La sexualité des jeunes femmes dans les romans néerlandais d’aujourd’hui: pas qu’une partie de plaisir
En matière de sexe, dans la littérature néerlandaise, la vision masculine a prévalu pendant des décennies. Mais aujourd’hui, une nouvelle génération, principalement des femmes, met en lumière l’autre perspective. Quel rôle joue la sexualité dans les récents romans d’Eva Coolen, de Valentijn Hoogenkamp, de Tobi Lakmaker et de Hannah van Binsbergen?
Le sexe fait vendre, selon l’une des hypothèses marketing de notre société de consommation. La littérature néerlandaise ne fait pas exception. En témoigne le succès retentissant des Délices de Turquie (1976) de Jan Wolkers1, histoire d’amour entre deux jeunes gens dont les scènes de sexe explicites, notamment, ont fait du livre –et de son adaptation cinématographique ensuite– un best-seller.
Le roman de Wolkers a inauguré en littérature néerlandaise une tendance dans laquelle l’érotisme n’a plus peur de s’afficher: citons les livres de Ronald Giphart ou d’Ilja Leonard Pfeijffer, les rois néerlandais de la scène érotique. Le sexe, cependant, est souvent vu à travers les yeux des hommes: c’est un regard qui dévore avec avidité le corps féminin et amène le lecteur à se demander si la partenaire tire autant de plaisir des ébats décrits que le protagoniste masculin.
À cette question, la littérature néerlandaise offre de plus en plus de réponses. Récemment sont parus plusieurs romans mettant au centre la sexualité féminine, et en particulier son éclosion à l’adolescence. Regeneratie, le deuxième roman d’Eva Coolen (°1988), raconte la cavale de deux jeunes filles à la suite d’un crime qu’elles ont commis. Dans Harpie de Hannah van Binsbergen (°1993), une jeune femme en quête de son identité décide de vendre son corps en tant qu’escorte. De geschiedenis van mijn seksualiteit (L’Histoire de ma sexualité) de Tobi Lakmaker (°1994) décrit la lutte intérieure qu’une jeune femme mène avec sa sexualité (à la sortie du livre, Tobi s’appelait encore Sofie). Quant à Het aanbidden van Louis Claus (L’Adoration de Louis Claus), premier roman de Valentijn (anciennement Helena) Hoogenkamp (°1986), il s’agit d’un diptyque racontant l’histoire de Carla qui, à l’adolescence, tombe amoureuse de Louis, un garçon peu conventionnel, et le retrouve à trente ans alors qu’il a fait carrière en tant qu’acteur.
Dépucelage en voiture
Tous ces livres adoptent le point de vue d’une protagoniste féminine et témoignent en substance que le sexe n’est pas toujours uniquement une partie de plaisir. Regeneratie d’Eva Coolen nous fait vivre le roadtrip de deux lycéennes qui en ont visiblement lourd sur la conscience; ce poids qui les hante ne sera divulgué qu’à la fin. En attendant, on tremble avec elles lorsqu’elles se déguisent, fuient les caméras de surveillance, paient en liquide –histoire de rester anonymes le plus longtemps possible. Elles passent la nuit alternativement en voiture et à l’hôtel, empruntent leurs leçons de vie à des influenceurs et artistes pop, tels que Cardi B et Ariana Grande: «Whoever said money can’t solve your problems must not have money enough to solve ’em.» («Celui qui a dit que l’argent ne résout pas les problèmes ne doit pas en avoir assez pour les résoudre»).
Photo © I. Sánchez Olid
Les deux jeunes filles ressentaient depuis longtemps le besoin de fuir les nouveaux lotissements uniformes d’Almere, une ville du centre des Pays-Bas, où elles gagnent péniblement leur argent de poche comme caissières dans le supermarché local. L’argent s’avère plus facile à gagner lorsqu’elles répondent à l’appel d’un presque paralytique qui cherche quelqu’un pour des soins quotidiens. Malgré son mécontentement initial quant à leur fonctionnement, il leur confie de plus en plus de tâches, leur demandant de le nourrir jusqu’à le border dans son lit au moment du coucher.
La relation entre les deux filles est déséquilibrée: la narratrice se sent beaucoup moins jolie et expérimentée que son amie, laquelle prend l’ascendant non seulement au travail chez l’invalide, mais également dans leur voyage. Elle possède aussi une plus grande expérience érotique: tandis que l’héroïne se languit en secret d’un charmant collègue du supermarché, son amie est déjà active sexuellement.
D’autres drames se cachent entre les lignes: le personnage principal semble avoir une relation difficile avec sa mère, qui ne s’occupe guère d’elle. Elle s’interroge également sur sa sexualité: elle admire ses copines qui se sont déjà trouvées sur ce plan, et doute parfois de son orientation. Durant la cavale en voiture, elle tente de trouver quelques réponses à ses tâtonnements en ramenant dans sa chambre d’hôtel un garçon peu attrayant afin qu’il la déflore –une expérience qui se révélera tout sauf agréable, d’autant qu’elle l’appréhende comme douloureuse.
