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littérature compte rendu

La prose grotesque de Paul van Ostaijen

Par Frank Hellemans, traduit par Willy Devos
18 octobre 2021 6 min. temps de lecture

Avec Poètes, jouons Pégase contre la banque, les traducteurs Jan H. Mysjkin et Pierre Gallissaires ont parachevé leur traduction de la prose de l’auteur flamand Paul van Ostaijen (1896-1928). Celui-ci personnifiait à lui tout seul l’avant-garde littéraire dans la Flandre de l’entre-deux-guerres. Au cours des trois dernières années, la maison d’édition bruxelloise Samsa a déjà mis à la disposition des connaisseurs la prose grotesque de l’Anversois. Elle vient d’ajouter à cette trilogie un petit bijou supplémentaire qui constitue l’introduction idéale à l’œuvre de cet écrivain hors normes féru d’influences internationales et décédé à l’âge de 32 ans à peine.

La phrase-titre Poètes, jouons Pégase contre la banque
résume de façon lapidaire le véritable propos de la poésie et de la prose de Van Ostaijen: percer à jour la réalité capitaliste par le biais de sa propre logique et pousser celle-ci tellement jusqu’au bout qu’elle devient «pégasement» de la poésie ou de la prose. Dans ce quatrième volume, plus mince, de prose de Van Ostaijen, le lecteur retrouve quelques grotesques courtes figurant déjà de façon nettement plus développée dans les trois premiers.

Des grotesques mettent le monde sens dessus dessous. Les extravagances de l’épopée flamande médiévale Reinaert de Vos –une adaptation circonstanciée du Roman de Renart et réadaptée ultérieurement par Goethe pour devenir Reineke Fuchs– sont caractéristiques du retournement grotesque de la réalité de tous les jours. Dans cette fable ésopique, le roi Noble est un lion édenté alors que le rusé Renard manipule en catimini tout le monde et est donc le véritable roi, sans couronne toutefois. Le Thyl Ulenspiegel de l’auteur belge francophone Charles De Coster aussi est le récit d’un antihéros qui prend la défense des laissés-pour-compte et malmène le pouvoir établi, en l’occurrence l’oppresseur espagnol.

Dans sa prose grotesque, Van Ostaijen, comme nous l’avons déjà indiqué, amplifie la réalité quotidienne au point que l’apparemment normal devient à la fin hautement anormal. Prenons la nouvelle Véritable match de foot. L’avant-centre shoote le ballon contre la tête du gardien de but. Celle-ci se détache aussitôt de son torse et tombe alors que le ballon continue à tourbillonner comme une toupie sur le corps décapité. Même sans l’aide d’aucune technologie, le public constate que le ballon n’a toujours pas franchi la ligne. L’attaquant, n’écoutant que son instinct de buteur, percute furtivement d’un coup de poing le ballon, qui quitte le torse pour se retrouver dans les filets. Le public n’est pas dupe: comme un seul homme, il crie «faute», ce qui est fréquent lors d’une faute de main. Silence complet, en revanche, pour ce qui est du gardien de but et de son décès inopiné. Conclusion d’un coéquipier de l’avant-centre entreprenant: «Les huées sont de trop, Anton. Mais n’empêche, tu n’aurais vraiment pas dû.»

Une seule phrase faisant mouche suffit souvent à un Van Ostaijen sarcastique pour donner le ton par rapport à ce qui suit. Dans Parc zoologique pour enfants d’aujourd’hui, le satiriste inspiré a besoin de quelques mots seulement pour démasquer son sujet. Comment décrit-il, par exemple, le «petit Belge» qui se rend volontiers absolument ridicule en se prenant pour un paon qui essaie de déployer sa queue en éventail? «Le Belge est une dinde qui vit dans l’illusion d’être un paon. (…) Le seul résultat auquel elle arrive, c’est qu’elle tient sa queue en l’air, dénudant ainsi son derrière.»

