La sécurité sociale en Belgique. Plus que jamais nécessaire
La sécurité sociale en Belgique a constitué une formule très solide: elle procure du lien et de la stabilité. Malgré cela, elle est aussi devenue un terrain de tensions croissantes dans la société contemporaine, entre les plus qualifiés et les moins qualifiés, entre les Flamands et les Wallons, entre les Belges et les étrangers. Pourtant, aujourd’hui plus que jamais, la sécurité sociale est nécessaire, ne serait-ce que pour conjurer les conséquences de la crise corona et la crise du climat.
Quelque part dans les années 2010, une conseillère au Vlaamse Dienst voor Arbeidsbemiddeling en Beroepsopleiding (VDAB – Office flamand de l’emploi et de la formation professionnelle) a raconté l’expérience de Marc: «Marc a vingt-neuf ans. Il a arrêté ses études à l’âge de dix-huit ans. En dix ans de carrière, il a eu différentes formations et contrats de travail temporaires. Il se retrouve alors au chômage. Il sait bien peindre et aimerait en faire son activité, dit-il. Il vient postuler à un emploi de peintre à Ostende. Je le prépare à l’entretien téléphonique et il appelle lui-même l’employeur. Lors de la séance suivante, nous préparons l’entretien d’embauche, l’attitude à avoir, etc. J’écris une lettre de recommandation pour l’employeur. Marc est très nerveux de nature. Au bout de deux heures, il ressort rayonnant: il a été pris. Je le rappelle deux semaines après: il est très content, tout semble aller au mieux pour lui. Quelques mois plus tard, je le rencontre. Il s’avère que l’employeur connaissait de grandes difficultés. Marc n’a jamais été payé. Il a dû demander des avances au centre public d’action sociale (CPAS). Il est de nouveau demandeur d’emploi.»
Bien que depuis le début du siècle les entreprises aient du mal à trouver du personnel, il existe aussi un sous-emploi structurel pour les groupes défavorisés, dont Marc fait partie. Le taux d’emploi des personnes moins qualifiées et des nouveaux arrivants, des personnes issues de l’immigration, reste faible. Marc est suivi étroitement par le VDAB. Il reçoit l’aide du CPAS, qui fournit une aide sociale aux personnes ne disposant pas de moyens d’existence suffisants, dans l’attente de leur allocation de chômage.
© W. Kempenaers.
L’historien belge Guy Vanthemsche rapporte l’histoire de J.D.G. Elle date de 1939: «le 16 septembre 1939, à Anvers, J.D.G., un employé au chômage, ne sait plus que faire. De sa plus belle écriture, il adresse une lettre à «Son Excellence Monsieur le Ministre du Travail et de la Prévoyance sociale à Bruxelles». Il explique en détail la situation catastrophique dans laquelle il se trouve. J.D.G. a perdu son emploi en 1935 et cherche depuis trois ans, en vain, un nouvel emploi. «Fin 1938, j’étais à bout», écrit-il, «car je n’avais plus rien et aucune chance de trouver du travail. […] Le temps arrive alors où la misère est souvent indescriptible. Il a fallu se défaire des objets auxquels nous étions très attachés la plupart du temps. Puis mettre en gage des objets dont nous avons vraiment besoin de nos vêtements de nos alliances ; enfin, avoir des dettes et, maintenant, plus rien qu’un avenir noir.»
L’histoire de cet infortuné employé de 36 ans, commente Vanthemsche, n’est pas un cas isolé, loin s’en faut: «Des centaines de milliers de salariés belges devaient endurer des privations. La Belgique, la Flandre et Anvers n’étaient pas des havres de paix coupés du monde: d’innombrables fils, visibles ou invisibles, les reliaient au tapis complexe tissé par l’économie mondiale. Dans les années 1930, les chômeurs non assurés étaient innombrables: ils devaient compter sur cette maudite assistance publique.»
Nous sommes tentés aujourd’hui, non sans raison, de faire le parallèle avec la période d’avant-guerre et la catastrophe qui a suivi. Les histoires de Marc et de J.D.G révèlent cependant de grandes différences. Dans les années 1930, la moitié seulement des employés étaient assurés socialement. Il n’existait pas de droit légal à la protection sociale et le chômage était général. De nos jours, le chômage se limite en grande partie au bas de l’échelle du marché du travail. Marc a droit à la sécurité sociale. Il est aussi accompagné dans ses démarches. Tout cela, il le doit à la création, après la guerre, d’une nouvelle organisation de la société: «l’État providence actif».
