La poésie demeure plus dans l’ombre en francophonie qu’en Flandre ou aux Pays-Bas. Néanmoins, les acteurs du champ littéraire ne ménagent pas leurs efforts pour rendre les poètes et poétesses de langue néerlandaise disponibles en français.
Lecteur, lectrice de Septentrion, vous êtes une perle rare. Non seulement vous connaissez la différence entre néerlandais et flamand, mais vous savez qu’il existe une littérature néerlandophone. Sans doute même êtes-vous capable de citer un ou plusieurs noms d’auteurs, vous savez que Max Havelaar n’est pas qu’un label de commerce équitable et vous comprenez ceux qui s’étonnent de voir dans certaines librairies françaises la littérature néerlandaise classée avec les lettres scandinaves.
Les poètes traduits du néerlandais deviennent au mieux des «poet’s poets» en France, lus et reconnus avant tout par leurs pairs
Je suis toujours surprise de constater que mes interlocuteurs, dès lors qu’il ne s’agit pas de professionnels de la littérature, ne sont que très rarement dans ce cas. Ils citent sans peine plusieurs auteurs anglophones, les grands noms de la littérature hispanophone, au moins quelques classiques allemands, et même portugais (Pessoa, …) et scandinaves (Ibsen, …) qu’ils connaissent a minima par ouï-dire. Pas de Néerlandais, pas de Flamands. Certes, ils ont entendu parler d’Anne Frank et d’Érasme, mais ce dernier écrivait en latin et la première n’est pas forcément associée à la littérature.
Un combat mené sans relâche
L’intérêt pour les petites littératures «exotiques» en France date en grande partie du XIXe siècle. Ainsi, c’est à cette époque qu’on découvre les lettres nordiques, à cette époque aussi que la Revue des Deux Mondes et le Mercure de France, notamment, consacrent une rubrique aux lettres néerlandaises. Au siècle suivant et de l’autre côté de la frontière linguistique, la Stichting ter Bevordering van de Vertaling van Nederlands Letterkundig Werk (Fondation pour la promotion de la traduction des œuvres littéraires néerlandophones) fait à partir de 1954 un travail qui consiste à «insister sans fin et être une présence encombrante dans les salons», pour citer son directeur Joost de Wit.
© B. Koetsier
Ce combat continue d’être mené sans relâche aujourd’hui par les deux organismes qui ont succédé à la fondation, le Nederlands Letterenfonds (Fondation néerlandaise des lettres) et Flanders Literature. De nombreux autres acteurs, parmi lesquels Septentrion, mettent depuis longtemps la main à l’ouvrage. Tout cela pour dire que rien ne semble justifier la ténacité de cette tache aveugle.
Des «poet’s poets»
En 2003, les Pays-Bas et la Flandre étaient les invités d’honneur du Salon du Livre de Paris. Un grand nombre de traductions vit le jour, la presse s’y intéressa; bref, on pouvait croire que les lettres néerlandophones allaient enfin sortir de l’ombre. Aujourd’hui, même si je ne dispose pas de données chiffrées, j’ai l’impression que les choses ont effectivement bougé, mais que les références littéraires néerlandaises sont toujours absentes de la culture générale du grand public.
C’est d’autant plus vrai pour la poésie, mon principal champ d’activité et genre marginal par excellence. Cela tient en partie à la structure du champ éditorial: si aux Pays-Bas les poètes sont publiés par les mêmes maisons d’édition qui publient aussi les romanciers à succès, en France ce sont souvent de petits éditeurs spécialisés qui placent la poésie au centre de leur activité, tandis que les grandes maisons d’édition lui consacrent au mieux une place subsidiaire. De ce fait, la poésie jouit aux Pays-Bas d’une plus grande visibilité, les petits éditeurs français n’ayant tout simplement pas les mêmes moyens commerciaux à consacrer à la publicité et à la diffusion.
Aussi la poésie se fait-elle généralement discrète au Salon du Livre. Elle a son propre podium, de taille plus modeste: le Marché de la poésie à Paris, qui braqua à son tour ses projecteurs sur la Belgique en 2015 et sur les Pays-Bas en 2019. À cette dernière occasion, une vingtaine de poètes firent le voyage et le Nederlands Letterenfonds coédita une anthologie pour les présenter au public. Pandémie oblige, il m’est difficile de dire aujourd’hui si cet événement a eu de véritables retombées, outre les traductions et dossiers parus en amont chez des éditeurs désireux de proposer quelque chose en lien avec le pays à l’honneur.
