La résilience patrimoniale du Nord-Pas-de-Calais: des labels pour préserver le patrimoine
Privés de grandes cathédrales et de châteaux, les départements du Nord et du Pas-de-Calais recèlent néanmoins de nombreuses valeurs patrimoniales, qu’il s’agisse de maisons privées ou des paysages caractéristiques comme les terrils du bassin minier. Différents labels assurent de nos jours la reconnaissance et la préservation de ces lieux patrimoniaux.
Il a fallu un peu de temps pour orienter le regard sur les valeurs patrimoniales des départements du Nord et du Pas-de-Calais, privés qu’ils sont des mémorables cathédrales et châteaux qui fondent les sources essentielles d’un premier patrimoine français. De plus, le territoire a été marqué par deux guerres mondiales qui ont grandement ravagé villes et villages, avant d’être confronté à la récession industrielle. Les années d’après-guerre ont connu leurs doses de modernité et de revivalisme: la première période ayant été marquée par l’inspiration régionaliste et les arts décoratifs, la seconde, par une facture industrielle et internationale.
Ce n’est qu’avec la loi Malraux –du nom d’André Malraux, alors premier ministre des Affaires culturelles– qu’a été créée une réglementation nouvelle de «Secteurs Sauvegardés». Le cours de l’histoire architecturale et urbaine, qui n’en finissait pas de s’étioler sous les bulldozers de la salubrité, en a été durablement inversé. Malraux, notamment grâce à des formes conséquentes de défiscalisation, a permis d’engager la reconnaissance et la réhabilitation d’un patrimoine civil jusqu’alors largement oublié des inventaires de monuments historiques.
Des études et des livres
Pour prendre la mesure du patrimoine, les universitaires et les institutions avaient comme outils de références les très nombreuses publications des sociétés savantes: antiquaires, géographes, historiens et quelques architectes actifs depuis le XIXe siècle avaient suscité une abondante production d’ouvrages sur les architectures vernaculaires. Les variations constructives et stylistiques des fermes agricoles et des maisons de ville à travers les siècles avaient trouvé quelques intérêts mémoriels.
La création par l’État, en mars 1964, d’une direction de l’inventaire général du patrimoine culturel allait donner quelques élans institutionnels à la quête patrimoniale. Cette direction avait pour mission de «recenser, étudier et faire connaître les éléments du patrimoine qui présentent un intérêt culturel, historique ou scientifique». Mais les moyens dévolus à ces services régionalisés n’ont pas suffi pour aller vers une réelle couverture nationale.
En 2005, lorsque les services régionalisés seront transférés aux Régions, 35% du territoire français avait pu être ausculté. En Nord-Pas-de-Calais, une vingtaine de brochures «Itinéraires du patrimoine» et une dizaine d’ouvrages «Images du patrimoine» et «Cahiers du patrimoine» avaient été publiés sur des sujets divers, traversant des territoires ruraux, mettant en lumière des quartiers de ville anciens ou modernes, interrogeant le patrimoine industriel et un panel de monuments plus ou moins connus.
Ces publications n’ont pas connu la notoriété de deux publications issues d’une mission de recherche sur le patrimoine de la métropole lilloise, financée par la Direction de l’architecture en 1975: Le Siècle de l’éclectisme, édité en 1979, et Les Châteaux de l’industrie en 1980, tous deux réalisés sous la direction de Maurice Culot par les Archives d’architecture moderne (Bruxelles).
Si tout cela peut paraître aujourd’hui bien fragmentaire et aléatoire, les orientations de corpus scientifique d’un patrimoine régional réinventé ont été cependant suffisamment avancées pour engager une vision nettement plus élargie, allant du rural à l’urbain et aux territoires industriels fraîchement déconfits. Cela a donné lieu à des labellisations multiples sous des formes plus ou moins règlementées, s’étalant du local à l’international, portées par la simple volonté pédagogique ou symptomatique d’une propension à une coercition administrative bien institutionnalisée en France.
