d’être enterré sans gloire. Les ambulanciers prennent un drap blanc dans leur véhicule. Peut-être le malheureux jure-t-il trop au milieu de ce fastueux environnement. On remercie la femme à l’imper, elle reprend son chemin et la vie son cours. La mort au coin d’une rue de l’un des quartiers les plus riches du monde.
Un mirage
Ces dernières années, j’ai effectué des recherches sur la pauvreté dans mon propre pays. Elles ont débouché sur l’écriture d’un livre intitulé Van armoede (De la pauvreté). L’homme sans vie de Paris devait marquer le début de mon enquête. Il constitue une métaphore convaincante de ce qu’est la pauvreté aux Pays-Bas: la plupart du temps, celle-ci prend certes place à la périphérie, loin des regards, mais dès lors qu’elle se déroule au vu et au su de tous, on préfère la dissimuler et l’évacuer de manière que la vie reprenne son cours comme si de rien n’était. Cacher ainsi les choses ne semble pas favoriser la recherche d’une réelle solution. Après tout, une plainte non exprimée n’existe pas.
À première vue, il y a peu de raisons de s’inquiéter. Tout est prévu et organisé aux Pays-Bas pour aider les gens. Personne n’en est réduit à dormir dehors. Les endroits où les démunis peuvent manger gratuitement ne manquent pas. Tel site Internet ou tel fonctionnaire souriant derrière son guichet oriente toute personne qui rencontre des difficultés vers la résolution de celles-ci. On pourrait croire que politiciens et décideurs néerlandais ont tous accroché la Constitution à la tête de leur lit et passent de bonnes nuits parce qu’ils savent ce que liberté, égalité et fraternité veulent dire. Or, il s’agit là d’un mirage: en effet, nombre de nos concitoyens ne trouvent pas le chemin qui mène aux aides existantes et à la solution de leurs problèmes.
Tout est prévu et organisé aux Pays-Bas pour aider les gens, mais nombre de Néerlandais ne trouvent pas le chemin qui mène aux aides existantes
La Constitution des Pays-Bas semble n’être plus qu’un bout de papier au dos duquel on effectue additions et soustractions. Le temps des fonctionnaires et des différents travailleurs sociaux est limité. Alors qu’on dispose de lits, des gens meurent de froid dans les rues. Dans les banlieues, bien des appartements sont occupés par des gens qui n’ont guère de contact avec le monde extérieur, qui n’ont ni amis ni famille, ni moquette ni meubles. Pour réduire les coûts, ils se privent de chauffage. Des familles se couchent sans avoir mangé et grelottent jusqu’au printemps. Même chez nous, il arrive que la défiance qu’inspirent les autorités dissuade les gens en détresse de demander de l’aide. Ils ne sont guère incités à s’en sortir puisque, de façon générale, trouver du travail ne paie pas quand on touche le chômage: un emploi fait perdre cette allocation et on se retrouve à la fin du mois avec encore moins d’argent.
Nouvelle attention
Depuis 2007, le nombre des sans-abri a doublé aux Pays-Bas. En 2022, un demi-million de personnes vivent dans la pauvreté, dont 200 000 enfants. En 2022, 30% de la population parvient tout juste à joindre les deux bouts ou doit puiser dans son compte d’épargne. En fait, les travailleurs sociaux n’ont pas attendu la covid pour le clamer: les choses ne vont faire qu’empirer. Alors que le monde se remettait de cette pandémie, la guerre a éclaté en Ukraine, entraînant une hausse des prix des denrées alimentaires et de l’énergie.
Dépassant notre imagination, les données ci-dessus demeurent une lointaine abstraction. Toutefois, les récentes crises présentent au moins un avantage: dissimuler la réalité va moins de soi. En effet, à présent que la classe moyenne constate ces augmentations, on porte soudain attention à la pauvreté. Cette classe s’organise, s’exprime mieux que celle des démunis et s’en sort mieux qu’elle. Mais la savoir elle aussi dans le pétrin signifie que le groupe des invisibles et silencieux ne fait que grossir. Une personne qui cherche à survivre n’a pas la neurologie de son côté: son QI baisse de 15 points, ce qui a pour effet de reporter les choix judicieux à long terme.
