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histoire

La Sodome du Nord. Les homosexuels étaient condamnés au bûcher dans la Bruges médiévale

Par Jonas Roelens, traduit par Marcel Harmignies
10 mai 2021 11 min. temps de lecture

La Belgique est l’un des pays les plus tolérants s’agissant des droits des personnes LGBT. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Nulle part en Europe occidentale les hommes homosexuels n’ont été aussi souvent persécutés que dans la Bruges de la fin du Moyen Âge. Une étude de l’historien Jonas Roelens démontre que la crise économique, la recherche de boucs émissaires et les préjugés envers les étrangers ont peut-être joué un rôle à cet égard.

Bruges, le 26 janvier 1558. Deux garçons sont placés sur un échafaud: François van Daele, dix-neuf ans, et Guillaume de Clerck, à peine quatorze ans. En dépit de leur jeune âge, les deux se voient infliger une sentence sévère. François et Guillaume seront flagellés jusqu’au sang avec des verges. Ensuite, leur cuir chevelu sera brûlé avec un fer chauffé au rouge. Après ce supplice atroce, les jeunes gens sont bannis du Comté de Flandre pour une durée de cinquante ans. Pourquoi ce châtiment? Ils avaient eu des «relations sexuelles contre-nature» avec un prêtre. Cette affaire choquante présente un aperçu saisissant de la répression de la sexualité déviante dans les Pays-Bas du Sud, et de l’importance du capital social (au sens sociologique) dans cette persécution.

François et Guillaume ont été condamnés pour sodomie. Ce terme emprunté à la Bible renvoie à l’histoire de Sodome et Gomorrhe relatée dans l’Ancien Testament. Les deux villes furent anéanties par le feu divin parce que les habitants mâles avaient des relations sexuelles entre eux. À la fin du Moyen Âge, le terme de sodomie était utilisé pour décrire toute une série de pratiques sexuelles n’ayant pas la procréation pour but. Le terme de sodomie désignait donc la masturbation, la bestialité, le sexe anal entre hommes et femmes, les abus sexuels envers des enfants et des actes homoérotiques. On plaçait donc clairement sous le même vocable une série d’activités sexuelles qu’aujourd’hui nous n’associons plus les unes avec les autres.

Sur le bûcher

En effet, le concept d’«orientation sexuelle» n’existait pas. Le choix de s’adonner à la sodomie était un choix individuel. Un choix lourd de conséquences. Puisque les sodomites allaient à l’encontre de l’ordre naturel et de la hiérarchie divine, ils pouvaient appeler à nouveau la colère de Dieu sur la société. Ils devaient par conséquent être sévèrement punis. Ordinairement, les sodomites étaient condamnés à la mort sur le bûcher. Dans certains cas il était tenu compte du fait qu’un individu n’avait pas pris l’initiative de se livrer à la sodomie, mais n’avait été que partenaire passif. Parfois, ils avaient la «chance» d’écoper d’une peine moins sévère. Ce fut par exemple le cas pour François et Guillaume.

L’histoire des deux garçons se trouve dans le «Bouc vanden Steene» de Bruges. On y consignait les procès-verbaux de tous les interrogatoires menés sous la torture dans la prison de Bruges. Leur déposition a par conséquent été recueillie dans la salle des supplices. Il en ressort que le prêtre avec lequel ils avaient eu des relations sexuelles avait des préférences assez peu orthodoxes pour quelqu’un de sa condition. Le prêtre les avait rencontrés à l’hôpital Saint-Jean de Bruges et les avait régulièrement invités, séparément, à passer la nuit chez lui.

Généralement cela se poursuivait par des ébats sexuels, au cours desquels le prêtre masturbait et pénétrait François et Guillaume à plusieurs reprises. Apparemment, il aimait pénétrer d’abord analement les garçons avec un cierge avant d’avoir un rapport sexuel avec eux. Ou, pour le dire avec les mots de Guillaume: «ende nam een hende van een kerse ende stack hem cofessant dat in zyn fondament ende datteterstondwuttreckende stack zynmannelickheyt in zyn fondament».

Quelque peu naïvement, les garçons décrivent comment le prêtre a fait cela plusieurs fois de suite, jusqu’à ce que de «l’humidité sorte de la “masculinité” du prêtre» (natticheyt uit de mannelickhede). Il semble qu’il ne s’intéressait pas qu’aux garçons. Une fois, le prêtre n’a pas réussi à avoir une érection alors qu’il avait un rapport sexuel avec Guillaume. Selon le garçon, le prêtre s’était alors plaint de ne pas être capable d’avoir son pénis dressé, quand bien même il se serait trouvé au milieu de toutes les femmes du monde (al ware ic tusschen alle vrauwen van de werelt, ic zoude niet staen).

Protection cléricale

Pourtant, les rencontres à caractère sexuel entre le prêtre et les jeunes gens se poursuivirent. Dans la journée, il devait certes régulièrement célébrer la messe, mais un certain matin, alors que le prêtre se préparait pour la messe, il interdit à Guillaume de sortir du lit, alla célébrer l’eucharistie, rentra chez lui et eut encore une fois un rapport avec le garçon. Le comportement de ce prêtre ne correspondait donc pas du tout à ce qu’on pouvait attendre d’un ecclésiastique.

