La pollution de l’Escaut: chronique d’une mauvaise communication
Ces dernières semaines, une catastrophe environnementale sans précédent a frappé l’Escaut, tant du côté français que belge. La rupture d’une digue qui retenait les eaux usées a entraîné la mort par asphyxie de tonnes de poissons. Curieusement, cette pollution a surpris les Belges, car le système d’avertissement des autorités n’a pas fonctionné comme il aurait dû. Pourtant, les journaux français ont couvert la catastrophe. Une chronique.
Le 10 avril. Dans la petite commune de Thun-Saint-Martin, près de Cambrai, les habitants ont passé une nuit agitée. Leurs jardins et leurs rues se sont retrouvés sous eau. La nuit précédente, une fuite dans une digue de la sucrerie Tereos située à proximité a provoqué le déversement de cent mille mètres cubes d’eau. Ce n’est pas la première fois que ce genre d’incident se produit. En février, Tereos avait déjà dû faire face à une fuite semblable, mais les dégâts s’étaient alors avérés limités. Cette fois, c’est une véritable vague d’eaux usées qui déferle.
Cette eau est utilisée pour le lavage des betteraves et présente une forte teneur en pulpe de betterave et en sucre. Cette substance se retrouve dans le canal de l’Escaut. Les « Voies navigables de France » (VNF) sont responsables de la navigation fluviale sur les voies navigables françaises et déclare, ce jour-là, que cet incident n’a aucun impact sur le canal.
Ce même jour, le 10 avril, la journaliste Catherine Bouteille annonce dans La Voix du Nord la découverte de poissons morts dans un vieux bras de l’Escaut, à cinq kilomètres en aval. Elle rattache alors cet événement au déversement des eaux usées à Tereos. Elle cite un homme âgé: «J’ai découvert cette odeur à l’époque des récoltes de betteraves, avant la construction des bassins de collecte des eaux usées. C’est l’odeur de la fermentation de la pulpe de betterave». L’eau devient noire et l’oxygène en est extrait, en raison de la présence de pulpe de betterave. Il s’agit d’une catastrophe pour la vie aquatique.
Le 13 avril. Quelques jours plus tard, Catherine Bouteille signale à nouveau la mort anormale de poissons, cette fois à l’écluse de Denain et à Paillencourt, à quelques kilomètres en aval. Des centaines de poissons sont retrouvés morts, flottant à la surface. Pendant ce temps, Tereos réalise des prélèvements d’eau dans l’Escaut et rapporte «que le taux d’oxygène est pratiquement revenu à la normale». Évidemment, puisque la pollution se trouve déjà quelque part en aval.
Le 15 avril. Dans un communiqué de presse, l’Office français de la biodiversité met en lumière la mort massive des poissons dans l’Escaut et établit un lien entre la pollution et la fuite dans les bassins de la sucrerie Tereos. L’Office ouvre une enquête judiciaire sous l’autorité du procureur de Cambrai.
À Valenciennes, les premiers poissons morts remontent à la surface.
Le 16 avril. En réponse au rapport de l’Office français de la biodiversité, les représentants flamands de la Commission internationale de l’Escaut demandent davantage d’informations sur les événements qui se sont déroulés en France. La Délégation de la Région de Bruxelles-Capitale soutient cette requête.
Depuis 1998, la Commission Internationale de l’Escaut assure la gestion de l’eau du bassin hydrographique, c’est-à-dire, le territoire de France, de Belgique et des Pays-Bas traversé par l’Escaut. Cette instance intergouvernementale dispose également d’un système d’Avertissement et d’Alerte de l’Escaut (SAAE), dont l’objectif est de «gérer les pollutions accidentelles transfrontalières de manière rapide et adéquate».
Sur un forum internet destiné aux pêcheurs français, un Flamand demande si la pollution frappera également la Belgique. «Espérons que non», répondent les Français. «Comment pouvons-nous suivre cette affaire si nous ne sommes pas autorisés à pêcher?» demande un autre. Conformément aux mesures COVID-19, aussi bien la France que la Belgique interdisent la pêche à la ligne.
Le 19 avril. La Commission internationale de l’Escaut demande des explications à la délégation française.
Le 20 avril. À Antoing, on découvre les premiers cas de mortalité piscicole dans l’Escaut canalisé. Le Gouvernement wallon avertit les autorités flamandes et néerlandaises. Les services de secours repêchent des tonnes de poissons morts dans la rivière.
Le 23 avril. La Région wallonne estime que 50 à 70 tonnes de poissons sont morts dans les 36 kilomètres de la partie wallonne de l’Escaut.
