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littérature

«La vie après la mort d’Anna Portier»: un roman du deuil

Par Judith Maassen, traduit par Noëlle Michel
10 février 2020 5 min. temps de lecture La première fois

Sans histoire, vous auriez tout aussi bien pu ne pas être là, pense Anna Portier sur son lit de mort. Judith Maassen rend hommage à la vie d’Anna dans un premier roman émouvant sur le deuil, la mort et les vies que l’on peut ou non mener.

La collection de cailloux

L’infirmière lui dit que c’est la nuit et qu’elle doit essayer de dormir. Sa vie semble soumise aux mêmes règles que si elle était en pleine forme. Ils veulent même la forcer à avaler ses cinq fruits et légumes par jour. Manger! Dormir! Pourquoi, au nom du ciel? Pour mourir fraîche et dispose, le ventre plein?

Les lumières s’éteignent, on n’entend pas ses protestations. Ces heures-là ne lui sont d’aucune utilité. Même si elle veille toute la nuit sans être dérangée, il fait trop sombre pour écrire. Sa lampe de chevet, poussée au profit d’un verre d’eau qu’elle doit boire avec ses médicaments, n’a pas été remise en place. Elle ne peut pas l’atteindre.

La clé tourne dans la serrure de la porte d’entrée.

«Inutile que je me déplace demain», entend-elle dire son infirmière dans la rue. «Je ne reviendrai que dans deux semaines.» Bref silence. «Si c’est encore nécessaire.»

Elle reconnaît le son d’un briquet qu’on allume, des pas sur le trottoir, une portière qui claque, le bruit d’un moteur, qui s’éloigne peu à peu. Puis juste un bruissement. L’eau dans les canalisations de sa maison. Le sang qui circule lentement dans ses veines. La rage dans son corps, parce qu’elle doit attendre le matin et qu’elle ne sait pas combien de temps il lui reste ni si ce sera suffisant. Sans stylo, elle ne peut plus réfléchir.

Une fois ses yeux habitués à l’obscurité, elle distingue les contours de sa collection de cailloux sur le meuble en face du lit. La vieille armoire de sa mère. La plupart des pierres qu’elle a tenues dans ses mains durant son existence, elle les a abandonnées ailleurs. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle ramasse des cailloux pour les déplacer. Elle en retire le sentiment de changer un tout petit peu le monde. Les plus jolies pierres, elle les a gardées. En souvenir. Évocations d’un bel endroit ou d’un moment particulier, c’était en tout cas le but. Pour être honnête, chacune d’entre elles ne lui rappelle rien d’autre que la collection elle-même. Elle ne sait plus quels lieux elle est censée se remémorer.

Elle a commencé pendant des vacances en Angleterre avec ses parents. Ils logeaient dans une ferme sombre où on élevait des moutons. La journée, ils partaient pour de courtes promenades. Au supermarché, où ils achetaient de la marmelade, et à la vieille église du village, entourée d’un petit cimetière. En marchant le long des tombes, ils découvrirent une zone réservée aux enfants. Les deux sépultures devant lesquelles Anna s’arrêta ne pouvaient être plus différentes l’une de l’autre. La première était décorée de cailloux colorés comme ceux d’un aquarium, et dotée d’une croix où figuraient des lettres ornées et la photo en noir et blanc d’un petit garçon qui fixait l’objectif. La deuxième était recouverte de sable, uniquement. Un piquet de bois était enfoncé dans la terre, comme une étiquette indiquant la variété dans un pot de fleurs. Enfant, Homo sapiens. Le temps avait effacé le nom et la date qui avaient dû y figurer. Ses parents l’avaient déjà dépassée, elle était seule. D’un coup de pied, elle dérangea les cailloux disposés en forme de vagues et en déposa une poignée sur la tombe laissée à l’abandon.

La chambre de sa mère

La chambre où est couchée Anna était autrefois celle de sa mère. Elle avait emporté le grand lit dans cette maison plus petite où ils avaient emménagé après le départ de Paul. Il avait fallu le démonter pour le faire entrer dans le nouveau logis. Anna l’avait remonté avec la perceuse qui se transformait en visseuse en un tournemain.

La première nuit, elle s’était réveillée en sursaut. Sa fenêtre avait disparu. Une autre, lumineuse, apparaissait du mauvais côté du lit. Mais c’était bien son lit à elle, son oreiller. Aucun doute là-dessus. Lentement, la pièce avait pivoté sur son axe jusqu’à ce qu’elle la reconnaisse. C’était la nouvelle chambre, dans la nouvelle maison. Avec la fenêtre à sa droite et non à sa gauche. La lueur des lampadaires transparaissait à travers les rideaux. Le tissu fin ne parvenait pas à stopper l’éclairage cru de la rue. Dans un coin s’entassait une pile de cartons de déménagement.

Après le départ de son père, quelque chose avait changé en chacun d’eux. C’était comme si tous trois avaient désormais le même âge, mais pas toujours au même moment. Parfois des enfants, capables d’engouffrer en une seule fois un paquet de biscuits ou de veiller le plus tard possible, puis des adultes, qui suspendaient eux-mêmes des lampes, vissaient leurs lits et perçaient des trous pour fixer le ramasse-miettes et le porte-serviettes. Depuis peu, Victor appelait sa mère par son prénom. Elle était la plus jeune des trois.

Elle entendit des voix. Pas dehors, mais à l’intérieur de la maison. Elle se leva et ouvrit la porte. Le bruit provenait-il de la chambre de sa mère? Les pieds nus, elle traversa le couloir. Doucement, elle frappa à la porte, tout en balayant d’un mouvement de la cheville les saletés qui lui picotaient la plante des pieds. Personne n’avait encore trouvé le temps de nettoyer les couloirs. Elle frappa de nouveau. Le silence se fit dans la chambre. Elle cogna encore, plus fort cette fois. «Maman?
– Qu’y a-t-il?», demanda sa mère d’une voix hésitante.
«J’allais te poser la même question, dit-elle.
– Rien. Il n’y a rien du tout.
– Je peux entrer?
– Bien sûr.» De nouveau ce ton indécis.
Elle ouvrit la porte avec précaution, comme si elle risquait de réveiller sa mère.
«Je n’arrive plus à dormir. J’ai été réveillée par des bruits, des voix je crois. Elles semblaient venir d’ici. Et par la lumière, je pense. Il me faudrait de nouveaux rideaux.»
La pièce était plus sombre que sa chambre.
Tandis qu’elle se tenait dans l’embrasure de la porte, ses yeux s’habituaient à la pénombre. «Allez, viens ici», dit sa mère.

Judith Maassen, La vie après la mort d’Anna Portier (titre original : Het nabestaan van Anna Portier), Querido, Amsterdam, 2019.

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Judith Maassen

© E. Martens.

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