Bien que la sodomie fut un «péché innommable», les membres du clergé étaient punis avec beaucoup plus de clémence que la population laïque

Cependant, il n’apparaît nulle part dans les documents juridiques du collège des échevins de Bruges. Les prêtres étaient en effet protégés contre les poursuites de la justice laïque. Ils n’avaient à se justifier que devant le tribunal épiscopal. Dans ces sources, le prêtre en question n’apparaît pas non plus, mais la probabilité qu’il ait été puni aussi sévèrement que François et Guillaume est faible.

Bien que la sodomie fût un «péché innommable» et l’un des pires crimes qu’un homme pût commettre, les membres du clergé étaient punis avec beaucoup plus de clémence que la population laïque. En général, ils étaient condamnés à une amende, ou bien ils devaient passer quelque temps au pain et à l’eau dans la prison épiscopale. Parfois, ils étaient bannis ou contraints d’entreprendre un pèlerinage. Mais on épargnait ordinairement les châtiments corporels aux ecclésiastiques qui s’étaient rendus coupables de sodomie.

Péché de jeunesse

François et Guillaume ne pouvaient pas compter sur ce genre de protection cléricale. Leur jeunesse ne constituait pas non plus une circonstance atténuante. Ce qui était le cas en d’autres lieux. Dans des villes comme Florence, les pratiques homoérotiques impliquant des jeunes gens étaient souvent classées comme péché de jeunesse. On ne considérait pas comme anormal le fait que des jeunes hommes pas encore économiquement en situation de fonder un ménage acquièrent entre eux une expérience sexuelle, comme une sorte de rite de passage à la vie adulte.

Nous ne trouvons pas ce genre de raisonnement dans les Pays-Bas du Sud. Cela tient beaucoup au fait qu’il n’était pas clairement défini quand les jeunes devenaient sexuellement adultes et par conséquent responsables de leurs actes. Dans les Pays-Bas du Sud, cet âge dépendait du droit coutumier, variable d’une région à l’autre. Cette situation ambiguë laissait entrouverte la porte aux collèges d’échevins locaux pour prendre les décisions ad hoc dans des affaires où des jeunes étaient impliqués. Ainsi, un jeune de quatorze ans a été considéré comme une innocente victime d’abus sexuels, tandis qu’un autre du même âge était jugé coupable de sodomie et sévèrement puni.

Ce genre de logique était partiellement responsable du nombre élevé de poursuites dans les Pays-Bas Sud. Au cours de mes recherches doctorales, j’ai cartographié les poursuites pour sodomie entre 1400 et 1700 environ pour Anvers, Bruges, le Franc de Bruges (1), Bruxelles, Gand, Ypres, Louvain et Malines. Un patient examen archivistique de quantité de documents juridiques a montré qu’au cours de cette période, au moins 207 procès ont eu lieu, impliquant 406 individus. Pas moins de 252 d’entre eux durent payer de leur vie leurs désirs «contre nature» et finirent sur le bûcher. Plus de la moitié des personnes accusées de sodomie dans les Pays-Bas du Sud furent donc condamnées à mort.

Ces chiffres macabres se démarquent de la situation dans le reste de l’Europe occidentale à l’époque. Dans des villes comme Londres, Paris ou Amsterdam, il n’y avait pratiquement pas de procès pour sodomie aux XVe et XVIe siècles. Les Pays-Bas du Sud étaient donc l’une des régions les plus actives de l’Europe occidentale pour ce qui concerne la répression de la sodomie à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne.

La théorie du bouc émissaire

La cause de ces chiffres élevés de poursuites n’est pas sans équivoque. D’un côté on peut faire référence à la théorie du bouc émissaire développée par Robert Moore en 1987. Il postule que les autorités au Moyen Âge cherchaient de plus en plus à marginaliser les minorités indésirables. Le doigt pointé sur ces minorités en tant qu’ennemi collectif supposé de la société faisait office de paratonnerre contre les désordres sociaux. En effet, poursuivre un bouc émissaire donnait l’illusion que les autorités contrôlaient une certaine crise sociale.

Cette théorie du bouc émissaire semble certainement applicable à Bruges, la ville où François et Guillaume ont été condamnés. C’est que, aux alentours de 1450-1550, la ville connaissait une période très perturbée. Graduellement, Bruges a perdu son monopole de principale métropole commerciale de l’Europe occidentale. Après plusieurs épidémies de peste au XIVe siècle, la population de la ville avait diminué et, même si beaucoup de produits de luxe étaient encore négociés à Bruges, les beaux jours de la ville semblaient appartenir au passé. La fin du XVIe siècle fut marquée par des révoltes politiques, ce qui causa beaucoup d’agitation. Ces troubles étaient préjudiciables au climat commercial dans la ville.

