Après une longue période de restauration, le musée royal des Beaux-Arts d’Anvers ne tardera pas à rouvrir ses portes. Après avoir gravi les escaliers à l’entrée, les visiteurs découvriront sous leurs pieds une nouvelle mosaïque conçue par Marie Zolamian. L’artiste a été inspirée par plusieurs œuvres de la collection du musée.
Mosaïque1, le terme est né dans les grottes ornées de fontaines où les Romains aimaient à se réunir pour parler de littérature, écouter de la musique ou discuter du sens caché des images. Les parois des grottes dédiées aux Muses étaient décorées de pierres et de coquillages. C’était une «œuvre des Muses». Le musaeum, mouseion, d’où est tiré le mot «musée», désignerait la grotte, lieu où les Muses, divinités des arts, étaient autrefois vénérées. L’opus musivum le type de décoration appliqué sur la paroi. Muses, musée, mosaïque, cette glorieuse parenté n’est pas indifférente, puisque la poésie et l’œuvre d’art s’y donnent la main. La mosaïque est un art du bonheur tel que le conçoit un homme de la Méditerranée, pour qui l’otium romain n’est pas dissociable du farniente et la recherche intellectuelle de l’ombre accueillante. Enfin, la mosaïque est l’art des longues patiences; elle naît d’une minutieuse et monotone disposition des milliers de tesselles anonymes d’où va sortir, comme par une cristallisation magique, une image de beauté.
© KMSKA, Anvers et M. Zolamian.
Le musée royal des Beaux-Arts de la ville d’Anvers (KMSKA) ouvre ses portes en 1890 et gère aujourd’hui une collection de 13 000 œuvres des Pays-Bas méridionaux du XIVe au XXe
siècles. Le KMSKA est en entière rénovation depuis 2011.
En haut des marches de l’entrée, du côté de la Leopold De Waelplaats, existait dans le péristyle une mosaïque dégradée, posée en 1977. En 2017 le musée me confie la conception du dessin d’une nouvelle mosaïque2 de 70m2 (3,5×20 m).
La mosaïque proposée fait référence à de multiples arts, parfois mineurs, tels que les grotesques, les arabesques des enluminures, l’art seigneurial des tapisseries et les œuvres picturales de la collection du musée. Cristallisation des influences, parcourant les époques et les espaces, d’innombrables couches, strates et significations apparaissent. La mosaïque vouée à la ville d’Anvers et à son aventure artistique s’empare de l’iconographie du blason de la ville, avec les mains appaumées, les tours (remparts de la ville) et les abeilles d’or (végétation).
Une introduction au musée
La conception de la mosaïque prend sa source dans deux peintures de primitifs flamands de la collection. L’esquisse ou le tableau inachevé de sainte Barbe de Jan van Eyck (vers 1390-1441). Sainte Barbe est entourée de nombreux artisans et spectateurs emplis d’expression et de détails malgré leurs dimensions infimes, et dont, comme souvent chez les primitifs flamands, la tenue balaie le sol avec une infinité de plis, occupant ici un tiers du panneau conduisant le regard vers le haut et vers l’une des premières apparitions de la lune discrète dans le ciel. Et c’est le Triptyque d’Antonius Tsgrooten de Goswin van der Weyden (1465-1538), petit-fils de Roger de La Pasture ou Rogier van der Weyden, qui m’a donné l’envie de présenter une série de fragments d’œuvres disparates provenant de la collection du musée.
© d/arch.
Goswin van der Weyden, étant un des derniers primitifs flamands, au confluent de deux époques, des primitifs flamands et du maniérisme, oscillant entre théocentrisme et humanisme, introduira de nouvelles perspectives; il illustre une hybridité de style, avec une perception de l’art plus cosmopolite que le style traditionnel des primitifs. Dans ce triptyque anachronique, résultat d’une fusion de deux thèmes iconographiques, le vieux et le neuf se mélangent. Le panneau central reprend des motifs anciens, tant par l’iconographie (thème de la messe de saint Grégoire avec les armes de la Passion sur un fond d’or byzantin) que par le style.
