Cette nouvelle de Simon Vestdijk a été écrite en 1926, mais elle n’a été publiée pour la première fois qu’en 1983. Elle est extraite de De grenslijnen uitgewist. Nagelaten verhalen (Les Frontières effacées. Histoires posthumes), paru aux éditions De Bezige Bij, Amsterdam, 1984, p. 193-194.
Le soir tombe, les bois dans le lointain disparaissent dans une brume: de basses écharpes horizontales, plus bleues et plus sombres que le ciel, plus grises que la terre. Telle une anémone de mer qui n’a plus longtemps à vivre, le coucher de soleil pâlit en passant par toutes les couleurs du spectre. Seule la tour, en haut de laquelle nous nous faisons face – lui et moi –, se trouve couronnée d’une tardive lueur dorée, subsistant aux confins du jour.
Il n’y a là plus que la nue dégagée pour assister à cette âpre entrevue.
La solitude du lieu le fait apparaître tel qu’il est. Comme il laisse son désir – rouge d’excitation à l’endroit d’une femme en partie dévêtue – enfler sur son large visage, il me faut mobiliser toutes mes forces pour rester droit sur mes jambes et ne pas exploser, le couvrir de coups, chercher à l’étrangler avant qu’il ne m’ait tout raconté. Je suis en apparence concentré sur le marché que nous allons conclure, mais en réalité: rivé de tout mon être sur le poignard qui, brûlant sous ma main moite et dissimulée, fume.
Or, c’est une arme froide qui doit porter le coup. J’imagine qu’au contact de son corps, l’acier chauffé se fondrait avec sa chair en une masse bouillante, et que, si je ne me refroidis pas entièrement envers lui, à tout point de vue, sa lubrique bassesse va surpasser mon impuissance.
Ainsi je me tiens là, différant chacune de mes paroles, à fixer l’horizon au-delà des créneaux ou par la meurtrière liserée de poudre, horizon qui a cessé depuis un moment d’être une ligne fixe: élargi et ondé en un brouillard pourpre, il se rapproche des prés et du bétail, de la douve et du cheval à la robe châtaigne qui attend, sûr de lui-même, si haut du garrot, si parfaitement sellé qu’il suffirait à l’homme qui me fait face de siffler pour bientôt galoper sans relâche vers sa victoire.
Hésitant, fébrile, pointant mes regards au-delà de son visage, je le soupèse sur mes deux mains; par souci de me protéger, j’estime qu’il mérite que je déploie tous mes efforts.
L’eau dans laquelle il pourrait se noyer me paraît elle aussi chaude, étouffante, peu profonde, alors que le vide au-dessus d’elle se trouve réduit par le reflet du ciel, ciel encore très haut malgré tout, vaste, illimité, et, tout au fond, trop lumineux et trop dépourvu de rides pour recevoir un corps noir dans sa chute. À moins que celui-ci ne reste accroché aux hirsutes plantes grimpantes du donjon, à moins qu’un aigle ne l’emporte au moment où il sera à plat ventre sur la corniche, mes poings fichés dans son dos.
Car tout ici sous cette lumière est trop manifeste, trop puissant, comme si le soleil niait à l’avance ce qu’une soudaine éclipse pourrait glisser le long de ses rayons.
C’est pourquoi je me détourne de ce cadre et, sans cesser de pousser mes paroles vers lui comme autant d’avant-postes, me renfonce dans l’escalier en colimaçon qu’il a gravi et qui, par le passage exigu entre les murailles verticales, dissimule hauteur et chute, les compresse au centuple et les étire. Quant aux nombreuses marches glacées et sombres, qui fuient sans répit côté droit, elles défilent sous mes yeux, de même que la porte fermée de la tour du donjon et l’absence de ciel comme de tout témoin.
Alors que le soleil a presque disparu et que la rosée du crépuscule tombe enfin approbativement sur nous, nous entreprenons de redescendre: lui très vite, livré à dix, à quinze marches à la fois, ricochant de gauche à droite comme un bruit dans un puits sonore; moi derrière, grandissant plus encore dans l’air vespéral, concentré sur mon poignard: tirée et déjà refroidie, la lame qui, entre les arêtes des pierres de la tour, va se révéler plus acérée qu’il n’y paraît.