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«Hors normes»
Le spectre de l’efficacité est à l’origine de nombreux problèmes. Ce qui est conçu et voulu comme un progrès constitue pour certains la raison de la stagnation et du déclin. Beaucoup de travailleurs sociaux me l’ont dit: bien trop de gens n’arrivent plus à suivre le mouvement dans notre monde numérique, leur quotidien étant analogique. Un monde qui leur apparaît comme une bouée de sauvetage dans une vitrine dont ils n’ont pas la clé. Quand on considère les choses à distance, on cerne un énorme problème insoluble qui ne cesse de s’amplifier. Après tout, le meilleur moyen d’éviter la pauvreté, c’est de disposer, autour de soi, d’un réseau social permettant d’amortir les premiers revers et procurant un soutien et un accompagnement; or, cela ne se trouve malheureusement pas au coin de la rue.
le meilleur moyen d’éviter la pauvreté, c’est de disposer d’un réseau social permettant d’amortir les premiers revers et procurant un soutien et un accompagnement
Même dans les Pays-Bas prospères, on ne peut sauver toute la population. Cependant, s’il est utopique de vouloir sauver l’humanité entière, il n’est pas impossible de sauver un être humain ne serait-ce que pour un temps. En observant la pratique quotidienne d’un travailleur social, on constate que c’est bien ce qui se passe. Les pauvres, il est vrai, sont pour la plupart victimes de leur vie; ce ne sont pas pour autant des gens mauvais ou stupides. Lorsque le système met des bâtons dans les roues des travailleurs sociaux, il n’est pas rare que le plus efficace d’entre eux soit celui ou celle qui ne respecte pas forcément les règles, par exemple celles relatives à la vie privée. Ce qu’illustre le film Hors Normes (2019): à Paris, deux éducateurs accueillent des «cas complexes», enfants autistes et jeunes défavorisés, rejetés par les institutions.
Projets concrets
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Le fait que l’on combat les pauvres au lieu de la pauvreté, le pouvoir semble en avoir pris peu à peu conscience. Pour la première fois aux Pays-Bas, on a créé un ministère de la Pauvreté. Ayant accepté ce portefeuille, Carola Schouten m’a autorisé à l’accompagner pendant deux mois dès son entrée en fonction. Au début, beaucoup de personnes lui demandaient: «C’est vraiment nécessaire, chez nous, un ministre de la Pauvreté?» La question s’est évaporée dès que la guerre a éclaté en Ukraine et qu’on a pris conscience pour de bon que le monde est un tout. Les choix géopolitiques se répercutent partout, jusque dans le supermarché du quartier et le salon de chacun d’entre nous.
La ministre s’est entretenue avec de nombreux habitants des «mauvais» quartiers; des travailleurs sociaux lui ont fait part de leurs idées pour changer les choses. Après tout, la pratique affine la politique, non l’inverse. Carola Schouten a rapidement compris comment il fallait aider les uns et les autres: en simplifiant le monde. Créer des points de contact, désigner un intermédiaire entre les autorités et le citoyen. «Ces dernières années, on a eu affaire à des gens pleins de défiance», a-t-elle déclaré.
À l’heure actuelle, on a avancé les projets suivants: le gouvernement alloue structurellement 120 millions d’euros dans les années à venir pour lutter contre la pauvreté, les soucis financiers et l’endettement des particuliers. Cela devrait permettre aux municipalités de proposer une aide à un plus grand nombre de personnes insolvables et ainsi favoriser des remboursements plus rapides, voire, dans certains cas, un effacement (partiel) des dettes. Au cours de l’été 2022, on a présenté un plan d’action en quarante étapes visant à réduire de moitié le nombre d’enfants en situation de pauvreté d’ici 2025 par rapport à 2015, à réduire de moitié le nombre de personnes en situation de pauvreté d’ici 2030 également par rapport à 2015 et à réduire de moitié, toujours d’ici 2030, le nombre de personnes criblées de dettes.
