La révolution silencieuse: les métiers du livre et la lecture au siècle d’or néerlandais
Les historiens Andrew Pettegree et Arthur der Weduwen se sont intéressés aux imprimés de moindre valeur mais massivement présents au siècle d’or néerlandais. Dorénavant le siècle de Rembrandt et Vermeer s’appelle aussi celui d’Elsevier, Claesz, Blaeu et de leurs collègues moins célèbres.
Chaque amateur de l’histoire du livre sait qu’au XVIIe siècle les universitaires, aristocrates et commerçants fortunés néerlandais possédaient des collections de livres classiques et scientifiques de grande valeur. Il en va tout autrement de la connaissance du grand nombre de livres et autres imprimés consultés au quotidien dans les familles et dans les espaces publics.
L’annulation d’une foire annuelle (pour cause de peste!), l’augmentation d’une taxe, le renvoi d’un prédicateur, l’ouverture d’une école, la libération d’une ville (des mains espagnoles), le retour d’un galion des Indes, l’annonce d’une loterie, un désaccord sur la religion ou l’exacerbation de la tension entre États-Généraux et stathouders – au siècle d’or néerlandais tout événement ou différend donnait lieu à l’impression de proclamations, pamphlets, gravures, annonces, journaux, bulletins et autres.
Hormis ces médias écrits, officiels ou non, qui petit à petit allaient remplacer les crieurs publics et les gazettes manuscrites du Moyen Âge, les Néerlandais – même modestes – lisaient des almanachs, bibles, recueils de psaumes, catéchismes, livres scolaires et pratiques (santé, comptabilité, …) ou encore des carnets de route des navigateurs mentionnant les dernières grandes découvertes. Les historiens Andrew Pettegree et Arthur der Weduwen, auteurs de De boekhandel van de wereld. Drukkers, boekverkopers en lezers in de Gouden Eeuw (La Librairie du monde. Imprimeurs, marchands de livres et lecteurs au siècle d’or néerlandais),
se sont intéressés plus particulièrement à ces imprimés de moindre valeur mais massivement présents. Leurs recherches dévoilent une réelle révolution silencieuse qui a eu lieu dans les foyers néerlandais, où l’importance de l’auto-instruction par la lecture allait crescendo grâce à un taux d’alphabétisation élevé et un contexte politique particulier. Le fonctionnement de la jeune République des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas (1581) – encore à la recherche d’un équilibre politique, religieux et identitaire – et la culture de l’écrit étaient intrinsèquement liés. L’imprimerie ne pouvait trouver meilleur terreau.
Autour de 1580, la Flandre – avec Anvers comme ville commerciale la plus importante du nord de l’Europe – était le centre des métiers du livre. Toutes les villes des Pays-Bas méridionaux possédaient des imprimeries, ce qui était loin d’être le cas dans le Nord. Mais après les premiers succès de la révolte contre les Espagnols, les provinces du nord trouvèrent l’élan nécessaire pour la fondation d’un nouvel État, une entreprise qui nécessitait le recours à tous les moyens de communication existants. Des centaines d’imprimeurs, relieurs et libraires ont émigré vers le Nord dans les années après la chute d’Anvers (1585), restée espagnole et catholique. Ainsi les arts du livre ont pu prendre leur essor dans les Provinces-Unies.
Le réputé Plantin, resté à Anvers, ouvrit une succursale à Leyde, où peu après s’implanta un autre imprimeur du Sud au nom resté célèbre jusqu’à nos jours, Louis Elsevier.
Lui et sa descendance, éditeurs de Galilei et Descartes, ont fait preuve d’un sens du marketing extraordinaire. Leur initiative d’organiser des enchères du livre a donné une impulsion majeure à leur secteur qui avait tendance à s’écrouler sous les stocks. L’idée d’éditer les textes classiques latins en duodecimo, un très petit format, vient aussi des Elsevier. Ces livres très économiques trouvaient facilement leur chemin vers l’étranger. On peut parler de best-sellers du siècle. D’autres produits très rentables pour les Elsevier, comme pour les autres imprimeurs et éditeurs néerlandais, étaient les thèses, les pamphlets, les proclamations, les livres scolaires, les livres pratiques et, surtout, les ouvrages religieux – bibles, psaumes, catéchismes et autres textes destinés à l’éducation religieuse. La politique, au demeurant intimement liée aux différends religieux, représentait également un marché intéressant pour les imprimeurs. Chaque discorde donnait lieu à la parution de nombre de pamphlets clivants que, bien qu’officiellement interdits, l’on trouvait un peu partout, ne fût-ce que parce que les responsables religieux et les gouvernants s’en servaient eux-mêmes. Bien que formant une oligarchie, ces derniers réalisaient que le maintien de leur position dépendait fortement de l’opinion publique. Le pouvoir de l’imprimé était donc considérable. Bravant la censure officielle, calomnie et diffamation ont mis de l’huile sur le feu lors des conflits entre les États-Généraux et le Prince d’Orange qui ont connu parfois des issues néfastes.
© «Rijksmuseum», Amsterdam.
Au sujet du renforcement de la position internationale des marchands du livre néerlandais, Pettegree et Der Weduwen retiennent le succès que ceux-ci ont obtenu avec les journaux au format d’une page imprimée en colonnes défiant toute concurrence du point de vue rapport qualité-prix et exportés partout en Europe. Puis ils passent en revue la réexportation des livres coûteux – dont la production est financièrement risquée – importés de Venise ou Paris, l’établissement des libraires néerlandais autour de la mer Baltique et en Allemagne, la consolidation de leur influence sur la foire de Francfort, et enfin leur conquête agressive du marché du livre anglais. Le titre La Librairie du monde fait clairement référence à cette domination du marché international, mais aussi à la présence d’une grande quantité de livres dans la République.
En effet, le plus grand mérite de La Librairie du monde est de nous offrir pour la première fois une reconstruction du monde des livres et autres imprimés fabriqués pour le marché intérieur et une consultation au quotidien.
Contrairement aux beaux livres peu lus ayant traversé le temps dans des bibliothèques, les livres produits pour le plus grand nombre sur un papier de moindre qualité, mal reliés, en petit format et usés par l’utilisation fréquente, n’ont pas résisté au temps. Dans la plupart des cas aucun exemplaire n’a été conservé et les chercheurs ont trouvé seulement une référence dans les catalogues d’enchères et de libraires encore à notre disposition.
Par la description minutieuse de tous les aspects de l’industrie du livre et son contexte sociopolitique, les auteurs nous tendent un merveilleux miroir de la vie publique dans la République, tout en nuançant sa proverbiale «tolérance» et en démontrant sa non moins fameuse «logique marchande». Avec élégance, Pettegree et Der Weduwen ont relié l’histoire politique et religieuse du siècle d’or néerlandais à l’essor des métiers de l’imprimerie. En fin de lecture, nous partageons avec eux le constat que la révélation des quelque 300 millions d’imprimés perdus – journaux, annonces, pamphlets, best-sellers, almanachs, catéchismes, … – change radicalement l’idée que nous nous faisions de la lecture au temps de la République néerlandaise.