Le Projet d’accord de solidarité sociale de 1944, plus communément appelé Pacte social, marque véritablement le point de départ de l’institutionnalisation de la sécurité sociale. Il ébauchait la nouvelle structure du système de sécurité sociale, dans la parfaite continuité, du reste, de ce qui existait en partie et en ordre dispersé avant la guerre. Le Pacte social scellait un accord entre employeurs et syndicats, entre travail et capital. D’un côté, les syndicats maintenaient leurs exigences salariales dans la limite de l’évolution de la productivité et n’intervenaient pas dans les décisions économiques des entreprises. De l’autre, les employeurs acceptaient les exigences salariales dans cette limite et s’engageaient à assurer la croissance de l’emploi et le développement de la sécurité sociale.
La sécurité sociale est alors devenue en peu de temps, portée par la croissance économique, un système complexe qui assurait une protection de plus en plus grande à une nombre de bénéficiaires de plus en plus important. Elle a ainsi stabilisé l’ensemble du système socio-économique et (géo)politique de l’après-guerre et assuré la solidarité entre le travail et le capital, les bien-portants et les malades, les jeunes et les personnes âgées, etc.
Un monument de solidarité et de stabilité
La sécurité sociale est intimement liée à l’histoire sociale et économique de la Belgique. Elle constitue une assurance sur le plan social: l’assurance pour tous les travailleurs et leurs familles que la vie peut continuer sans trop de pertes de revenus en cas de maladie, de chômage ou de vieillesse ; la stabilité pour la société dans son ensemble en cas de chocs socio-économiques (comme pour la grande crise financière de 2008); l’assurance pour les entreprises que leurs salariés sont pris en charge lorsque l’activité est temporairement insuffisante pour que tout le monde puisse continuer de travailler.
En tant qu’assurance, la sécurité sociale établit la réciprocité : il faut payer des cotisations (sur le travail) pour avoir droit à la protection. Du donnant-donnant. D’un autre côté, la sécurité sociale est financée par la solidarité : les personnes aux revenus plus élevés et les groupes offrant des risques moins importants paient plus que nécessaire du point de vue actuariel. Ces mesures visent à assurer une protection décente aux personnes à bas revenus et à celles qui présentent de «mauvais risques», pour lesquelles le coût de l’assurance serait trop élevé. La sécurité sociale repose donc sur des intérêts bien compris. Mais aussi sur la solidarité, la bienveillance et l’empathie pour autrui.
La sécurité sociale représente plus de 30 % des dépenses publiques totales. Elle est soutenue par la production économique. En retour, elle soutient l’économie: en assurant la paix sociale, en stabilisant le pouvoir d’achat en période de crise, en servant d’interface entre la population active et le marché du travail, en déchargeant des parents qui travaillent, etc. C’est pourquoi des entreprises ont parfois pris l’initiative de créer des mesures qui ont ensuite fait partie de la sécurité sociale, comme les allocations familiales. La sécurité sociale et l’économie vivent en symbiose: elles ont besoin l’une de l’autre.
Pour autant, la relation entretenue avec le capitalisme comporte aussi des conflits. Et des luttes. La sécurité sociale est issue des luttes sociales. La sécurité sociale stabilise et soutient le marché et les entreprises, mais renchérit le coût du travail et pèse sur la rentabilité et la compétitivité des entreprises. Elle émancipe les travailleurs, les rend moins dépendants des entreprises et leur donne du pouvoir.
La sécurité sociale est un organisme de droit public, mais qui n’a rien d’étatique. Historiquement, en effet, sa gestion et son fonctionnement ont été confiés aux partenaires sociaux, les syndicats et les organisations patronales, qui ont toujours joué un grand rôle dans sa gouvernance. Ils en ont été, dans bien des cas, les initiateurs historiques, par entreprise et par secteur. Ses ressources financières proviennent principalement des employeurs et des employés, d’une part, et des travailleurs indépendants, d’autre part. Ils en sont les parties prenantes. Gouvernements et législateurs en ont tenu compte. Les avantages de cette formule sont parfois oubliés, mais celle-ci procure à la sécurité sociale un ancrage social large et stable.
Offrir davantage de sécurité sociale fait partie des solutions permettant de relever les grands défis auxquels l’humanité doit faire face.
La sécurité sociale connaît bien des paradoxes et des tensions. Elle exalte, unit et libère, mais structure aussi la société et discipline la vie des gens. L’âge de la pension de retraite détermine, par exemple, la succession des phases de la vie et la relation entre les générations. La sécurité sociale protège contre les risques sociaux reconnus, et est responsable de la prévention. Mais elle peut aussi provoquer et perpétuer des risques. Elle n’a pas comme objectif principal la lutte contre la pauvreté, mais en est l’amortisseur .