À cet instant, la pollution se situe déjà loin en Flandre. La pulpe de betterave a progressivement effectué un parcours de cent kilomètres. Les autorités flamandes sont informées par leurs collègues wallons et prennent des mesures à temps. Des milliers de poissons étouffent tout de même dans l’Escaut flamand. La pollution continue d’extraire un taux important d’oxygène de l’eau. Le taux n’est peut-être pas aussi concentré que dans la zone frontalière franco-wallonne, mais demeure tout de même mortel.
© Simon Van Assche
Le 24 avril. La Préfecture du Nord réagit publiquement et annonce que des prélèvements d’eau ont été réalisés à partir du 10 avril, mais rien n’indique une possible contamination. «Néanmoins, bien qu’une diminution d’oxygène avec l’apparition d’une mortalité piscicole ait pu être constatée dans les jours suivant l’accident, un retour progressif à un taux d’oxygène plus normal a été mesuré. Il n’y a donc pas eu d’alerte aux régions situées en aval, en particulier côté belge».
Une évaluation
Les médias qui couvrent la catastrophe pointent du doigt les autorités françaises. Ce gouvernement semble être composé de nombreux maillons. Les VNF, une délégation de la Commission de l’Escaut, les autorités environnementales, les villes et communes le long de l’Escaut, un procureur, un préfet. L’État est pluraliste.
Les journalistes de la région frontalière franco-wallonne ne lisent pas les journaux de leurs homologues de l’autre côté de la frontière
Cinq jours avant l’arrivée des eaux contaminées en Belgique, l’Office français de la biodiversité avait signalé un grave problème de mortalité piscicole dans l’Escaut. À ce moment-là, la pollution frappait Valenciennes, à environ 25 ou 30 km en amont.
Il semblerait que les journalistes de la zone frontalière franco-wallonne traversée par l’Escaut ne lisent pas les journaux de leurs homologues de l’autre côté de la frontière.
On aura également sans doute deux mots à dire à la Commission internationale de l’Escaut située à Anvers. L’organisation vient de voir le jour en vue de pouvoir signaler de tels problèmes. En dehors des canaux officiels: pourquoi ne lisent-ils pas les journaux ou les articles de presse au sujet du bassin fluvial? Il est même possible d’automatiser les revues de presse aujourd’hui.
En outre, il est nécessaire de discuter d’une coopération transfrontalière. Il n’existe pas de coopération étendue entre la région de Valenciennes et Tournai comme c’est le cas, par exemple, dans l’Eurométropole Lille-Courtrai-Tournai. On ne peut jamais en être sûr, mais on peut toujours émettre la supposition que si une pollution semblable avait frappé le Deule et la Lys, un débat par-delà les frontières aurait vu le jour plus rapidement, puisque les techniciens locaux se réunissent régulièrement et que leurs plans de concertation ne doivent pas passer par Bruxelles ou Paris.
Les régions de Tournai et de Valenciennes collaborent déjà dans des domaines tels que les services d’incendie et les soins de santé. Elles gèrent également ensemble le parc naturel transfrontalier. Début 2018, un rapport de l’Institut Destrée a souligné la nécessité de renforcer les relations dans la région frontalière rurale franco-wallonne située entre des métropoles qui entretiennent une étroite collaboration: à l’ouest, l’Eurométropole Lille-Courtrai-Tournai et à l’est, la Grande Région.
Les médias sont également passés à côté de quelque chose. Apparemment, les journalistes de la région frontalière franco-wallonne traversée par l’Escaut ne lisent pas les journaux de leurs homologues de l’autre côté de la frontière. Pendant dix jours, les médias français ont couvert la catastrophe et la mortalité piscicole. Pourtant, en Wallonie, on a pâli en découvrant les premiers cas de poissons morts à Antoing. Les rédactions auraient pu voir la catastrophe arriver.
Le fleuve aura du mal à s’en remettre. Non seulement les poissons, mais les plantes aquatiques également ont beaucoup souffert de la pollution. On ne peut qu’espérer que les décideurs politiques des régions de Cambrai, Valenciennes et Tournai se retrouveront bientôt autour de la table. Instaurer une consultation transfrontalière locale pourrait être plus efficace à long terme que de dépendre uniquement d’un institut international tel que la Commission de l’Escaut qui, en raison de sa taille, doit adopter des procédures abstraites et élaborer de longs plans de concertation.
En attendant, Tereos rapporte dans un communiqué de presse «que le lien de causalité entre sa fuite et la pollution en Belgique n’a pas encore été prouvé». Toutefois le cas échéant, l’entreprise «prendra ses responsabilités», une position que lui ont probablement conseillée ses avocats, dans la mesure où une réclamation de millions d’euros lui pend au nez.