Mon ventre m’appartient: la sexualité au cœur des luttes féministes des années 1970
Avec l’arrivée du néoféminisme en Belgique, en France et aux Pays-Bas, les années 1970 ont été une période d’action et de protestation. Les féministes de la deuxième vague ont rapidement fait de la sexualité leur principal cheval de bataille.
«Libération des femmes –année zéro», titrait le journal français Partisans en 1970. Il faut dire que, malgré des points communs avec les générations précédentes, cette nouvelle vague de féministes avait son propre programme. Dans les années 1970, plus de 200 initiatives plus ou moins durables ont vu le jour rien qu’en Belgique: groupes féministes issus de différents mouvements, groupes lesbiens, maisons de femmes et refuges pour femmes battues, librairies et cafés pour femmes, comités d’avortement, revues, etc. Avec leurs actions ludiques et provocantes menées sur la place publique, les féministes ont attiré immédiatement l’attention de la presse.
La France et les Pays-Bas ont connu des mouvements similaires. Dolle Mina Nederland a fait son premier coup d’éclat en occupant, en janvier 1970, un centre de formation pour managers qui n’acceptait que des hommes. Deux mois plus tard, un autre groupe Dolle Mina était créé à Anvers. Il s’est attaqué à une compagnie d’assurances qui autorisait ses employés masculins à fumer, mais pas leurs collègues féminines: «Les femmes ont aussi droit au cancer du poumon. À travail égal, salaire égal.» En France, le Mouvement de libération des femmes a déposé une gerbe pour la femme du soldat inconnu sur la tombe de celui-ci: «Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme.» Facilités par la publication de livres et d’articles, mais aussi par l’organisation de congrès et de voyages, les échanges internationaux entre féministes s’intensifièrent rapidement.
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Les féministes des années 1970 aspiraient à une société nouvelle où les gents féminine et masculine pourraient se libérer des carcans et préjugés qui leur étaient associés. La sexualité est inévitablement entrée en jeu. L’historienne Michelle Perrot parle d’un «nouveau féminisme, plus radical et orienté vers une “révolution sexuelle” au double sens du terme: relations entre les sexes et pratique de la sexualité». Pour créer ce nouveau monde, aucune recette miracle, mais bien quelques ingrédients connus: plus d’attention pour l’expérience des femmes, de respect de leur droit d’autodétermination, de solidarité avec les autres groupes opprimés…
Malgré un large consensus sur les principaux points à défendre, les féministes ont eu leurs désaccords. Le mouvement des lesbiennes radicales accusa a accusé par exemple la plupart des groupes féministes de ne pas s’attaquer assez à l’hétéronormativité. De nombreuses lesbiennes ont constaté que l’étiquette «lesbienne» créait un certain embarras au sein du mouvement féministe, mais, pour les lesbiennes radicales, le problème était bien plus profond que cela: «En raison de leurs relations intimes avec les hommes, les féministes gaspillent beaucoup d’énergie à résoudre des conflits liés aux rôles de sexe. Leurs préoccupations sont parlantes: “comment puis-je amener mon conjoint à faire autant que moi à la maison ?” “Comment puis-je jouir quand je fais l’amour avec mon mari / petit ami ?”» Dans un contexte d’émancipation, elles jugeaient important que les femmes réservent leur affection à d’autres femmes. En d’autres termes: «L’homosexualité est un choix politique que les femmes font lorsqu’elles sont sérieuses au sujet de leur féminisme». Une opinion minoritaire à l’origine de plusieurs débats.
Contraception et éducation sexuelle
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Ce n’est pas un hasard si l’une des premières actions de Dolle Mina Antwerpen fut un cours d’éducation sexuelle donné en public. Les femmes n’avaient qu’une connaissance très limitée de leur corps, ce qui limitait leur expérience de la sexualité, mais aussi de la grossesse, de l’accouchement, etc. Le livre Our Bodies Our Selves, publié en 1970 par un collectif féministe de Boston bien décidé à remédier à la situation, a connu un succès instantané. Il a d’ailleurs été traduit et adapté en plusieurs langues, y compris en français et en néerlandais. Des groupes d’entraide féministes se sont donné pour mission d’apprendre aux femmes à mieux connaître leur corps, même si ces initiatives ont été moins répandues en France, en Belgique et aux Pays-Bas qu’aux États-Unis.