Des secteurs règlementés
D’abord élargie en 1983 avec les Zones de Protection du Patrimoine Architectural et Urbain (ZPPAUP), qui seront étendues au Paysager en 1993, la panoplie des secteurs réglementés sera finalement rassemblée sous la dénomination commune de «Site Patrimonial Remarquable» selon la loi du 7 juillet 2016. Grâce à l’état d’esprit des lois de décentralisation, les collectivités locales ont été alors largement associées, et conséquemment invitées à partager le financement de leurs études avec l’État, tandis que des procédures de concertation/consultation avec la population ont pu être conjoncturellement développées.
Le premier secteur sauvegardé de Lille a été souhaité par la Ville en 1965. Créé par l’État en 1967, il n’a été légalement doté d’un règlement qu’en… 1980. Les villes de Roubaix, Tourcoing, Valenciennes, Calais, Bruay-la-Buissière, Boulogne-sur-Mer, Cambrai, Lambersart, Béthune, Arras, Condette, Le Touquet, ainsi que de Cap Blanc-Nez et Cap Gris-Nez, etc., s’y sont jointes progressivement.
© Ville de Lille
Cette lenteur de réalisation, combinée à la tutelle consécutive des Architectes des bâtiments de France sur les 58 hectares d’un centre ancien, a été à l’époque largement considérée dissuasive par les élus locaux, habitués dans leurs choix à plus de libéralisme immobilier. Aucun autre secteur sauvegardé n’a ainsi été entrepris dans la région Nord-Pas-de-Calais. Les ZPPAUP, adoptées en 1983, sont venues à point pour renouveler le genre des secteurs réglementés, donnant en outre l’impression de plus de souplesses de procédure et de décision.
Le secteur sauvegardé de Lille a permis de sauver l’apparence de ce qui restait de la ville ancienne
Mais personne aujourd’hui ne saurait regretter le bien-fondé du secteur sauvegardé de Lille, qui a permis objectivement de sauver l’apparence de ce qui restait de la ville ancienne après l’arasement du quartier Saint-Sauveur, exécuté de 1920 à 1960. Finalement, avec l’appoint formidable du TGV, Lille s’est hissée dans les premiers rangs des villes touristiques, tout en restant une ville active, universitaire et culturelle.
Cinquante-cinq années de discussions souvent tendues, voire orageuses, entre Ville, services de l’État et associations de sauvegarde du patrimoine sur la gestion au quotidien du secteur sauvegardé ont permis néanmoins, en 2015, l’adoption d’un projet d’extension. Le tracé exact de cette extension a été déterminé en 2021. Le secteur de patrimoine remarquable est ainsi passé de 58 à 170 hectares avec la nouveauté d’englober le quartier de la gare de Lille-Flandres. Ce patrimoine porte ainsi une attention bien contemporaine à une modernité de brique et de béton, parée en façade des masques éclectiques des Arts décoratifs.
Des labels à charge règlementée
Au firmament des labels se trouve l’inscription sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. Le Nord-Pas-de-Calais présente aujourd’hui trois patrimoines sériels labellisés Unesco: 23 beffrois de France en 2005 (après la reconnaissance de 33 beffrois de Belgique en 1999); la citadelle d’Arras choisie avec 12 autres témoignages de fortifications de Vauban en 2008; 109 sites et paysages du bassin minier en 2012 avec des carreaux de fosse, des chevalements, des cités, des terrils, des bureaux de compagnies minières… et des étangs consécutifs aux affaissements de terrains. Le classement a été ressenti par la population du bassin minier comme symbole de reconnaissance de la condition ouvrière, de la vie des mineurs, des solidarités, des drames, des migrations et des évolutions techniques de l’exploitation des houillères.