De plus, l’ensablement progressif du Zwin rendait de plus en plus difficile pour Bruges le maintien d’un accès commercial direct à la mer du Nord. Les marchands étrangers se résignaient, de plus en plus nombreux, à déplacer leurs activités dans d’autres villes des Pays-Bas telles Bois-le-Duc ou Anvers, qui prendraient le relais en tant que principal port de la région de Bruges.

Hasard ou non, la période de stagnation socio-économique à Bruges coïncide particulièrement bien avec l’augmentation du nombre de procès pour sodomie dans la ville. La plupart de ces poursuites ont eu lieu entre 1450 et 1525. En effet, en période de mécontentement social, la nécessité de désigner un bouc émissaire était plus grande qu’en temps d’abondance et de prospérité.

Antécédents sociaux

Néanmoins, nous devons être prudents dans la référence à la théorie du bouc émissaire de Moore. Ainsi, il attribue la responsabilité presque totale de cette chasse aux minorités indésirables aux autorités religieuses et profanes. D’autres historiens aussi ont souligné par le passé à quel point la répression de la sodomie était un instrument commode au début du processus de construction de l’État moderne. La persécution d’une minorité a donc été interprétée comme une manière de montrer à la population locale qui était le patron à Bruges. Bien que cet élément ait certainement pu jouer un rôle, nous pouvons difficilement imaginer le duc de Bourgogne Philippe le Bon ou le roi d’Espagne Philippe II allant traquer des délits dans chaque chambre à coucher de Bruges. Même pour leur bailli, représentant du souverain dans la ville, cette sorte de surveillance minutieuse aurait constitué une tâche herculéenne.

Dans de nombreuses régions d’Europe, les migrants et les nouveaux venus, souvent regardés avec méfiance, sont surreprésentés dans les chiffres de poursuites

La demande d’une répression plus sévère de la sodomie doit donc en grande partie avoir été soutenue par la population. La sodomie était une «infraction» qui, contrairement aux actes criminels comme le meurtre ou le vol, laissait rarement des traces. En tout cas pas quand des pratiques homoérotiques interdites par l’opinion commune avaient lieu par consentement mutuel. Il en allait autrement, évidemment, s’il y avait eu des tentatives ratées de séduction, dans le cas où des avances sexuelles dans l’auberge locale ou les bains publics n’avaient pas été appréciées par un tiers, qui saisissait la justice. Cependant, dans beaucoup de procès pour sodomie, il manquait une preuve irréfutable et les autorités municipales dépendaient dans une grande mesure de la circulation des potins locaux pour pister les cas de sexualité déviante.

De plus, les antécédents sociaux d’une personne jouaient un grand rôle. Les accusés de sodomie qui appartenaient à la classe aisée étaient mariés, citoyens à part entière de la ville, exerçaient un métier… et pouvaient souvent compter sur des témoins pour plaider leur cause. C’était naturellement beaucoup moins le cas lorsqu’un marginal était accusé de sodomie. Nous constatons aussi dans de nombreuses régions d’Europe que les migrants et les nouveaux venus, souvent regardés avec méfiance, sont surreprésentés dans les chiffres de poursuites. Parce qu’il courait plus souvent des ragots sur ces migrants et qu’ils étaient, de ce fait, plus promptement livrés à la justice.

Vicissitudes érotiques

Nous ne savons pas avec précision comment s’est conclu, judiciairement, le comportement sexuel de François, Guillaume et de leur prêtre. Mais ce qui est certain, c’est que leurs escapades érotiques faisaient jaser à Bruges. En effet, dans le dossier reviennent à la surface des rumeurs sur le prêtre qui vivait avec les garçons comme on le fait d’ordinaire avec une femme (dat hy met hem confessantsoudeleeven of gheleeft hebben ghelick met een vrauwe).

Le fait que même les vicissitudes érotiques d’un prêtre parvenaient aux autorités municipales via des ragots nous dit peut-être quelque chose sur l’esprit du temps en 1558. Même si les religieux restaient généralement à l’abri des ingérences juridiques, la population cancanait cependant librement. La Réforme, la propagation rapide du protestantisme et la critique des nombreuses dérives imputables aux prêtres dans le Sud des Pays-Bas ont peut-être eu une influence en ces circonstances. Mais il est tout autant possible que cette affaire soit sortie au grand jour parce que la mauvaise situation socio-économique à Bruges augmentait le besoin d’un bouc émissaire et la condamnation d’une conduite socialement indésirable. Pourtant, certaines traditions anciennes tenaient bon: ainsi, le prêtre en question resta lui-même hors d’atteinte, tandis que deux garçons payèrent les pots cassés.

En ce sens, le cas de François, de Guillaume et de leur prêtre symbolise aussi bien la rigueur de la répression de la sodomie à Bruges que la théorie du bouc émissaire. De plus, cette histoire illustre l’importance du capital social et la norme souvent double lors de la poursuite d’un comportement sexuellement «déviant». Dans cette mesure, ce cas peut même servir de miroir à notre société d’aujourd’hui.

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Jonas Roelens

historien attaché à l'Universiteit Gent

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