Pour que les femmes puissent profiter pleinement et librement de leur sexualité, il fallait aussi qu’elles puissent contrôler leur fertilité. Or, dans les années 1960, des restrictions légales entravaient la vente libre de la tant attendue pilule et l’accès à des informations contraceptives. En France et aux Pays-Bas, ces restrictions ont été levées en 1967 et 1969 grâce aux pressions exercées par des organisations de planning familial. La contraception y est toutefois restée l’une des revendications clés des féministes, qui en réclamaient notamment la gratuité.
Les restrictions sur la vente libre de contraceptifs n'ont été levées qu'en 1973 en Belgique
En Belgique, cela a été plus compliqué. Plusieurs organismes d’orientation libre-penseur ont pourtant appelé à une modification de la législation avant même le début des années 1970. La majorité des catholiques pratiquants, soutenue par quelques prêtres, a fait également preuve d’une ouverture. Malheureusement, à cause de l’opposition de l’Église catholique, la discussion s’est enrayée au niveau politique –au grand dam du mouvement féministe. La diffusion d’informations sur les contraceptifs et la vente libre de ces derniers n’ont été ainsi approuvées qu’en 1973, lorsque l’explosion des débats sur l’avortement a fini par rendre la pression insoutenable.
Avortement libre: les femmes décident
L’avortement a été un thème particulièrement fédérateur pour les féministes de toutes classes sociales, de tous niveaux d’éducation et, dans une certaine mesure, de toutes origines ethniques (la stérilisation forcée fut par exemple incluse dans la lutte féministe à la demande des femmes des anciennes colonies). Après tout, ce sujet cadrait parfaitement avec l’autodétermination revendiquée par le mouvement. Ce dernier s’est donc mobilisé autour du message «Avortement hors du code pénal: les femmes décident».
En France, Le Nouvel Observateur publiait, le 5 avril 1971, le « manifeste des 343», une liste de femmes déclarant publiquement avoir eu recours à l’avortement. Une véritable démonstration de courage à une époque où l’avortement était encore illégal, et où les débats sur sa libéralisation étaient principalement menés par des hommes. Galvanisée par cette action, l’avocate Gisèle Halimi a fondé Choisir (la cause des femmes), une organisation féministe qui a affirmé ses convictions en défendant une jeune fille et son entourage, jugés pour avortement après un viol. Le procès de Bobigny (1972) s’est ainsi transformé en mise en accusation –largement médiatisée– d’une société hypocrite.
De son côté, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), créé en 1973 par des médecins de gauche, a choisi la voie pratique en popularisant une technique de curetage aspiratif facile à apprendre. Son documentaire intitulé Histoires d’A (1973), avec le «A» d’« avortement », a fait l’objet d’innombrables projections clandestines, y compris en Belgique. Cette intervention n’était toutefois envisageable que jusqu’à la huitième semaine de grossesse. Passé ce stade, les femmes qui désiraient avorter devaient donc se rendre aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne.
Les Pays-Bas étaient un refuge de choix pour celles qui souhaitaient mettre un terme à une grossesse non désirée. Bien que l’avortement n’y ait été légalisé qu’en 1981, plusieurs cliniques y ont pratiqué l’interruption de grossesse dès 1971, le plus souvent sous la houlette de la Stimezo (Stichting Medisch Verantwoorde Zwangerschapsonderbreking – Fondation pour l’interruption médicale responsable de la grossesse). Les autorités néerlandaises ont été contraintes de tolérer ces cliniques, leurs rares tentatives d’intervention ayant toutes suscité de virulentes protestations féministes.