Dix ans après, ce territoire, marqué par l’histoire industrielle des années 1850 à 1990, devient un territoire culturel, abondé par la venue opportune du Louvre-Lens et une reconnaissance des Arts décoratifs issus de la reconstruction des années 1920-1940, sous la volonté impérative du président de Région, Xavier Bertrand, soucieux de faire partager les principales vertus stylistiques de la ville dont il a été élu.
Le prestige de l’appellation est jalousement contrôlé par l’UNESCO, qui possède une expertise d’apparence chevronnée, mais se montre peu encline à partager d’autres préoccupations d’aménagement du territoire. Ce qui n’est pas sans écueils en regard des nécessités structurelles de chaque grande ville.
La traduction récente en droit français du label Unesco provoque quelques inquiétudes. Celles-ci concernent plus précisément deux notions complémentaires: le «périmètre du bien» et la «zone tampon», toutes deux attachées à la «valeur universelle du bien». Pour pouvoir obtenir ou conserver le label, il faut soumettre tout futur projet d’aménagement dans le périmètre du bien labellisé et de la zone tampon, écrire un plan de gestion soumis tous les quatre ans à un contrôle d’experts ayant faculté de «mettre en observation» puis, selon l’évolution constatée ou non, de proposer la radiation de la liste.
© Brigitte Baudesson / Béthune Bruay Tourisme
Dresde-vallée de l’Elbe (2004-2009) a connu les foudres des contraintes associées au prestigieux label de l’Unesco pour un pont neuf, et Liverpool-port marchand (2004-2021) pour un grand stade. Les péripéties d’autres villes ajoutent à la perplexité des élus sur les conséquences pratiques d’une distinction qui était tout d’abord pleinement honorifique, comme l’ont été autrefois les labels de comices agricoles. Bordeaux, Nîmes, Gand, Tournai, Vienne… ont connu récemment quelques controverses, augmentées par un déferlement médiatique sous-tendu par d’opportunistes oppositions municipales. Le label reste vertueux lorsque le territoire ne rencontre pas d’autres impératifs de mutations en termes d’infrastructures, de renouvellement urbain ou de création architecturale contemporaine.
En dehors du label délivré par l’instance supranationale qu’est l’Unesco, il existe aussi un ensemble d’appellations gérées par l’État. À défaut de savoir, ou bien de vouloir, consacrer plus de moyens au patrimoine, l’État français a inventé dès les années 1980 une panoplie d’autres labels pour engager les collectivités territoriales à s’investir.
«Ville et Pays d’art et d’histoire» est attribué depuis 1985 aux villes s’engageant, à travers une convention, dans un processus de valorisation culturelle comportant la professionnalisation des guides touristiques et la création d’un lieu d’accueil et de présentation de leur patrimoine. Lille, Roubaix, Tourcoing, Cambrai, Calais et les Pays de Lens-Liévin, de Saint-Omer et de la Morinie ont ainsi été labellisés entre 1992 et 2019. Publications de brochures, initiatives de parcours, d’animations et d’expositions sont au programme des services correspondant au maintien du label, avec plus ou moins d’éclats selon les moyens mis à leur disposition par la collectivité.
Un peu plus tard, en 1993, chaque commune titulaire d’un Plan local d’urbanisme a connu la possibilité de réaliser un Inventaire du patrimoine architectural et paysager (IPAP) afin de protéger, mettre en valeur ou requalifier son patrimoine remarquable, selon sa propre histoire. Le corpus sera étendu en 2016 aux ensembles urbains. Selon la volonté de la commune ou de l’intercommunalité, on peut y installer tout un tas de lieux, d’arbres, d’édifices urbains ou ruraux, isolés ou en linéaires, d’ouvrages d’art, de monuments commémoratifs, en fonction d’un intérêt bien partagé et localisé.
