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littérature compte rendu

«La Route des Indes» de Simone van der Vlugt: Un théâtre d’ombre qui saisit toute l’existence

26 avril 2024 5 min. temps de lecture

La Route des Indes de Simone van der Vlugt nous donne un aperçu discret de la vie d’Eva Ment. Elle était l’épouse de Jan Pieterszoon Coen (1587-1629), une figure très contestée du passé colonial néerlandais.

Nous sommes à Amsterdam, à l’aube du Siècle d’or néerlandais. Les écrivains Joost van den Vondel, Maria Tesselschade et P. C. Hooft, qui donnera son nom à un prestigieux prix littéraire quelque trois cents ans plus tard, sévissent déjà dans le monde de la littérature. Simone van der Vlugt les introduit non sans gourmandise dans les premières pages d’un roman aux accents apparemment légers, faisant même de Tesselschade l’amie de l’héroïne, Eva Ment.

Eva Ment est la petite sœur de Lideweij Feelinck (Neige rouge), l’aînée de Katja (La Ville dévastée), la contemporaine de Catrijn (Bleu de Delft) et de Geertje Dircx (La Maîtresse du peintre) avec qui elle partage la traversée d’un siècle réputé d’or mais cousu de drames, d’épopées et de déchirures.

Les héroïnes historiques de Simone van der Vlugt se ressemblent par l’alliage classique de fragilité et de résistance, comme appelant de leur univers réel ou fictif la plume d’une romancière toute prête à leur donner voix, langue et vie. Vulnérables et dures au mal, ces héroïnes -inscrites dans l’ombre d’hommes imposants et pourtant si faillibles- creusent dans leur propre chair le deuil et l’absence des morts, supportant la douleur comme on porte son âge.

Il y a dans l’approche de l’écrivaine une pudeur devant ce qui apparaît comme un monument intouchable, un sommet d’histoire figée et de légendes exotiques. Qui est Jan Pieterszoon Coen, l’homme qui a bâti un empire aux Indes néerlandaises, qui vit sa statue renversée dans sa ville natale en 2011 en raison de sa brutalité envers les populations indigènes et qui écrivait cependant qu’il n’avait souhaité ni massacres ni esclavage? Simone van der Vlugt souhaite rester à sa place, ne choisissant aucune thèse, nul camp: elle est romancière, pas historienne.

C’est par l’angle intime qu’elle scrute ce visage émacié, peint pour la postérité par Jacob Waben dans son pourpoint flamboyant rehaussé de fils d’or et d’une fraise raffinée -tenue que, selon le roman, le tout premier gouverneur général des Indes néerlandaises portait continuellement, y compris sous la chaleur étouffante des tropiques.

L’angle intime, c’est Eva Ment, l’épouse de Jan Coen; il n’en est pas d’autre. C’est pourquoi le roman commence en octobre 1623, deux ans après les exactions commises sur les îles Banda, pour s’achever à l’été 1630 avec le retour de l’héroïne à Amsterdam, seule, entourée de ses morts et de ses ombres -comme un écho au titre du roman paru en 2018, dans sa langue originale: Het schaduwspel, littéralement «l’ombre-jeu», qui désigne «le théâtre d’ombres» et renvoie aussi bien à une scène joyeuse, lorsque Jan Coen et Eva arrivent à Batavia (actuelle Jakarta), qu’aux spectres qui hantent peu à peu, toujours plus nombreux, la vie d’Eva. Toute l’existence est ainsi saisie dans ce théâtre d’ombres.

1623: Rembrandt van Rijn a dix-sept ans, Frans Hals connaît ses premiers succès dans son exil à Haarlem, à une vingtaine de kilomètres seulement d’Amsterdam. Simone van der Vlugt aurait pu s’amuser de toutes ces correspondances, s’emparer de tous les silences et angles morts laissés par une mémoire incertaine. En un sens, elle préfère l’histoire romancée au roman historique, ne se risquant à des développements imaginaires qu’avec une parcimonie toute septentrionale.

La première partie du récit se déroule dans les Provinces-Unies protestantes, au rythme des fêtes mondaines, des épidémies et des batailles contre l’Espagne catholique. Il y a bien des drames, mais l’heure est aux ébats amoureux, aux premiers désirs et baisers: Eva et Jan se rencontrent. Après quelques atermoiements, elle accepte de le suivre à l’autre bout du monde.

La seconde partie du roman, sensiblement plus longue, raconte la vie aux Indes néerlandaises, dans la nouvelle ville de Batavia bâtie par Jan Coen sur les ruines d’un port javanais: entre les offensives infructueuses des peuples autochtones, les exhalaisons luxuriantes de l’île et la touffeur d’un climat qui s’abat comme un couperet moite sur les nuques des Européens, Eva tente de tracer son chemin. Elle n’aura véritablement le temps de rien bâtir -ni totalement mère, ni totalement femme, encore moins épouse du Gouverneur général-, sinon celui de rêver et de souffrir, de vieillir un peu.

La romancière pourrait nous faire entrer dans les méandres intérieurs d’une femme ballotée par les flots et les circonstances; elle privilégie une honnête sobriété à toute épreuve, énonçant les morts et les événements sans s’y arrêter, décrivant avec délicatesse ce qu’ils provoquent factuellement sans nous donner à ressentir ce qu’ils engendrent au plus profond: le théâtre d’ombres de la grande histoire semble comme aspirer dans son jeu la petite histoire et toute possibilité romanesque.

Simone van der Vlugt, La Route des Indes (titre original: Het schaduwspel), traduit du néerlandais par Guillaume Deneufbourg, éditions Philippe Rey, Paris, 2024.

Pierre-Monastier-dessin-de-Xiaokuo

Pierre Gelin-Monastier

critique littéraire
© dessin : Zhang Xiaokuo.

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