Dans un même temps, différents groupes féministes ont plaidé pour un changement législatif. Début 1970, les Dolle Mina ont fait irruption dans un congrès de gynécologues à Utrecht, et une photo de ces femmes exhibant, sur leur ventre exposé, le slogan baas in eigen buik (mon corps, mon choix) devint d’ailleurs iconique. Ce slogan résume parfaitement le message véhiculé par les féministes: l’avortement concerne les femmes, et c’est à elles que doit revenir la décision d’y recourir. La plateforme féministe Wij vrouwen eisen (Nous, les femmes, exigeons), née en 1974, a formulé quant à elle trois exigences: la dépénalisation de l’avortement, la couverture de cet acte par les assurances maladie et le libre choix des femmes.
En France, la «loi Veil» autorisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) a été proclamée en 1975. Les Pays-Bas ont suivi en 1981 (loi entrée en vigueur en 1984). Dans les deux pays, les féministes ont dû s’accommoder d’une loi qui ne répondait pas à tous leurs critères. Le pouvoir de décision est revenu à la femme dans les deux pays, mais après un délai de réflexion et sur la base d’une situation d’urgence à la définition vague. Les autorités françaises ont imposé également aux prestataires de soins l’obligation d’informer leurs patientes des risques de l’IVG et des solutions alternatives existantes. La limite pour un avortement légal a été fixée à dix semaines de grossesse en France, tandis qu’aux Pays-Bas, l’interruption de grossesse a été autorisée jusqu’au moment où le fœtus est viable en dehors de l’utérus, soit 22 semaines.
Les deux pays ont maintenu des sanctions pénales en la matière, mais les Pays-Bas ont instauré tout de même un système de remboursement par les assurances maladie. En France, cette loi n’a été promulguée dans un premier temps que pour une durée de cinq ans, prolongeable après analyse des retombées démographiques… Du côté des féministes, les réactions ont donc été mitigées.
En Belgique, une dépénalisation tout aussi partielle a été perçue comme un soulagement après un long et tortueux parcours ponctué de poursuites pénales à l’encontre de nombreux médecins et autres prestataires de soins. Si le «manifeste des 343» et le procès de Bobigny ont secoué la France, en Belgique, c’est l’arrestation du docteur Peers, accusé d’avortement en janvier 1973, qui a mis le feu aux poudres. Un formidable élan de solidarité a obligé les décideurs politiques à agir, mais ils se sont contenté de refiler ce dossier épineux à une Commission nationale pour les problèmes éthiques. Puisque l’Église catholique n’était pas prête à accepter une dépénalisation de l’avortement et que le paysage politique était dominé par les démocrates-chrétiens, la question a été vite déplacée vers l’arrière-plan.
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Non satisfait de cette impasse, le mouvement féministe déclarait, en 1976, une journée des femmes placée sous le signe de l’avortement et organisait, au cours des années suivantes, plusieurs grandes manifestations avec l’aide d’organisations libre-penseur et de gauche.
Des femmes souhaitant interrompre leur grossesse étaient mieux aidées, grâce à un petit réseau d’hôpitaux et de centres extrahospitaliers pratiquant plus ou moins ouvertement l’IVG. Les féministes œuvraient en étroite collaboration avec ces hôpitaux, centres et autres acteurs impliqués dans le débat. Parfois, ces collaborations fonctionnaient de manière assez originale. Il arrivait par exemple au docteur Willy Peers de demander à la féministe Jeanne Vercheval de provoquer un scandale avec le groupe Marie Mineur avant un débat sur l’avortement. L’agitation créée par les féministes lui permettait, par contraste, de se présenter comme calme et raisonnable.
En Belgique, l’avortement n’a été partiellement dépénalisé qu’en 1990. La loi Lallemand-Michielsens était assez stricte: l’avortement n’était autorisé que jusqu’à douze semaines de grossesse (sauf en cas de raisons médicales justifiant une prolongation de ce délai), avec une période de réflexion obligatoire de six jours. Le roi Baudouin refusait néanmoins de la signer, et a dû être temporairement déclaré en «impossibilité de régner». Cet incident en dit long sur les pressions exercées par l’Église catholique dans ce débat.