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En outre, on a pris des mesures en matière de pouvoir d’achat pour 2022 et 2023, notamment en faveur des ménages les plus défavorisés. Il s’agit d’une prime énergétique pour les faibles revenus (1 300 euros en 2022, 1 300 en 2023), d’une augmentation de 10% du salaire minimum et des allocations en 2023, d’une augmentation du budget «enfant» ainsi que des allocations de santé et de logement. De plus, les jeunes (jusqu’à 27 ans) sont désormais autorisés à vivre chez leurs parents sans que cela ait une incidence sur les prestations que perçoivent ces derniers. Leurs enfants ne seront plus comptés comme des corésidents qui partagent les coûts.
On va par ailleurs assurer (pendant quatre mois) un petit-déjeuner gratuit dans 500 écoles primaires qui accueillent des élèves en situation précaire. L’accord conclu par la coalition gouvernementale prévoit de réévaluer le minimum social tous les quatre ans et de déterminer s’il est suffisant pour vivre et prendre part à la vie en société.
Pour combler le fossé entre autorités et citoyens et améliorer pour de bon les choses dans ce domaine, on encourage tous les partenaires à rejoindre la Nederlandse Schuldhulp Route (Parcours pour sortir de l’endettement), organisme récent chargé d’assainir la situation financière des citoyens et regroupant, sur la base du volontariat, communes, entreprises, etc. Autant d’acteurs qui renforcent la prévention de la pauvreté, signalent des dérèglements, transmettent des informations, disposent du savoir et des compétences de professionnels, établissent et renforcent les liens entre santé financière, santé mentale et santé physique au sein d’un réseau proche des gens.
Grâce à une collaboration avec les municipalités, la Nederlandse Schuldhulp Route –ainsi d’ailleurs que l’Armée du Salut– peut en outre diriger plus rapidement les citoyens vers le Voorzieningenwijzer (Conseil de la lutte contre la pauvreté), lequel leur indiquera les régimes et règlements auxquels ils ont droit mais auxquels ils ne recourent pas. À titre d’illustration: en 2022, dans certains domaines, 30% de ces aides n’ont pas été attribuées faute de demandes de la part des défavorisés. Carola Schouten entend légiférer sur le sujet afin qu’on leur fournisse un réel accès à ces informations.
Quant à regagner la confiance des citoyens, la ministre a déclaré que le problème réside avant tout dans la manière dont on élabore et adopte lois et règlements. Jusqu’à présent, il y avait deux défauts majeurs: une législation souvent rigide qui suppose des citoyens comprenant tout et qui n’encourage en rien l’intérêt que l’on pourrait porter à autrui. «Je me suis tout de suite mise au travail, commente Schouten, en adaptant les règles qui permettent de recevoir des aides, de faire ses courses sans soucis avec son auxiliaire de vie, en faisant aussi en sorte que quiconque commet une erreur ne soit pas d’emblée traité de fraudeur. Ce sont là des exemples de la manière dont j’entends ramener de l’humain dans la législation.»
Carola Schouten: j’entends ramener de l’humain dans la législation
Quelles que soient les bonnes intentions, le monde change trop vite par rapport aux actions que l’on mène. Pour la ministre, dans les premiers temps, il s’agissait de gravir d’entrée de jeu une montagne à vélo, mais au cours de l’année 2022 on a eu l’impression qu’elle tirait quelqu’un accroché à son porte-bagages. Gouverner, c’est prévoir, dit-on, mais dans le cas d’un gouvernement qui ne dispose tout au plus que de quatre ans, rien n’encourage la prise de mesures à long terme.
Le portefeuille de Mme Schouten présente un autre défaut: elle ne dispose pas de fonds propres. Pour chacune de ses initiatives, il lui faut faire du lobbying auprès d’autres ministères. Le cynique dira que la fonction a été créée pour tromper son monde. Un point de vue que je ne partage pas. L’attention structurelle dont va bénéficier la pauvreté portera des fruits. Reste à savoir si la récolte sera bonne ou maigre. Des gens vont recevoir des aides, mais les autorités, pas plus que les travailleurs sociaux, ne peuvent sauver l’humanité entière.