La mosaïque emprunte ainsi toute une série de fragments de peinture de la collection du musée tels que la main crispée de saint Jérôme de Marinus van Reymerswaele, la tête d’aigle sexuée d’un ange déchu de Frans Floris, contrebalancée par un poisson de Clara Peeters, une aile en éperon de Hans Memling, la jeune main grisonnante du Christ de Jean Fouquet, les rochers lumineux de Fra Angelico ou encore la main sensuelle tendant vers une fleur perdue de Lady Godiva de Jozef van Lerius.
Le cœur de la mosaïque est une représentation d’un des premiers plans de la ville, imprimé en 1565 par Plantin Moretus à Anvers et dessiné par Virgilius Bononiensis3, et renvoie à la notion de port et au monde. Il
est accompagné par la chimère en procession de Pieter van der Borcht, Autant de têtes, autant d’avis, allégorie sur la difficulté de gouverner (1578).
© KMSKA, Anvers et M. Zolamian.
Habituellement, le point culminant d’une scène figurative se trouve au centre; ici tout le mouvement se passe dans la périphérie, indiquant les choix possibles de parcours à suivre tout autour. Le plan est le milieu, le point de départ du regard et du champ de vision, le point d’arrivée également du visiteur.
L’ensemble donne à voir une grande scène similaire à une scène mythologique, d’une vision paradisiaque, dont le centre est la vue topographique de la ville portuaire abstraite et géométrique, en dentelle monochrome blanche, où nous assistons en direct à son enrichissement intellectuel, artistique et environnemental. La ville épurée et vide de ses habitants est alors en proie à une construction grandiose continue par les incorporations de fragments d’œuvres se trouvant à ses quatre points cardinaux.
Au nord, l’eau ondulée de l’Escaut est accompagnée par deux phénix d’Ensor, un soleil levant et la lumière de la mosaïque, reflet dans l’eau d’une rosace du plafond du bâtiment dont la couleur d’origine dorée a été redécouverte lors de la restauration. Au sud, une végétation sauvage, un paysage exotique foisonnant d’eau, de plantes et de rochers rappelant les mosaïques romaines de l’Afrique du Nord. Les fleurs de ce jardin suspendu qui se trouvent à nos pieds sont minutieusement choisies et proviennent de plantes observées lors de mes voyages et de fragments d’œuvres qui ne sont pas toutes dans la collection du musée. Telles que les roses de Botticelli dans La Naissance de Vénus, la pensée noire de Georgia O’Keeffe4, la cardère d’Elsworth Kelly, la fleur de lys de l’Annonciation de Simone Martini, etc.
À sa droite une arrivée d’arts et de culture embarqués par la chimère. La partie gauche est sous un air mystérieux de repos empli de jasmins et de poésie, quelque peu menacé par une main d’un ange déchu cachée sous le drapé chatoyant et muet de sainte Barbe.
Des mains, fragments détachés des peintures de la collection, sont dispersées dans l’ensemble de la mosaïque; tantôt elles accueillent et conduisent le visiteur, tantôt elles interceptent un bateau trop proche des rives et vacillant sous le poids d’un éléphant (incrusté grâce à la technique de l’opus sectile5) et de la tour de Babel de Bruegel à son bord.
La mosaïque est ainsi une grande tapisserie posée au sol dont le déroulement temporel et géographique renvoie à la fonction de l’édifice, reflétant l’intérieur à l’extérieur, une introduction au musée. Elle appartient à notre époque qui masse les histoires et informations de divers horizons, sans hiérarchie de styles ou de genres. L’histoire y est évoquée comme une suite de combinaisons, fruit de conquêtes, d’évolutions et d’influences, c’est un voyage dans l’histoire de l’art local, combinant l’art de la mosaïque, de la tapisserie et de la peinture, préfigurant un message humaniste de la rencontre et de la célébration du mélange, de l’hybridation, des croisements et du vivre ensemble. Je l’appelle pour le moment Bienvenue.