SOS Viol
Impossible d’étudier la sexualité d’un point de vue féministe sans s’attacher à la violence sexuelle, un autre problème bien connu qui n’a été toutefois abordé publiquement que dans les années 1970, grâce aux actions des féministes.
En 1974, deux jeunes Belges ont été victimes d’un viol collectif pendant des vacances en France. Leur avocate, Gisèle Halimi, parvint à renvoyer leur dossier devant la cour d’assises d’Aix-en-Provence tout en contribuant à une solide mobilisation féministe autour de cette affaire. Une grande manifestation de solidarité a ainsi eu lieu à l’ouverture du procès, en 1978. Les dispositions du Code pénal français en matière de viol ont été modifiées consécutivement à cette affaire. Une définition claire du viol (admettant tant les hommes que les femmes en tant que victimes) a ainsi été adoptée en 1980, et la peine encourue a été revue à la hausse. Une nouvelle loi belge sur le viol, adoptée en 1988 après des années de négociations, contenait des dispositions similaires.
Dans les années 1970, les victimes de violences sexuelles étaient abandonnées à leur sort et ne pouvaient compter que sur l’aide du mouvement féministe. En Belgique, Anne Tonglet, l’une des victimes du viol en France, a contribué à la création de SOS Viol. Inspirée par le groupe néerlandais Vrouwen Tegen Verkrachting (Les femmes contre le viol), Moniek Darge a fondé un groupement similaire à Gand en 1978. D’autres villes ont suivi. Ces groupes ont mis en place une permanence téléphonique pour l’accueil des victimes, organisé des actions pour ouvrir le débat sur les violences sexuelles, et tenté de sensibiliser la police, la justice, les médecins et d’autres corps professionnels. En Flandre, leur existence a toutefois été extrêmement précaire. Alors que l’initiative francophone SOS Viol existe toujours, Vrouwen Tegen Verkrachting a disparu au début des années 1980. Tegen Haar Wil (Contre son gré), une nouvelle organisation suivant le modèle néerlandais, a repris le flambeau pour quelques années.
Des questions toujours d’actualité
Le féminisme des années 1970 soutenait la révolution sexuelle, mais réprouvait la manière dont celle-ci prenait corps dans un monde inégalitaire: les femmes étaient fortement sexualisées, mais ne devaient pas non plus être «trop» actives sexuellement, et leurs désirs passaient bien souvent au second plan. Le mouvement plaidait pour une image corporelle positive, une discussion ouverte sur la sexualité et une éducation sexuelle sans tabous. Il soutenait également le libre accès aux contraceptifs et à l’IVG, avec pour préoccupation centrale l’autodétermination des femmes. Les féministes ont ont été en outre à l’origine de nombreuses initiatives d’aide, n’hésitant pas à s’engager dans la lutte contre les violences sexuelles. L’émergence du mouvement #MeToo prouve toutefois que ce combat est loin d’être gagné.
En Belgique, les propositions d’assouplissement de la loi sur l’avortement se heurtent au véto des démocrates-chrétiens
L’avortement reste, lui aussi, un sujet sensible. Ces dernières années, la France a enregistré quelques avancées dans ce domaine, avec l’extension à quatorze semaines de grossesse, le remboursement complet et l’abolition du délai de réflexion et de la notion de détresse. Les Pays-Bas ont également approuvé, en 2022, un projet de loi visant à supprimer le délai de réflexion. Pendant ce temps, en Belgique, les propositions d’assouplissement de la loi se heurtent au véto des démocrates-chrétiens. À l’international, les situations varient et, dans certains pays, les mouvements conservateurs sont parvenus à limiter fortement l’accès à l’avortement ainsi que les droits de la communauté LGBTQ+. De toute évidence, les questions qui préoccupaient les féministes des années 1970 sont toujours d’actualité en 2023.