La sécurité sociale a surfé sur les vagues de la croissance. Elle a abouti à un système complexe doté d’une administration lourde. D’un côté, la sécurité sociale coûte très cher. De l’autre, elle représente une source irremplaçable de bien-être, de soutien aux familles, de revenus et d’accompagnement pour les chômeurs et les malades, les pensions de retraite et les soins de santé pour tous. Elle stabilise ainsi le paysage socio-économique et politique, et forme un trait d’union entre le travail et le capital, entre les bien-portants et les malades, entre les jeunes et les personnes âgées.
Flexible et solide
Depuis les années 1970, la sécurité sociale belge vit une période agitée. C’est précisément au moment où elle atteint une grande maturité que débute une période de bouleversements économiques et sociaux vertigineux. La croissance d’après-guerre s’essouffle.
Les limites de la croissance apparaissent. L’emploi se déplace de l’industrie vers les services. L’économie se mondialise. L’émancipation de la femme trouve sa vitesse de croisière tandis que les familles perdent de leur stabilité. La sécurité sociale doit donc s’investir dans des missions nouvelles et différentes.
La sécurité sociale est souvent considérée comme peu flexible, les grandes réformes ayant été plus rares en Belgique qu’aux Pays-Bas. Il n’empêche que le système a progressivement pris un autre visage. Les principes fondateurs subsistent, mais la conception a suivi les changements profonds qui se sont produits au tournant de ce siècle.
Le grand impact social a entraîné l’augmentation des décisions politiques en matière de sécurité sociale, en raison principalement de l’importance croissante du financement public destiné à couvrir la hausse des dépenses et à alléger les charges sur le travail.
La sécurité sociale permet de lutter contre le chômage. Aujourd’hui, activation et allocations de chômage sont liées. Le financement de la sécurité sociale est marqué par une hausse de la part des impôts et une baisse de celle des cotisations sur les rémunérations, avec pour objectif principal la réduction du coût du travail dans les secteurs de faible productivité. La sécurité sociale sert aussi à financer des emplois de proximité, avec des titres-services, par exemple. Elle ne fournit plus seulement des revenus de remplacement mais aussi des sursalaires, des compléments de rémunération pour bas salaires.
La sécurité sociale permet d’atténuer les effets de l’émancipation des femmes: pour faire face aux nouveaux risques sociaux liés à la participation croissante des femmes à l’emploi, de nouvelles allocations voient le jour, comme l’interruption de carrière ou le crédit-temps. L’assistance sociale atténue les effets du nombre croissant de divorces. Pour couvrir le risque de dépendance de longue durée, la Flandre a mis en place une assurance dépendance individuelle.
La sécurité sociale a aussi pour mission d’atténuer les effets du vieillissement démographique. On doit l’adapter pour procéder à une répartition équitable des charges entre les générations, notamment en relevant l’âge effectif du départ à la pension (retraite). Bien que la réforme des pensions, difficile à mener, ne se déroule pas toujours de manière cohérente, les systèmes changent, lentement, mais sûrement.
Le renchérissement des nouvelles technologies médicales, l’attachement à la qualité des soins, la revalorisation de la rémunération des soignants entraînent une augmentation constante des dépenses de santé. Le secteur de la santé, avec celui des pensions de retraite, représente maintenant près de 70 % des dépenses totales de sécurité sociale.
Tout cela explique que le chantier de la sécurité sociale soit plus important que jamais. Au milieu de la deuxième décennie du siècle, le coût de la sécurité sociale a aussi atteint un niveau historique.
Un catalyseur de tensions croissantes
Revenons sur l’histoire de Marc. Il est peu qualifié, avons-nous lu, et «nerveux de nature». Et cela le fragilise. Comme beaucoup de personnes de faible qualification, il ne trouve pas d’emploi stable. Pour lui, la sécurité sociale ne fournit plus une aussi bonne protection: les allocations de chômage sont moins généreuses et les conditions d’accès ont été durcies. La pauvreté des familles au chômage a donc atteint un niveau très élevé et continue de s’accroître.
La sécurité sociale est devenue très chère. Malgré cela, elle ne parvient pas à assurer une protection sociale décente aux nombreux pensionnés (retraités), malades, chômeurs et familles d’actifs à faibles revenus et dans le bas du marché du travail.
Ainsi, la sécurité sociale est devenue un catalyseur de tensions croissantes dans la société, entre les plus qualifiés et les moins qualifiés, entre les Flamands et les Wallons, entre les Belges et les étrangers.