Mères malades
Regeneratie d’Eva Coolen présente des similitudes frappantes avec le roman de Valentijn Hoogenkamp, Het aanbidden van Louis Claus2, dans lequel se déroule une quête similaire. Dans ce dernier roman, toutefois, l’espoir semble d’abord permis: au lycée, il est question d’un amour réciproque entre l’héroïne, Carla, et l’extravagant Louis, qui n’aime rien tant que de venir au lycée déguisé en clown. Mais là encore, un drame familial s’immisce –la mère de Carla se voit diagnostiquer une tumeur– et son amie Juicy est renvoyée de l’école pour usage de drogue. Dans ce livre également, le personnage principal admire ses amies, plus expérimentées et en apparence mieux dans leur peau. Dans Het aanbidden van Louis Claus également, Carla ressent une confusion croissante quant à son orientation sexuelle. Lorsqu’elle embrasse une amie tout en étant avec Louis et qu’elle en parle à ce dernier, il réagit avec flegme: rouler une pelle à une fille ne compte pas.
Photo © Sanja Marusic
L’importance significative de cet événement apparaît en revanche plus tard, lorsque Carla fréquente l’artiste extravertie Destiny, à nouveau une partenaire qu’elle admire pour sa créativité et sa personnalité sociable. Une fois encore, Carla se retrouve écrasée, dans ses amitiés, dans sa famille. Entre-temps, sa mère est morte, mais les relations avec son père ne se sont guère améliorées. La scène dans laquelle il annonce à sa fille de quinze ans qu’il est temps pour elle de se faire poser un stérilet est édifiante –un constat impersonnel qui se passe de l’avis de la jeune fille.
Une grande confusion s’installe enfin dans la seconde partie du roman, lorsque Louis réapparaît en tant qu’acteur célèbre et que Carla ne peut lui résister. Après leurs ébats, ils reviennent sur leur relation de jeunesse et se souviennent de leurs tentatives d’être différents des autres.
On trouve d’autres mères malades dans De geschiedenis van mijn seksualiteit de Tobi Lakmaker. Dans ce premier roman aussi, ce fait est introduit incidemment: «Croyez-le ou non, mais ma mère a vraiment été malade tout au long de cette histoire», lit-on à l’approche de la fin. Ce qui n’avait été qu’effleuré dans les chapitres précédents prend alors toute son ampleur. Jusque-là, des chapitres autonomes, allant et venant dans le temps, racontent l’histoire de la jeune Sofie, qui tente maladroitement de cerner sa sexualité en entretenant différentes relations avec des hommes et des femmes.
© Willemieke Kars
Sur un ton humoristique loué par de nombreux critiques, Lakmaker révèle combien la vie peut être compliquée quand on peine à se situer. Les émotions que Sofie parvient à réprimer pendant presque toute l’histoire émergent pleinement dans le dernier chapitre, à la mort de sa mère. Mais même alors, l’humour l’emporte, par exemple lorsqu’elle se promène dans le cimetière en voiturette de golf avec un directeur de pompes funèbres.
Le sexe avec Satan
On retrouve ce même drame dissimulé sous un ton impassible dans Harpie de Hannah van Binsbergen, où une jeune femme du nom de Harpie cherche un moyen de se défendre contre ses pulsions suicidaires. Depuis sa rupture sentimentale et l’arrêt de ses études, elle ne sort plus de sa chambre. Ses seules conversations sont celles qu’elle entretient avec Satan, qui lui parle en italique et tente par un langage séducteur de l’inciter à de mauvais choix de vie.
Harpie décide de poser un ultimatum: elle se donne encore un an pour remonter la pente avant de se suicider. Elle tente une dernière fois de faire quelque chose de sa vie en acceptant un triste emploi de bureau, où elle passe ses journées derrière un guichet à accueillir des clients, à prendre des appels téléphoniques et à ouvrir du courrier. Le soir, elle sert de dame de compagnie à des hommes aux désirs sexuels déviants, qui lui demandent par exemple de se planter un couteau dans la chair.
© © S. Marušić
Ce monde n’est pas tout à fait inconnu de Harpie. Dès le début de l’histoire sont évoqués les abus d’ordre sexuel qu’elle a subis durant sa jeunesse. Sa précédente relation se fondait en outre sur un jeu du chat et de la souris dans lequel son partenaire Albert s’ingéniait à l’humilier et à la rendre dépendante de lui. À l’école secondaire également, Harpie a allègrement expérimenté ce genre de situation, en se laissant pratiquer un cunni par le garçon le plus populaire de l’école sur le toit du bahut. Les séances bimensuelles de thérapie de groupe censées rectifier ce travers se révèlent vaines: Harpie continue de se livrer à des «parties de baise avec des étrangers», pas tant pour s’autodétruire, selon elle, que pour s’infliger une douleur émotionnelle.
