La renaissance de deux sœurs écrivaines: Rosalie et Virginie Loveling
Peu de jeunes connaissent encore la poésie des sœurs flamandes Rosalie et Virginie Loveling. Néanmoins, leurs poèmes se distinguent par une vision moderne de la société. Les Midis de la Poésie à Bruxelles et le Poëziecentrum de Gand ont demandé à huit poétesses contemporaines de réagir à l’œuvre des sœurs Loveling.
La poésie est affaire de regard, de coupes imaginaires dans le réel, de mise en voix de scènes intimes ou «extimes». En 2019, sous le parrainage de l’auteur flamand Tom Lanoye, les Midis de la Poésie ont initié un projet novateur: publier en traduction française des textes de poétesses et de poètes flamands classiques. Après un volume consacré à Paul Snoek (1933-1981), un recueil mettant à l’honneur les sœurs Loveling vient de paraître.
© Letterenhuis, Anvers
Les voix de Rosalie (1834-1875) et de Virginie Loveling (1836-1923) nous parviennent dans un dispositif inédit. Elles sont accompagnées des échos, des prolongements, des bifurcations qu’elles ont suscités auprès de huit poétesses contemporaines, néerlandophones et francophones, Catherine Barsics, Victoire de Changy, Hind Eljadid, Astrid Haerens, Ruth Lasters, Cathy Min Jung, Bwanga Pilipili et Maud Vanhauwaert. Les traductions du recueil sont le fruit d’un travail collectif mené par Danielle Losman, Katelijne De Vuyst et Pierre Geron. La philosophe et autrice Tinneke Beeckman signe l’introduction de ce tome unique par le tressage poétique qui rebondit d’un siècle à l’autre.
Rosalie et Virginie Loveling ancrent leur écriture poétique, tout en sobriété et en sensations nues, dans une pensée progressiste
Questionnant des problématiques politiques, sociales, métaphysiques telles que la peine de mort, l’injustice, la misère ouvrière, les prisons, la mort ou encore l’amour, les textes humanistes, engagés des deux sœurs sortent de l’oubli dans lequel la postérité les avait plongées et se prolongent dans un archipel d’écritures contemporaines.
Nées à Nevele près de Gand, Rosalie et Virginie Loveling ancrent leur écriture poétique, tout en sobriété et en sensations nues, dans une pensée progressiste, attentive aux combats sociaux, à la vie des opprimés, des mendiants, des petites gens. Leur regard éminemment moderne, leur appel à la lutte contre les formes de domination, la simplicité de leur style privilégiant l’adresse au lecteur ricochent sur des poétesses du XXIe siècle qui, par la rime ou le vers libre, dialoguent avec le noyau intemporel de la pensée poétique des Loveling.
© D. Annemans
Par-delà les différences de contexte, les changements sociétaux, esthétiques et le gouffre des décennies, les flèches textuelles lancées par les sœurs Loveling sont réélaborées par huit sensibilités qui font du poème l’espace d’une traduction: traduction d’une perception d’un texte original en une nouvelle création, traduction d’une question esthétique en une question inédite, passage d’invariants anthropologiques, de schèmes structurels (destinée, sens de l’existence, appartenance de l’humain au cosmos…) d’une génération de femmes à une autre génération de poétesses.
Chacune des autrices met ses pas dans un poème des Loveling qui l’inspire, chacune rouvre la tombe des phrases, le couvercle du temps. «Moeder / Mère» de Hind Eljadid plonge son encre dans «La Mère malade» de Rosalie Loveling, Maud Vanhauwaert a choisi de rencontrer «Le Cadeau» de Rosalie, Catherine Barsics le poème «Les Arcs», Cathy Min Jung répond au poème «Le Petit Mendiant», Victoire de Changy à «L’Étreinte», Ruth Lasters à «Hoquet» de Virginie Loveling, Bwanga Pilipli à «Je ne sais pas» et Astrid Haerens à «Inquiétude».
© D. Degelin
Renversant la chronologie, actant la précédence du présent sur le passé, Bwanga Pilipili répond au texte «Je ne sais pas» par la question «Qui hais-tu?», variation sur l’identité, sa brisure, sur le deuil et l’enfance. Étreignant le corps de l’amour des sœurs disparues, Victoire de Changy noue le cycle de la mort et de la naissance, de l’enfantement. Le recueil incarne le mouvement intérieur de la poésie: se lever comme un bâton-témoin composé de vocables, de rythme, d’inventions verbales, un bâton-témoin que les créateurs et créatrices se passent d’une époque à l’autre, cherchant dans la sève des mots libérés de leur embrigadement dans la parole commune le levier d’une révolution de l’existence. Déployé entre le XIXe siècle et le XXIe siècle, l’arc de l’écriture forme une arche, un lieu d’hospitalité, un rempart contre ce qui nous entrave.
Là se tenait, seul le bourreau;
Ils montèrent l’homme là-haut.
De près, alors il le regarda,
Et lança «Moi, je ne le tuerai pas»
La foule acclama une âme si fière.
Ils n’étaient pas d’humeur sanguinaire.
Que deviendrait ta peine de mort, ô Société,
Si tous les bourreaux parlaient comme il a parlé?
(Rosalie Loveling, «La Peine de mort»)
Proche du Dernier jour d’un condamné à mort de Victor Hugo, dénonçant la peine de mort, ce poème donne la tonalité de l’ensemble du recueil. Le souffle poétique qui court dans ce volume archipélagique refuse de donner son consentement à la Camarde et d’être complice des bourreaux qui transforment le monde en ossuaire. S’abreuvant aux poèmes des sœurs Loveling, les huit voix poétiques forment des affluents ou, plus encore, des vagues qui relient des expériences féminines traversées de différences et marquant une victoire sur le silence.