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littérature compte rendu

«Je m’en tire toute seule»: la sexualité en toutes lettres de Tobi Lakmaker

23 octobre 2024 4 min. temps de lecture

Bien que très courte, la phrase «Je m’en tire toute seule» du roman de Tobi Lakmaker en dit long sur le contenu de ce livre et sur son auteur.

«Je m’en tire toute seule». C’est la première phrase qu’on peut lire lorsqu’on ouvre Ma sexualité en toutes lettres, roman de Tobi Lakmaker. Placée en dédicace, en bordure du texte donc, cette phrase appartient à ce dernier sans tout à fait s’y confondre, louvoyant entre le réel de l’auteur qui signe et la fiction de ce qui fait déjà partie de l’œuvre.

Si j’ouvre ma critique en parlant d’elle, c’est qu’il faut peut-être la garder en tête pour appréhender un ouvrage dont elle semble orienter la lecture, annoncer le projet: «Je m’en tire toute seule». Car, pourrait-on se dire d’emblée, couplant la dédicace au titre, que voilà une belle façon d’amorcer un roman d’émancipation!

Et on n’aurait pas tout à fait tort: le livre se déploie effectivement selon les codes du roman de formation, qu’elle soit sexuelle ou littéraire: «Pour vous dire la vérité: un grand poète, voilà ce que je voulais devenir», énonce dès les premières pages la narratrice.

S’en tirer toute seule, pourrait-on se dire encore, avant de lire, c’est sans doute aussi l’avertissement d’une narratrice qui n’en a plus rien à faire de l’opinion des autres -une narratrice qui nous dira les choses telles qu’elles sont, décomplexée qu’elle est sur sa «sexualité en toutes lettres». Et encore, le récit que nous fait Sofie est bel et bien de cet ordre, la langue argotique employée (que rend parfaitement d’ailleurs la traduction française de Daniel Cunin) va aussi en ce sens.

Toutefois, cette même voix, par l’humour qui la tient, qui rappelle par moment celle d’une voyageuse du bout de la nuit, est aussi ce qui permet de complexifier la «simple» rébellion que pourrait laisser présager la dédicace.

Ma sexualité en toutes lettres compte trois parties. La première, celle à laquelle le titre permet le plus clairement de s’attendre, est axée sur l’apprentissage de la sexualité de la narratrice -sexualité à entendre au sens à la fois de vie, d’orientation et d’identité, Sofie évoquant d’entrée de jeu qu’elle a désormais «les cheveux très courts et (fait) partie d’un groupe de discussion pour transgenres».

La première partie fait en ce sens le récit décapant de ses premières rencontres amoureuses et de ses divers échecs de jeune adulte, qu’elle aborde comme des anecdotes à la fois marquantes et risibles, l’un n’empêchant jamais l’autre: «C’est le problème avec le cul», nous explique-t-elle: «en général, dès qu’on commence à en parler, on ne peut plus s’arrêter», avant d’ajouter, avec cet humour inimitable: «En fait, le sexe, c’est comme une conduite d’eau: très chiant quand ça merde, mais, au fond, on ne peut pas s’en passer. Ce qui ne veut pas dire que la vie entière tourne autour des conduites d’eau. Vous pigez?»

Lorsqu’on ferme ce premier ouvrage de Lakmaker, on n’a bien qu’une envie: le relire

La deuxième partie du livre est cette fois sur le parcours philosophique et littéraire de Sofie, d’une part, et sur ses voyages, de l’autre, lesquels lui permettent notamment de critiquer avec intelligence les rapports sexualisés qui viennent jouer sur la possibilité même de tout apprentissage: «Quand on voyage en tant que fille, on n’apprend rien du tout sur le monde», énonce-t-elle, après avoir évoqué la banalité du harcèlement sexuel que vivent les femmes qui voyagent, «on apprend seulement qu’il y a un regard qui ne nous appartient pas». Sofie, dans cette partie, comme dans la première, on peut dire effectivement qu’elle «s’en tire toute seule»: et la difficulté de certaines expériences qu’elle raconte est toujours écrite avec une douce dérision qui l’allège, alors qu’elle passe, par exemple, du récit des harcèlements vécus à celui de la difficile conservation du fromage frais en camping.

Toutefois, et le tour de force du roman est là -celui qui me fait vous dire de le lire, absolument-, ce n’est finalement ni l’apprentissage du monde extérieur, ni celui de la sexualité de la narratrice, qui sont, seuls, le centre du récit, mais plutôt le spectre qui plane d’un deuil à faire, apprentissage mélancolique qui occupe la troisième partie du roman: «Croyez-le ou non, mais ma mère était vraiment malade pendant toute cette histoire». C’est là où la beauté de la plume de Lakmaker, qui allie l’humour et la légèreté à la gravité, se déploie le plus singulièrement; c’est aussi là où le livre prend une tournure à laquelle on ne s’attendait pas, empruntant le chemin d’un récit de deuil qui se superpose à celui de l’identité à construire et à revendiquer, et c’est en cela qu’elle se démarque le plus nettement de ce que pourrait être le cliché du genre.

Ainsi, lorsqu’on ferme ce premier ouvrage de Lakmaker, on n’a bien qu’une envie: le relire, du tout au tout, pour rire à nouveau avec la narratrice, mais rire peut-être différemment. Et on ne peut alors que tomber à nouveau sur l’exergue, laquelle prend soudain toute la dimension grave et douce qui habite tout le roman et lui donne sa force, son intelligence spécifique: «À M-M. – Je m’en tire toute seule».

Tobi Lakmaker, Ma sexualité en toutes lettres (titre original: De geschiedenis van mijn seksualiteit), traduit du néerlandais par Daniel Cunin, éditions La Peuplade, Saguenay (Québec), 2024.

Lisez ICI l’extrait paru antérieurement à sa traduction par La Peuplade sur les plats pays et dans Septentrion.

Léonore Brassard

professeure de littérature française à l’universite du Québec (Trois-Rivières)

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