La prostitution comme échappatoire
Le sexe tarifé, qui fait partie intégrante du plan de rétablissement concocté par Harpie elle-même, fait aussi écho à la peur de s’attacher de nouveau, après la désillusion vécue avec Albert: tant qu’elle parvient à avoir des relations sexuelles exemptes d’amour, tout va bien, mais «dès qu’elle couchait avec un homme qu’elle trouvait chouette et qui la trouvait chouette, qu’il la gardait serrée dans ses bras après avoir fait l’amour, dès qu’elle aimait l’odeur de sa transpiration et que son corps endormi contre le sien lui racontait toute la nuit de doux, trop doux mensonges, cela devenait beaucoup trop dangereux pour elle.»
Afin de maintenir une distance émotionnelle de sécurité, le soir, elle se rebaptise Sylvia –une version d’elle-même qui s’abandonne sans mal aux fantasmes sexuels de ses clients. Cette transformation ne semble lui poser aucun problème –la douleur qu’elle éprouve peut même être «créative» à ses yeux, «elle peut pousser au changement».
Pendant ce temps, Satan observe de loin, comme un amant manipulateur qui prétend l’aimer et en même temps la retourne contre elle-même. Parfois, il prend l’apparence des personnes de son entourage. Harpie apprend systématiquement à le démasquer lorsque ces personnes se mettent soudain à débiter des textes destructeurs. Mais cela amène Harpie à se méfier en permanence du monde extérieur, qui peut toujours se révéler n’être qu’une mascarade de son copain satanique.
son désir extrême de changement se fonde donc tout de même sur une continuité: le désir profondément humain d’être vu et aimé
Cela semble également conforter Harpie dans l’idée que chacun joue un rôle dans la vie et que l’on peut changer de personnage à volonté. Ainsi essayait-elle de plaire à Albert en devenant une «fille de rêve», «la plus chaude, la plus douce et la plus belle qu’il ait jamais eue». Elle testait différents comportements, différents déguisements, et continuait de se transformer, dit-elle. « Je pensais que je réussirais ce que tant de femmes s’efforcent de faire: me renouveler sans cesse, tout en restant familière. Et ainsi me l’attacher.»
En fin de compte, son désir extrême de changement se fonde donc tout de même sur une continuité: le désir profondément humain d’être vu et aimé. Mais la haine profonde qu’Harpie semble nourrir envers elle-même et sa propre féminité ne facilite pas les choses.
Le labyrinthe sexuel
Ce sentiment d’infériorité résonne également dans les autres livres. Il constitue le terreau d’une initiation sexuelle douloureuse, dans laquelle la différence de valeur entre l’homme et la femme est présentée comme allant de soi. La recherche d’alternatives passe souvent par des expériences avec des amies plus aguerries, aussi dans le domaine des stupéfiants, qui renforcent les personnages principaux dans l’idée qu’il est encore préférable de fuir –dans des mondes et des personnalités alternatives, où l’on peut être une version indépendante ou, au contraire, parfaitement aimable de soi-même.
Cette dernière version naît notamment de l’adaptation aux canons de beauté qui dominent de nos jours et dont les meilleurs ambassadeurs sont les célébrités qui apparaissent dans Regeneratie d’Eva Coolen. En montrant au monde entier leurs fesses et leurs seins refaits, les instagrammeuses clament que la chirurgie plastique n’est plus un secret, mais un moyen légitime et naturel de se transformer en qui l’on devrait être.
En ce sens, les romans de Coolen, Lakmaker, Hoogenkamp et Van Binsbergen peuvent être lus comme un avertissement: dans leur quête d’une sexualité adulte, les jeunes femmes risquent de se perdre, tant qu’elles ne sont pas convaincues d’être bien telles qu’elles sont. L’absence fréquente dans ces histoires d’une figure maternelle rassurante suggère que la solution pourrait résider dans un modèle sain, qui, dès les premières années de vie, offre un cocon sûr contre les bruits du monde extérieur.
Lisez:
«Mon Dieu», un extrait de Regeneratie d’Eva Coolen;
L’étape de l’Honnête Dépucelage, extrait de De geschiedenis van mijn seksualiteit de Tobi Lakmaker;
Un stérilet en cuivre, tiré de Het aanbidden van Louis Claus de Valentijn Hoogenkamp.
Notes:
1. Titre original: Turks fruit. La traduction française, signée Lode Roelandt, a paru aux éditions Belfond de Paris en 1976.
2. La première édition, publiée en 2021, est parue sous le nom de Helena Hoogenkamp.
Bibliographie: