La revanche des bières du Nord-Pas-de-Calais
Après avoir subi un long déclin, les bières du Nord – Pas-de-Calais sont reparties de l’avant avec l’arrivée d’une nouvelle génération de brasseurs audacieux. Toute la filière est impactée.
26 ! C’est le nombre de bières nordistes primées lors du Concours général agricole du dernier Salon de l’Agriculture, en février, à Paris. La région n’en avait pas décroché autant depuis 2013. Sept bières ont notamment remporté l’or. Parmi elles, la « Choulette ambrée », la « Bracine Amber ale », « L’Enfer du Nord », la « D Day Blonde » ou la « Goudale Blonde »… Un bel argument marketing que les brasseurs vont pouvoir apposer sur leurs étiquettes et l’occasion pour la filière nordiste de pousser un petit cocorico.
Elle aurait tort de s’en priver car elle revient de loin. La région Nord – Pas-de-Calais a toujours été une terre brassicole. Ici, à défaut d’ensoleillement pour planter des vignes, les sols fertiles et l’eau souterraine, abondante, ont permis de faire pousser orge et houblon en quantité. Au début du vingtième siècle, près de 2 000 brasseries étaient recensées dans la région. Il s’agissait bien souvent de petites unités, au sein de fermes, qui livraient leur breuvage à fermentation haute dans les alentours. Las, les deux guerres mondiales, puis les Trente Glorieuses, sonneront le glas de ces productions artisanales : les brasseries détruites ne sont pas reconstruites, les matières premières de qualité manquent, le développement de la pasteurisation et du froid industriel affadissent peu à peu le goût des bières à papa. Parallèlement, les sodas débarquent en nombre et remplissent le rôle de boissons désaltérantes. À table, sortir une bouteille de vin est bien plus chic. En 1980, au creux de la vague, il ne reste même plus une petite trentaine de brasseries dans la région.
« À cette époque,
on a vraiment touché le fond », confirme Vincent Bogaert, président des Brasseurs des Hauts-de-France depuis juin 2018. À côté des grands industriels comme Heineken, installé à Mons-en-Baroeul, les Duyck, Castelain ou Lepers sont alors plus en mode survie qu’innovation.
Merci l’Amérique !
Mais après avoir mangé leur pain noir, les brasseries ont commencé à remonter la pente dans les années 90. En 1997, on comptait encore moins de 100 brasseurs dans l’Hexagone. Aujourd’hui, ils sont 1 500. Selon le Syndicat des Brasseurs, les Hauts-de-France (Nord-Pas-de-Calais + Picardie) représentent environ 120 brasseries (dont 90 uniquement pour l’ex-Nord-Pas-de-Calais) qui produisent 35% du volume national, soit la deuxième production après l’Alsace. Trois géants permettent de gonfler les statistiques régionales : Heineken (3,5 millions hectolitres par an), la Brasserie de Saint-Omer (3 millions) et la Goudale (1,5 million). Cette dernière est d’ailleurs un bel exemple de la vitalité des géants nordistes. De récents travaux devraient permettre de quasi-doubler la production. 130 millions d’euros ont été investis dans l’usine audomaroise depuis 2016 !
© Nicolas Montard
Comment expliquer ce renouveau ? Pour Vincent Bogaert, par ailleurs l’un des fondateurs de la Brasserie Saint-Germain à Aix-Noulette en 2003 (connue pour la Page 24), il faut rendre à César ce qui est à César. Nos amis d’outre-Atlantique ont été essentiels dans ce retour en grâce : « Le mouvement des craft beers (bières artisanales, NDLR), est parti des Etats-Unis et du Canada. Il a fini par essaimer ici, grâce à la démocratisation du voyage et d’internet, permettant à tout un chacun d’observer ce qu’il se passait là-bas. Notre région possédait aussi un atout : un écosystème encore présent. Il restait trois malteries, le géant de la levure Lesaffre, quelques houblonnières aussi… » Et un goût certain pour la bière !
Le destin doré de la Brasserie du Pays Flamand
Brasserie Au Baron à Gussignies en 1989, Ferme-brasserie Beck à Bailleul en 1994, Brasserie Thiriez à Esquelbecq en 1996, Brasserie Moulins d’Ascq en 1999, Brasserie des Deux Caps à Tardinghen en 2003, Brasserie Dreum à Neuville-en-Avesnois en 2005, entre 1990 et 2010, les premières ouvertures et réouvertures de brasseries se multiplient. La Brasserie du Pays Flamand, créée en 2006 à Blaringhem (entre Hazebrouck et Saint-Omer) illustre à merveille l’ambiance de ces années de relance. Mathieu Lesenne et Olivier Duthoit sont deux amis d’enfance qui en avaient assez de leur vie professionnelle. Le second avait fait ses études dans le domaine brassicole, ils étaient amateurs de bière… de quoi les décider. « En 2008, nous brassions dix hectolitres par dix hectolitres, se rappelle Matthieu Lesenne, aujourd’hui âgé de 41 ans. Notre première bière, la Bracine, était déclinée en quatre références. L’une d’entre-elles a remporté une médaille d’or au Salon de l’Agriculture de Paris dès 2009. » Le début d’une décennie dorée : deux ans plus tard, l’Anosteke, une bière résolument houblonnée, devient une bête à concours. Elle enchaîne les médailles d’or, jusqu’à un titre de meilleure bière du monde pour sa version « Saison » au Word Beer Awards en 2016. La brasserie devient trop petite et en 2018, les désormais dix-sept salariés profitent de locaux flambants neufs à Merville, dans la vallée de la Lys. Là, sont brassées les « grandes » séries (15 000 hectolitres à l’année) quand le site d’origine de Blaringhem continue de développer des productions plus confidentielles comme les bières vieillies en fût (voir encadré demain).