Quoi qu’il en soit, la nature même du monde de la poésie, cet univers éditorial parallèle où les passerelles vers les grands médias sont rares (simple exemple: le Magazine littéraire, mensuel récemment disparu, consacrait au mieux une page à la poésie contemporaine), ne permet guère d’espérer un succès de librairie; les poètes traduits du néerlandais deviennent au mieux des poet’s poets en France, lus et reconnus avant tout par leurs pairs.
C’est peut-être ce qui explique, si je me limite à mon expérience personnelle, que les deux plus grands succès parmi les traductions de poésie que j’ai publiées sont des poètes relativement abstraits et hermétiques (malgré un langage très simple): F. van Dixhoorn et Hans Faverey (1933-1990). Quand je parle de succès, cela ne veut pas dire que les chiffres de vente aient été très importants (cela reste de la poésie!), mais que ces recueils ont connu un bon accueil critique. La plus belle surprise fut sans doute qu’une jeune metteuse en scène décida, après sa lecture du recueil de Van Dixhoorn, d’en faire une adaptation théâtrale.
Qui traduire?
De manière plus générale, je crois qu’il faut qu’un auteur résonne avec quelque chose au sein de la littérature française: que ce soit avec un auteur, un genre ou un système référentiel. Ainsi, la poésie de K. Schippers (1936-2021), ironique, ludique et drôle, rappelle certains procédés de l’Oulipo ou encore d’un poète comme Jean-Michel Espitallier, et son sens de l’humour est bien compris en France. Son livre sur Marcel Duchamp en revanche, qui mêle document et fiction dans une quête personnelle pleine d’imagination, est trop inclassable et il faudrait que Schippers soit un auteur (re)connu pour qu’un éditeur français prenne le risque de le publier.
Autre exemple personnel, pour lequel la résonance ne fut apparemment pas au rendez-vous et qui est sans doute ma plus grande déception: j’ai traduit un magnifique recueil d’histoires d’A. Alberts (1911-1995), Îles, qui malgré des critiques positives s’est très mal vendu. Il semblerait, d’après l’éditeur, que les lecteurs français n’aiment pas les recueils d’histoires …
La traduction «parfaite», outre ses qualités intrinsèques, doit donc posséder des atomes crochus qui lui permettent de venir se raccrocher à la littérature française, sans pour autant être la copie conforme de quelque chose qui «s’y fait» déjà. Idéalement, il faut en outre que l’auteur soit vivant et prêt à assurer tournées promotionnelles, entretiens et lectures. C’est la raison pour laquelle, à mon grand regret car beaucoup de mes auteurs préférés sont morts, les classiques n’ont pas trop la cote auprès des éditeurs.
Que faudrait-il donc traduire en français? Elle est longue, la liste des livres que je rêve de voir exister en français pour pouvoir les partager avec mes amis francophones, que je rêve de traduire aussi, car en tant que traductrice l’acte de traduire me procure un plaisir au moins aussi grand que celui de la lecture et du partage.
Dans les Plats Pays, nous n’avons pas de poétique que les brumes du Nord, nous n’avons pas de prosaïque que les marchés au fromage, nous avons une littérature qui mérite de s’exporter au même titre que Rubens et Rembrandt
Éditeurs qui lisez ceci, voici quelques suggestions pêle-mêle: les grands romans (naturalistes, historiques ou symbolistes) de Louis Couperus (1863-1923), la prose serrée et fantastique de Ferdinand Bordewijk (1884-1965), les œuvres des Curaciens Boeli van Leeuwen (1922-2007) et Tip Marugg (1923-2006), imprégnées d’influences magico-réalistes latines, la poésie d’Anneke Brassinga, virtuose, irrévérencieuse et mêlant ironie et mélancolie profonde, ou encore les graphic novels de la jeune poète et graphiste flamande Lies Van Gasse où texte et image se complètent.
J’en passe et des meilleurs, cela va de soi. Dans les Plats Pays, nous n’avons pas de poétique que les brumes du Nord, nous n’avons pas de prosaïque que les marchés au fromage, nous avons une littérature qui mérite de s’exporter au même titre que Rubens et Rembrandt.