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La vie d’un OVNI: l’identité complexe d’une auteure de bande dessinée à Bruxelles

Par Judith Vanistendael, traduit par Thomas Lecloux
18 octobre 2021 6 min. temps de lecture Passerelles entre francophonie et néerlandophonie

L’auteure de bande dessinée Judith Vanistendael aime à se plonger dans la culture de la BD française. Dans la capitale belge, elle est en contact quotidien avec la francophonie. Pourtant, l’influence de la culture francophone sur son identité reste limitée.

Je suis créatrice de livres. À la fois dessinatrice et narratrice, je suis tantôt l’une, tantôt l’autre, souvent les deux. Quelques jours avant que je ne rédige ces lignes, mon dernier opus est né, fruit d’une collaboration avec le scénariste francophone Zidrou.

La Baleine bibliothèque
est publié en coproduction aux éditions Le Lombard et Oogachtend. L’album est ainsi sorti simultanément en français et en néerlandais en librairie.

Zidrou est scénariste francophone, moi dessinatrice néerlandophone. Tous deux nous sommes bruxellois et parlons les deux langues. Plus belges que nous, vous ne trouverez pas. Nous manions aussi l’un comme l’autre l’espagnol, avec un fort accent andalou: lui vit à Ronda et moi-même j’ai habité Séville dans un lointain passé. Nos conversations ressemblent donc à un cafouillis trilingue duquel émerge – nous l’espérons du moins – une certaine beauté. Je n’ai toutefois conscience de cette situation que lorsque je m’y arrête un instant. Comme lors de la rédaction de ce texte.

L’attrait de la bande dessinée française

Quelle est ma relation à la francophonie? Comme tant de Belges néerlandophones, j’entretiens des liens somme toute restreints avec la culture francophone. Même si j’évolue au quotidien dans un environnement bilingue, ma perspective n’est pas francophone dans l’essence: je ne lis pas de journaux en français, je n’écoute que très occasionnellement France Inter pendant mes vacances, je ne regarde pas la télévision francophone, je n’écoute presque pas de musique en français et lis peu de littérature française…

Mes lectures sont principalement néerlandaises, anglaises et allemandes: Jeroen Olyslaegers, Virginia Woolf, Tom Holland, Julie Zeh. La musique que j’écoute est anglophone. Mon journal est le quotidien flamand De Standaard, mais je lis parfois The Guardian; ma radio est la station flamande Radio 1 et j’écoute parfois la BBC. Des noms comme Caroline Lamarche, Myriam Leroy ou même Lionel Duroy ne me sont pas très familiers.

Cependant, il y a bien une expression culturelle francophone dans laquelle je me plonge entièrement: la culture de la bande dessinée. À mes débuts d’auteure de BD, mes dieux s’appelaient Marjane Satrapi, Manu Larcenet, Dupuis et Berberian. Autant de géants de la bande dessinée française. Satrapi est certes née et a grandi en Iran, et Berberian en Iraq et au Liban, mais je ne les considère pas moins comme plus français que les Français. J’adore les livres de Frmok et de l’Association et je suis une inconditionnelle d’Emmanuel Guibert, d’Étienne Davodeau et de Pascal Rabaté. Le plus grand festival de bande dessinée d’Europe se tient chaque année (dans le froid glacial de février) à Angoulême, où sont décernés les plus prestigieux prix européens du neuvième art. Le Fauve d’or y est l’équivalent de la Palme d’or à Cannes.

La France est tout simplement incontournable pour un auteur de bande dessinée. Même pour les auteurs américains, c’est un pays important. Une quantité inouïe d’albums formidables y paraissent et la bande dessinée y fait figure de branche artistique sérieuse.

Une petite porte dans un grand mur

Il y a quelques années, j’ai été reçue en audience chez le roi aux côtés d’autres artistes belges. J’ai d’abord glissé lamentablement sur le parquet ciré et me suis étalée en beauté devant Leurs Majestés Philippe et Mathilde. Heureusement, nous avons eu une conversation intéressante ensuite. Le couple royal nous a demandé, à nous artistes, de lui présenter un état des lieux des échanges entre les cultures néerlandophone et francophone en Belgique. Cet exercice m’a forcée à réfléchir à ce grand mur linguistique qui existe dans mon pays.