© M. Tonneau - «Le Soir».
Entre les plus qualifiés et les moins qualifiés
Dans «l’État providence actif» l’emploi a fortement progressé. Mais le travail est mal réparti. À peine la moitié des personnes faiblement qualifiées ont un emploi. Il en résulte une fracture sociale entre les familles «avec emploi» et les familles «sans emploi». D’un côté une majorité de familles dans lesquelles tout le monde a du travail – des «Flamands travailleurs» pour reprendre un cliché – et, de l’autre, des familles dans lesquelles personne n’a de travail. Ces familles sont le plus souvent victimes de fait d’une inégalité des chances sur le marché du travail, du déclin des tâches routinières et d’un monde du travail trop exigeant pour elles. Trop souvent, elles dépendent longtemps de la sécurité sociale et ne sont pas en mesure de contribuer à la solidarité collective.
Ainsi, la sécurité sociale est devenue un catalyseur des tensions entre ceux qu’on appelle un peu grossièrement les gagnants et les perdants de la mondialisation. Des profondeurs de la société, des tensions montent entre ceux qui se sont adaptés à la société contemporaine, complexe, et à la nouvelle économie, qui travaillent fort et paient des impôts, d’une part, et ceux qui n’ont pas su prendre le train de la nouvelle économie et qui dépendent davantage et de plus en plus longtemps de la sécurité sociale, d’autre part. Cette tension ne va pas disparaître. Les développements technologiques attendus, au contraire, laissent penser que la situation va devenir encore plus difficile pour les personnes fragilisées de notre société.
Les perdants sont montrés du doigt, mis au pas, voire outragés par la complexité et la bureaucratie des systèmes de protection.
Bien que la protection sociale soit insuffisante pour la majorité d’entre eux et ne permette pas de mener une vie digne, l’idée qu’il s’agirait d’un «hamac» persiste. Une nouvelle restriction des allocations sociales reste donc inscrite à l’agenda politique. Le clivage s’est en effet traduit sur le plan politique. Certains partis estiment, par exemple, que les chômeurs de longue durée ne devraient plus pouvoir faire appel qu’au CPAS.
D’autres, au contraire, souhaitent une amélioration de la protection des chômeurs de longue durée et des investissements dans des initiatives visant à socialiser, localiser et verdir l’économie. Il est vrai que la sécurité sociale ne peut réduire à elle seule une fracture sociale aussi profonde. En Flandre, l’économie sociale offre des solutions sur mesure à près de 26 000 bénéficiaires: chômeurs de longue durée surtout, personnes peu qualifiées, issues de l’immigration, personnes ayant des problèmes médicaux, mentaux, psychiques ou psycho-sociaux, des anciens détenus aussi. Il est néanmoins possible de faire plus.
Entre les Flamands et les Wallons
La redistribution opérée par la sécurité sociale est interpersonnelle: des bien-portants vers les malades, des actifs vers les chômeurs, des jeunes vers les personnes âgées, des riches vers les pauvres. Dans la mesure où les risques sociaux sont inégalement répartis sur le territoire, la sécurité sociale est aussi à l’origine de flux financiers entre villes, provinces et régions. En Belgique, ces flux sont surtout importants entre les entités politiques que sont la Flandre et la Wallonie. Comme le passage à la nouvelle économie a été moins réussi en Wallonie qu’en Flandre, il en a résulté des transferts durables du nord vers le sud du pays.
La sécurité sociale réduit d’environ 60 % les inégalités régionales de revenus, représentant ainsi un instrument d’harmonisation fédérale essentiel. Selon certains, cela est nécessaire, inévitable et intrinsèquement lié à la cohabitation dans l’État-nation belge, qui restera longtemps encore le niveau administratif pertinent au sein de l’Union européenne. D’autres dénoncent une fois de plus un «hamac» maintenant le sud du pays dans la pauvreté. Ils parlent de boulet freinant la montée en puissance et la construction nationale de la Flandre.
La sécurité sociale représente un instrument d’harmonisation fédérale essentiel.