En l’absence d’une volonté politique clairement exprimée par des dispositions règlementaires, il est bien difficile d’assurer une veille patrimoniale
La charge d’inventaire est laissée à l’appréciation des élus et des techniciens qu’ils se choisissent: certains s’en saisissent avec volontarisme, d’autres ne souhaitent pas en entendre parler. Quelque trente années après leur création, les IPAP des 95 communes de la Métropole européenne de Lille représentent plus de 2000 sites et bâtiments, symptômes d’une histoire de l’architecture et des paysages urbains, ruraux et industriels qui ont résisté aux temps, en somme la reconnaissance de la résilience de types d’édifices portés par des usages.
Quelles sont les incidences consécutives à la réalisation de ces inventaires? D’abord une œuvre de pédagogie, permettant d’engager un processus de discussion proche du débat citoyen. Mais cette dimension est trop peu mise à profit. L’enthousiasme patrimonial porté par quelques communes se heurte vite à la pression immobilière sous-jacente et la raison financière des propriétaires prend le pas sur les états d’âme de la collectivité. En l’absence d’une volonté politique clairement exprimée par des dispositions règlementaires, il est bien difficile d’assurer une veille patrimoniale.
Le label «Patrimoine du XXe siècle», créé en 1999, a été remplacé en 2016 par le label «Architecture contemporaine remarquable» réservé aux édifices de moins de 100 ans non protégés au titre des Monuments historiques. «La demande d’attribution du label est présentée par le propriétaire, ou par toute personne y ayant intérêt». Le label rencontre quelques difficultés de reconnaissance et de notoriété. Sur les quelque 1500 édifices aujourd’hui labellisés dans la centaine des départements français, une petite dizaine se trouvait en 2021 dans le Nord-Pas-de-Calais.
Une commission régionale est venu ajouter une vingtaine d’opérations de logements issues des modèles de la série «Innovation». Il s’agit d’un type intermédiaire entre immeuble et maison. Souvent dotés de généreuses terrasses, ces modèles ont été largement mis en œuvre à travers la métropole lilloise et le bassin minier dans les années 1980. Une nouvelle campagne de promotion doit être finalisée prochainement, mais elle se heurte, du côté des propriétaires publics et privés, à une incompréhension ou une frilosité sur les conséquences de ce nouveau label.
D’autres chantiers ont connu une plus grande notoriété. Par exemple, la décision de l’État de classer puis de réhabiliter, à coûts élevés, la villa Cavrois, le plus moderniste des châteaux français, édifié en 1932 par Robert Mallet-Stevens à Croix, près de Roubaix. Dès l’ouverture de la villa restaurée, le public a fait preuve d’un véritable attrait pour cet édifice, à contre-courant des attentes et des idées reçues. Ce qui a réveillé la conscience de quelques décideurs sur l’intérêt que peut porter le public à la valeur culturelle de l’architecture. Sa voisine, la villa Delcourt édifiée en 1969 par Richard Neutra avec le concours de Bruno Honegger, n’a pas encore trouvé la même notoriété.
Une vitalité de création
Les diverses formes de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager ne sont à postériori que le témoignage raisonné de la vitalité de création d’un territoire et de son temps. Ainsi la foire des prix et les distinctions contemporaines d’architecture peuvent être les signes d’une prochaine notoriété.
Deux édifices témoignent de la vitalité du moment: le FRAC Grand Large de Dunkerque et le Grand Sud à Lille, tous deux œuvres d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, couronnés par le prix Pritzker en 2021, distinction considérée avec raison comme le prix Nobel de l’architecture. Le jury a argumenté: «Le travail d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal reflète l’esprit démocratique de l’architecture (…), une architecture restauratrice, à la fois technologique, innovante et écologiquement responsable, peut être poursuivie sans nostalgie (…). Les espoirs et les rêves modernistes d’améliorer la vie de beaucoup sont revigorés grâce à leur travail qui répond aux urgences climatiques et écologiques de notre temps, ainsi qu’aux urgences sociales, en particulier dans le domaine du logement urbain.»
Ainsi soit-il bien entendu.