Nous n’organisons pas de festival littéraire commun, par exemple. Anvers avait encore sa Foire du Livre à l’époque et Bruxelles possède toujours la sienne aujourd’hui. Quelques tentatives existent bel et bien, comme le Flirt flamand de Flanders Literature, l’organe d’appui à la littérature flamande à l’étranger… mais les deux mondes restent séparés. La Belgique compte ainsi deux cursus académiques de niveau master en bande dessinée, tous deux donnés à Bruxelles: en néerlandais à la Luca School of Arts ou LUCA et en français à «Saint-Luc». Les étudiants de l’une peuvent partir en séjour Erasmus dans l’autre et vice versa. Quand on sait qu’Erasmus est un programme d’échange européen destiné à offrir aux étudiants une expérience à l’étranger, on se rend mieux compte de la hauteur dudit mur.

Il y a cohabitation avec l’étranger dans ma capitale. J’ai moi-même découpé une petite porte dans la muraille en publiant directement en français, mais le fait reste rare et exige une détermination considérable.

Un puzzle complexe

C’est tout de même étonnant: je parle français pendant des journées entières avec tous ceux qui m’entourent, je travaille en grande partie en français, mais je vis pour l’essentiel dans un univers culturel néerlandophone et anglophone. Quand je parle de livres ou d’art avec un auteur francophone, c’est la confusion babylonienne. Nos cadres de référence sont radicalement différents. Et les cadres de référence donnent accès à un sens plus riche: en évoquant un texte, on introduit un univers plus vaste dans la conversation.

Bruxelles est officiellement une ville bilingue, mais une grande partie des conversations y sont menées en français, y compris dans des contextes où le bilinguisme devrait être garanti. Comme le disent les francophones dans ces cas-là: vous êtes un OVNI.

Récemment, j’ai parlé du roman Trouble de l’écrivain flamand Jeroen Olyslaegers à une libraire de Lyon1. Nous discutions de l’ambivalence des agissements humains et j’ai cité ce livre en exemple – elle ne le connaissait ni d’Ève ni d’Adam. Comme je n’avais pas d’exemple de roman comparable en français, la conversation a bifurqué vers autre chose. Je dédicaçais dans sa librairie, je parle couramment sa langue, et pourtant nous vivons dans deux mondes distincts.

Bruxelles est officiellement une ville bilingue, mais une grande partie des conversations y sont menées en français, y compris dans des contextes où le bilinguisme devrait être garanti. Comme le disent les francophones dans ces cas-là: vous êtes un OVNI.

Dépourvue d’une identité strictement définie et délimitée, je ressens dans ma chair les Identités meurtrières d’Amin Maalouf. Celui-ci écrit que rien ne nous déboussole tant que la perturbation du lien que nous entretenons avec notre langue maternelle.

Dans mon enfance, le boulanger du coin m’a renvoyée chez moi sans pain parce que je ne parlais pas français. Plus tard, j’ai eu de la peine à être servie en néerlandais au guichet de la maison communale – la situation s’est heureusement améliorée de ce côté-là.

Mais il faut dire aussi ceci: à l’école primaire bruxelloise de mes enfants, une même classe comptait onze langues maternelles différentes et les enfants n’avaient pas le droit de les parler avec leurs frères et sœurs, car dans une école néerlandophone il fallait parler néerlandais. Où commence et où prend fin l’identité dans de telles situations complexes? Bruxelles est, après Dubaï, la ville la plus diverse au monde. Comment y façonne-t-on son identité?

J’entends certains Belges francophones se plaindre d’un appauvrissement dans mon pays: les Flamands ne regardent plus par-delà la frontière linguistique mais lui tournent le dos. Leur regard se porte vers l’Angleterre et les États-Unis, et non plus comme autrefois vers la sphère culturelle francophone. Mais beaucoup de Belges francophones tournent aussi le dos à la frontière linguistique, rivés qu’ils sont sur la France. D’ailleurs, est-ce là un appauvrissement ou un simple changement?

Je pense que la réalité n’est pas univoque. La mienne, en tout cas, est un enchevêtrement, une multiplicité d’identités, un rassemblement d’influences formant un puzzle complexe dont la francophonie constitue une pièce, certes petite, mais elle-même pleine de richesse et de variété.

1) Titre original: «Wil». La traduction française, signée Françoise Antoine, a paru aux éditions Stock de Paris en 2019 (voir «Septentrion», XLV, n° 4, 2016, p. 81-84).
Judith Vanistendael

Judith Vanistendael

auteure de BD

© photo: D. Titeca

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