Ainsi, la sécurité sociale est devenue un catalyseur des tensions politiques entre les deux parties du pays. En 2011, pour la première fois de son histoire, la sécurité sociale a vu son unité brisée par le transfert de régimes importants aux entités fédérées: les allocations familiales, les allocations pour l’aide aux personnes âgées, des compétences dans le domaine des soins de santé et quelques leviers importants en matière de politique de l’emploi. Certains observateurs suggèrent d’aller plus loin. D’autres rappellent justement l’importance du coût et de la charge administrative d’un détricotage plus poussé de la sécurité sociale belge, l’impossibilité de trouver une solution pour Bruxelles et les dangers qu’il y aurait à miner davantage la solidarité entre le nord et le sud de la Belgique. Ils estiment qu’il faut avoir des idées novatrices et nuancées à ce sujet. La sécurité sociale de demain a besoin d’une stratification (à l’instar des couches d’un cappuccino) permettant, par exemple, que le financement au niveau national soit conservé et que les entités fédérées aient une plus grande autonomie pour mener leur politique sociale.
Entre les «Belges» et les étrangers
La création de la sécurité sociale est étroitement liée à l’État-nation belge: des mécanismes de réciprocité et de solidarité ont ancré les parcours de vie des gens dans la sécurité sociale «nationale». Or ce n’est pas la nationalité, mais la
territorialité qui détermine en premier lieu le bénéfice ou l’exclusion de la sécurité sociale. Les droits se constituent sur le lieu d’habitation ou de travail. De la sorte, la sécurité sociale rapproche les gens – Belges et étrangers – qui habitent et travaillent en Belgique (et, par extension, dans les pays faisant parti de notre système politique européen).
© SVV.
Le chevauchement entre nationalité et territorialité est resté important aussi longtemps que la production était surtout localisée dans le pays et l’immigration limitée. Il s’est réduit du fait de la rapide délocalisation des chaînes de production dans le monde et de la migration croissante.
Ainsi, la sécurité sociale est devenue le catalyseur de tensions entre «eux» et «nous». La territorialité de la sécurité sociale constitue maintenant un enjeu politique. Certains partent du principe que la sécurité sociale a un pouvoir d’attraction et renforce la migration. Ils craignent que la migration entame de manière systémique l’assiette et la légitimité de la sécurité sociale. D’autres nuancent ce propos en rappelant, par exemple, le vieillissement démographique et le besoin d’un rajeunissement et d’un élargissement de la population active afin de pouvoir financer les pensions de retraite et les soins de santé.
Différents pays d’Europe ont déjà commencé à restreindre les droits sociaux des travailleurs migrants et de leurs familles. Ce thème a été le leitmotiv de la campagne sur le Brexit. En Belgique également, des voix puissantes réclament de limiter l’accès à la sécurité sociale des nouveaux arrivants.
D’autres, en revanche, plaident en faveur d’une meilleure intégration du système de sécurité sociale national dans de grands ensembles internationaux grâce, en premier lieu, à une meilleure coopération européenne. Ils y voient la continuation de l’élargissement progressif du cercle de solidarité (de la famille et du clan à l’État-nation puis à la communauté internationale), une démarche nécessaire et moralement supérieure vers une universalité garantissant des droits de base à tous. Le socle européen des droits sociaux a rendu plus concret le contenu d’une «Union sociale européenne». Lors des élections européennes de 2019, l’idée d’une assurance-chômage européenne a fait son apparition.
Plus que jamais nécessaire
La sécurité sociale belge n’a jamais été une utopie. Elle ne reposait pas sur le projet d’un «avenir fermé», mais a été élaborée lentement, à partir de la base, dans une recherche constante d’équilibres au sein de tensions permanentes. Aujourd’hui encore, l’avenir est ouvert. Offrir davantage de sécurité sociale, chez nous et ailleurs dans le monde, fait partie des solutions permettant de relever les grands défis auxquels l’humanité doit faire face. Ainsi, il faudra plus de sécurité sociale pour faire accepter la transition climatique. Le réchauffement climatique ne représente pas la même menace pour tous. Les groupes fragiles sont en effet plus menacés par les effets de la politique qui est nécessaire pour freiner le réchauffement climatique. Ici, deux principes se heurtent: la prise en compte de l’intérêt supérieur du climat et la prise en compte des gens qui, chaque mois, ont bien du mal à joindre les deux bouts. Comment réconcilier ces deux approches contradictoires? La révolution écologique exigera de gros efforts. Si trop de familles ne peuvent pas suivre parce qu’elles ne disposent pas de la capacité financière à faire les investissements nécessaires et doivent contribuer de façon disproportionnée au paiement de taxes pour le climat, la transition climatique suscitera de grandes inquiétudes dans la société et sera vouée à l’échec. Le mouvement des Gilets jaunes a envoyé les premiers signaux forts. Pour être efficace, la politique du climat doit se greffer sur une société plus juste, avec moins de pauvreté. Il se trouve justement que la sécurité sociale est par excellence l’instrument de la redistribution des revenus ainsi que de la prévention et de la lutte contre la pauvreté.