Comment expliquer un tel succès ? Matthieu Lesenne a le triomphe modeste : « Nous avons fait les bières qui nous plaisaient. Les consommateurs étaient à la recherche de saveurs perdues, nous étions dans cette tendance. Surtout, ce succès s’inscrit dans un phénomène mondial d’appétence pour les bières. »
Après l’arrivée des nouveaux pionniers, la dernière décennie confirmera cette tendance. Résultat, en 2019, la photo de famille des brasseurs et micro-brasseurs nordistes a fière allure. Sans pour autant se marcher sur les pieds, car chacun des 90 représentants, outre son ancrage local, apporte sa petite touche. Par exemple, depuis 2014, Amaury d’Herbigny, à la tête de la brasserie Célestin dans la métropole lilloise, se fait connaître pour ses bières spéciales, brassées avec dix houblons différents, du yuzu, du piment de Cayenne, etc. Sa démarche symbolise bien le mouvement des bières régionales. « Les brasseries nordistes se démarquent parce qu’elles ont su innover, indique François Devos, biérologue qui suit attentivement le mouvement depuis le début des années 2000. La nouvelle génération est sortie de la gamme blanche, brune, blonde. Et ce même, quand les brasseurs reprenaient un héritage familial. »
© Eric Santer
La preuve chez Castelain : créée en 1926, la Brasserie a dépassé la simple blonde Ch’ti pour proposer élargir sa gamme en proposant des bières aromatisées à la grenade ou fabriquées avec des malts fumés au bois de hêtre. Cette audace contraste avec les voisins belges, juge même notre interlocuteur : « Comme les brasseries d’outre-Quiévrain ont toujours fait du volume et bien exporté, elles se sont moins remises en question. En terme d’audace, les Nordistes ont gagné. Pour le moment ».
Toute la filière en profite
La bonne santé des brasseries nordistes infuse désormais toute la filière, qui représente plus de 6 000 emplois directs et indirects. En 2017, une inauguration a été remarquée à Morbecque : la plantation d’une houblonnière bio. Quarante ans qu’un tel événement n’était pas arrivé sous nos latitudes ! Plusieurs brasseurs nordistes se sont déjà engagés à acheter la production. « Aujourd’hui, nous comptons sept producteurs de houblon, ajoute Vincent Bogaert. Deux à trois projets sont également dans les cartons ». Le président des Brasseurs se félicite par ailleurs de la multiplication des bars et caves à bières dans la région, l’ouverture de Chez Marcel, à Arras, étant l’un des exemples les plus récents. « Pour moi, la prochaine tendance, c’est l’arrivée des brews pubs, sur le modèle anglais : des brasseurs qui proposent un espace bar et restauration ». Il a été entendu : la Brasserie Moulins d’Ascq, l’une des rares bio de l’Hexagone, se lance dans un chantier de ce type à Villeneuve-d’Ascq.
© Samuel Dhote
Dernier signe que la bière est tendance, ces derniers temps, les événements et concepts se multiplient. L’Échappée bière, une agence de tourisme et d’évènementiel lilloise, travaille au développement d’une route touristique autour de la bière. Le 7 juin, elle propose une nuit de la bière, à la découverte de quatre producteurs locaux, qui se convertissent peu à peu au « brassitourisme ». Depuis peu, un entrepreneur débarque à votre mariage avec sa micro-brasserie ambulante pour fabriquer une bière personnalisée. À Douai, le Musée de la Chartreuse propose d’aborder la bière à travers l’art jusqu’au 15 septembre.
Reste à savoir si ce mouvement n’est pas qu’un effet de mode. Nos interlocuteurs y voient un mouvement pérenne, tant que les brasseurs miseront sur la qualité. François Devos, le biérologue, pense même que l’on n’est qu’au début des festivités : « Beaucoup d’acteurs sont arrivés, tout le monde ne survivra pas, ça s’auto-régulera. Mais honnêtement, je pense que nous n’avons encore rien vu. La production des brasseries artisanales ne représente que 3% du marché mondial de la bière. » Traduction : il y en a encore de la marge. Qui aurait parié sur un tel destin il y a quarante ans ?