Van Ostaijen vécut son expérience paulinienne lorsque à la fin de la Première Guerre mondiale il s’enfuit d’Anvers à Berlin en compagnie de son amie mondaine Emmeke. Journaliste activiste flamingant sous l’Occupation allemande, il s’était insurgé contre l’establishment belge francophone de l’époque. Au lendemain de la Libération il risquait dès lors une peine de prison sévère pour collaboration.

il revint à Anvers, sans le sou et profondément déçu mais habité d’une âme avant-gardiste

À Berlin il se trouvait immergé dans une ambiance politique et artistique révolutionnaire qu’il a explorée avec délice. Après l’échec d’un putsch communiste, Van Ostaijen commença, en tant que poète, à expérimenter avec des œuvres dadaïstes, futuristes et cubistes. À l’époque, il découvrait également les histoires grotesques tout à fait originales de Salomo Friedländer –alias Mynona (anagramme d’anonym)– et de Paul Scheerbart. Quand en 1921 Emmeke le quitta pour un beau-frère de Thomas Mann, Van Ostaijen revint à Anvers, sans le sou et profondément déçu mais habité d’une âme avant-gardiste, et se lança dans le commerce d’objets d’art à Bruxelles.

Dans ce nouveau contexte, il fit connaissance avec René Magritte, qui réalisa un dessin devant servir de frontispice pour l’une des grotesques plus longues de Van Ostaijen. C’est dire que Van Ostaijen se sentait une certaine parenté avec Magritte, qui jouirait ultérieurement d’une réputation mondiale en tant que surréaliste belge par excellence. Magritte aussi aimait pousser à l’extrême la normalité jusqu’à ce qu’elle se transforme en son contraire.

Entre-temps il s’était avéré que Van Ostaijen souffrait de tuberculose. Au cours des années précédant sa mort, l’auteur s’est spiritualisé par-delà tous les -ismes. Il aspirait à une poésie pure dépourvue d’artifices. Sa prose se faisait de plus en plus kafkaïenne. Dans un style épuré, il s’efforçait de fixer son regard spécifique sur les choses dans des poémata dont on trouve quelques exemples éclatants dans ce quatrième volume. La question de savoir si Van Ostaijen s’est effectivement inspiré de son modèle praguois demeure ouverte. Il n’en reste pas moins que dans les années 1920, il a publié des traductions en langue néerlandaise de cinq nouvelles du grand maître tchèque de l’absurde, se révélant ainsi le premier traducteur de Kafka en dehors du domaine linguistique tchèque.

Les trois volumes de prose grotesque précédant «Jouons Pégase» illustrent non seulement à quel point Van Ostaijen peut être drôle et cassant, mais surtout qu’il est et demeure toujours actuel

En moins de dix ans, Van Ostaijen a donc fait sienne et assimilé l’avant-garde de l’époque et l’a digérée de manière créative dans sa production littéraire. Les trois volumes de prose grotesque précédant Jouons Pégase illustrent non seulement à quel point Van Ostaijen peut être drôle et cassant, mais surtout qu’il est et demeure toujours actuel. Dans Le Trust du patriotisme et autres grotesques, le premier volume, le texte éponyme montre parfaitement son côté visionnaire. Ayant vécu de l’intérieur le chaos de la République de Weimar, il met en scène les porte-parole de deux grandes puissances européennes –la Fochanie (référence à la France du maréchal Foch) et la Teutonie–plaidant en faveur d’une lucrative union européenne de toutes les forces nationalistes. En effet: «Messieurs, le chauvinisme est une affaire internationale!» D’où la conclusion logique: «Chauvins de tous les pays, unissez-vous.» Aussi le traducteur Mysjkin commente-t-il laconiquement dans une postface: «C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui dans l’Union européenne, où les partis d’extrême droite s’unissent pour en finir avec l’Union.»

Claire, Camembert, le Général et autres grotesques, le deuxième volume, réunit les récits grotesques de Van Ostaijen que l’on a trouvés dans sa succession. Le roman grotesque achevé La Bande du tronc, le troisième volume, provoqua un succès à scandale quatre ans après la mort de Van Ostaijen. Le caractère pornographique de certaines scènes mais par-dessus tout l’aspect roman à clés de ce récit scabreux n’a pas manqué de faire grand bruit.

Cette tétralogie de prose de Van Ostaijen traduite en français permet enfin au lecteur de se rendre compte d’un talent artistique inoubliable à la Kafka ou à la Magritte. Ses grotesques provocatrices s’avèrent plus actuelles que jamais.

Paul van Ostaijen, Poètes, jouons Pégase contre la banque, éditions Samsa, Bruxelles, 2021, 88 p.

Parus précédemment chez le même éditeur: Le Trust du patriotisme et autres grotesques, 2018; Claire, Camembert, le Général et autres grotesques, 2019; La Bande du tronc. Une histoire romantique de brigands et d’amour, 2020.

Les quatre livres sont préfacés et traduits du néerlandais par Jan H. Mysjkin avec l’œil complice de Pierre Gallissaires.

Hellemans

Frank Hellemans

critique littéraire

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