«La poésie est un jeu d’enfant»: une anthologie de Lucebert
Connu dans le monde francophone surtout en tant que peintre ayant appartenu au mouvement CoBrA, Lucebert était aussi poète. L’anthologie Tout est dans le monde parue aux éditions Unes fait découvrir la poésie hétérogène du Néerlandais.
À côté du travail qu’elles mènent avec des poètes contemporains parmi les plus précieux, les éditions Unes font régulièrement découvrir ou redécouvrir des auteurs étrangers au monde francophone, qu’ils soient «patrimoniaux» (Emily Dickinson, Roberto Juarroz…) ou plus obscures. Si ainsi la réédition par Unes de textes de Josef Albers, assez peu connu en tant qu’écrivain, fut un événement en 2021, la parution de Tout est dans le monde, importante anthologie de la poésie de Lucebert, est tout aussi remarquable.
© R. Bogaerts / Anefo
Lucebert (Lubertus Jacobus Swaanswijk, 1924-1994) est relativement célèbre en France pour sa peinture et son appartenance au mouvement CoBrA, mais son œuvre de poète y est presque une terra incognita. Citons, cependant, des publications dans les revues Po&sie et Action poétique, ainsi que la réunion de quatre recueils en un volume édité en 2005 au Bleu du Ciel sous la direction de Henri Deluy. Le même Henri Deluy qui caractérise en 1963 Lucebert, ainsi que les autres poètes néerlandais avec lesquels il forme groupe, les Vijftigers, par un «désespoir menaçant», par un attachement complet à la réalité et par une défiance radicale envers l’introspection.
Dès le début des années 1950, Lucebert devient la référence ultime pour les auteurs de sa génération, du moins ceux qui refusent les éléments traditionnels de la poésie et de la société néerlandaises (il faut dire que les Pays-Bas ont du retard à rattraper en termes de révolte et d’avant-garde, ayant peu connu l’expérience traumatisante de la Première Guerre mondiale et n’ayant vu que passer –et de loin– Dada et le surréalisme). Puis Lucebert écrit peu entre 1960 et 1980, toutefois certains textes de sa dernière période, édités dans les années 1980 et 1990 et présents dans Tout est dans le monde, permettent de saisir en quoi son écriture n’a rien perdu avec le temps, ni en diversité, ni en complexité, ni en étrangeté.
Car la poésie de Lucebert est particulièrement hétérogène. On y retrouve, parfois enchevêtrées, des formules qui résonnent avec Dada, le surréalisme, l’expressionisme le plus sombre (où se succèdent des visions oniriques et infernales), des traits d’humour paradoxaux, des éléments d’ironie et de satire sociale brechtienne, des poèmes d’amour, des visions cosmiques, des clins d’œil au genre ancien du blason, des passages au ton presque élégiaque.
Lucebert jongle avec les formes et les nuances parce que pour lui «La poésie est un jeu d’enfant». Autant dire que tout y est permis, en cela Lucebert est fidèle à la recherche de spontanéité juvénile de CoBrA. «j’écris ceci avec gaieté sans m’égarer // sans plus me soucier du langage». Le poème est ce qui permet d’acquiescer à l’existence: «je m’attache de poétique façon (…) à l’espace de la vie pleine», il délivre de l’angoisse, il est «une amulette». Cependant Lucebert écrit «je construis avec rigueur et désespoir» et ces mots résument le programme que s’impose le poète devant la réalité.
Lucebert est constant dans l’édification de son œuvre, toute tendue vers la lumière et pétrie d’angoisse face aux démons de ce monde, ces démons qui sont si présents dans le travail pictural du poète (à noter qu’un grand nombre d’encres et lavis et dessins accompagne les textes au sein de l’ouvrage). Le thème de la lumière est en l’occurrence omniprésent dans l’anthologie (le mot lui-même est employé 42 fois pour une centaine de poèmes). Lucebert revendique d’ailleurs sa proximité avec Hölderlin, autre grand chercheur de clarté («(…) parenté avec / Friedrich Hölderlin et Jean Arp»).
Hanté par la lumière et par les monstres qui s’y opposent, écrivant souvent en référence à la Kabbale4, se jouant de tout formalisme littéraire et de toutes les postures que la doxa peut attendre du poète, Lucebert est un révolté total mais sa révolte est dialectique. Elle est consubstantielle à une recherche éthique, existentielle, voire métaphysique, une quête qui n’a vraiment rien d’univoque («l’époque des mouvements unilatéraux est révolue»).
Mon poème
je suis le fantôme une table lumineuse
installée dans une niche sombre
quelque chose cloche ici chu-
chote le joyau qui de retour à la maison
après la soirée est détourné par moi
je suis l’épouvantail un regard
jeté sur l’œuf plein de ma peine
alors que l’oiseau qui laisse son béjaune
s’écraser au sol (telle est son espèce)
a les yeux doux de naissance
je suis le grand chaos qui suit l’incendie
je suis le mobilier dégoulinant qui
rougeoie encore et la torsion des mains
et boire un bitter dans la nuit moite
je suis le rhume après le grand incendie
je suis le despote pâle dans le matin blanc
son horloge retarde mais son cœur avance
sur l’arrêt de mort qu’il s’apprête à signer
je suis son chien je glapis
quand je flaire de la chair humaine
un plaisir que je n’ai plus goûté depuis des années
je suis la fille que dans mes souvenirs
je rencontre sur une colline tapissée de fleurs
je lui parle avec la même douceur que la brise d’été
parle au malade convalescent
elle est très pâle et pareille à un souvenir
je suis la voix qui n’en donne aucune
à ce qui en possède déjà une
mais qui pose sur un douloureux silence
l’image merveilleuse d’un mot
et lorsque celui-ci est guéri de toute angoisse
sachez tout ce que je viens de dire
le poème est une amulette